Un gala de charité. Lieu de rencontre par excellence de tout le gratin de Shreveport. Un endroit où tous les pompeux riches de la ville se rejoignent pour se lorgner, se faire de faux sourires, poser des questions indiscrètes pour mieux médire de l’autre, lieu de convoitise, de jalousie, d’apparat incessant pour être désigné comme étant celui ayant le mieux réussi. Et le pire de tous est celui ayant organisé l’événement : celui qui donne un gros chèque “pour la bonne cause”. Le bal des hypocrites, en somme.
J’espérais pouvoir passer à travers les mailles du filet malgré les nombreuses relances de mes collègues. J’entends encore leurs voix agaçantes dans ma tête.
“Tu sais Irial, un chèque d’un montant si haut pour notre hôpital, ça va grandement nous changer la vie, tu devrais venir pour remercier !” Remercier
qui ? Qu’est-ce que cette personne a bien pu faire dans ma vie pour que j’eusse, subitement, l’envie, le besoin même, de le rencontrer à un événement que j’exècre pour le remercier ? Je ne lui dois rien, ni mon statut, ni mon salaire, ni même
“les nombreuses autres vies qu’on pourra sauver”. Rien. Je me fiche de tout ce beau monde et savoir qu’on pourra en sauver plus quand j’espérais en tuer me chiffonne grandement. Alors je me contentais de hausser les épaules, expliquant que j’étais fatigué, que je ne voulais pas foirer mon sommeil pour mener au mieux mes opérations du lendemain.
C’était sans compter le directeur qui, se prenant pour un ami de longue date, passa son bras autour de mes épaules pour m’inviter joyeusement à la fête.
“Mais t’en fais pas, je mettrai Turner sur les opérations du lendemain, comme ça tu pourras t’amuser avec nous ! Puis t’es la star de l’hôpital en ce moment, grâce à tes doigts magiques, il faut absolument que tu viennes. On va s’éclater !” C’est donc malgré moi que je dusse aller à cette satané fête.
***
Je regardais sans cesse ma montre depuis que j’étais arrivé. Le temps était presque figé. Je ne cessais de trépigner debout, impatient et grimaud, désireux d’en finir rapidement. Pour essayer de passer le temps, j’examinais ce spectacle vivant comme une curiosité tout à fait extraordinaire. Une sorte de
freak show : qui sera le plus ridicule et le plus vu ? Des dindes, partout, qui ne cessaient de glousser aux blagues qui ne font pas rire, des hommes bombants exagérément leur torse comme le ferait un gorille pour montrer sa supériorité, des vieux croulants lorgnant sur des femmes superficielles, des épouses outrées mais silencieuses, n’attendant que de rentrer pour une énième dispute qui se reproduirait à chaque sortie.
Mon verre dansait entre mes doigts affublés de gants blancs, faisant rouler le liquide entre les parois de ce dernier. Qui pouvait boire un truc aussi immonde ? Mon vieux bon whiskey me manquait, boire cette pisse était une torture à chaque gorgée.
Mon directeur venait parfois me présenter à quelques personnes, comme si j’étais le dernier trophée qu’il avait acquis. Je serrai des mains en souriant, montrant mon plus beau visage à des gens dont je ne me souviendrai pas dans quelques heures. Qu’ai-je fait pour subir un moment pareil ?
Est-ce que je pose vraiment la question ?... C’est au bout d’une heure de présentation et de discussions ennuyantes que je finis par retrouver un peu de tranquillité. Je me servais encore de cette pisse qui avait l’avantage d’occuper mes mains. Je ne pouvais même pas me rassurer en me disant que dans quelques heures, je serai saoul, puisque malheureusement, le métabolisme dont m’a doté mon père me permet d’être incroyablement résistant à l’alcool. Peut-être que mon corps souffrait tellement d’être ici qu’il me ferait une petite fleur ?
C’est en apportant mon verre à mes lèvres que je vis une femme accompagnée de sa basse-cour, se dirigeant droit vers moi, accrochée au bras de mon directeur. A mesure qu’ils s’approchaient, le bruit était de plus en plus fort et je savais que ce genre d’animation finirait par me sortir de mes gongs. Sans même prendre une gorgé, je reposais mon verre, boutonna l’un des boutons de la veste de mon smoking, réajusta mon nœud papillon, passa une main sur mes cheveux pour les remettre en place et partis pour ne pas avoir affaire à eux.
C’était sans compter mon idiot de patron, qui, de son ton le plus enjoué, chanta mon prénom pour que je me retourne :
“Iriaaaal” ! J’avais envie de lui peler le moindre centimètre carré de sa peau pour laisser sa chair au contact de l’air : une douce souffrance, beaucoup trop douce pour ce connard. Est-ce que je l’ignore ?
“Irial, hey ! Je sais que tu m’as vu !” Je lâche le plus grand des soupirs avant de me retourner avec un sourire Pepsodent :
“On ne peut même plus aller fumer une cigarette, ici ? Tu sais comme j’ai besoin de ma nicotine, n’est-ce pas ?” C'est plus une menace qu'une question, mais elle ne lui fait ni chaud, ni froid. Le vieux pervers a les yeux qui pétillent. Je ne suis plus son trophée, désormais, je ne suis qu’un prétexte, un prétexte pour celle qui se trouve à son bras.
Je pose alors mes yeux sur elle et j’ai l’impression de voir une toile comme jamais je n’en avais vu auparavant. Belle serait un mot trop faible pour décrire cette jeune femme et ce charisme... Comment est-il possible d’être si attirante ? Mes yeux ne pouvant plus se détacher d’elle, je la lorgne comme on le ferait pour choisir la meilleure jument du lot. Sans gêne, sans remord, de haut en bas, pour ensuite lentement remonter jusqu’à ses yeux. Comment ai-je fait pour ne pas la remarquer plus tôt ? Les secondes défilent sans que je ne puisse dire quoi que ce soit. Elle vaut la peine d’avoir enduré toute cette peine, ne serait-ce que pour ces quelques secondes passées à l’admirer.
Le raclement de gorge du directeur de l’hôpital me ramène sur terre : c’est en tournant ma tête vers lui – difficilement – que l’enchantement disparaît. Et là, le choc est immense : comment un cœur si vide comme le mien a pu, l’espace d’un instant, être rempli de tant d’émotions ? Quel est ce maléfice perfide qu’elle a bien pu me jeter ?
“Je te présente Anna Janowski, une avocate de notre charmante ville. Elle vient d’ouvrir son cabinet !” Je souris poliment, retenant les informations qu’il m’offre sur un plateau. Voilà enfin qu’il sert à quelque chose. Mais je vois dans son regard qu’il regrette d’être venu avec elle. Il a vu que je l’avais détaillée comme si j’allais la dévorer et il n’est pas content, il aimerait qu’elle soit son dessert
à lui.
“Mme Janowski, je vous présente Irial Ga... Gan...” Je lève les yeux au ciel face à cet homme pathétique et en profite pour regarder, d’un simple coup d’œil, les gens qui accompagnent cette femme. L’un d’eux serait-il un arcaniste qui ferait je ne sais quoi pour m’avoir ? Ou bien est-ce que c’est ce mythe dont les gens parlent et qu’ils appellent le coup de foudre ? Impossible. Pas ça.
J’entends toujours mon directeur se dépatouiller avec mon nom de famille et finis par tendre la main vers la demoiselle :
“Irial Gancanagh. Des mois que je travaille pour lui et il ne sait toujours pas dire mon nom.” Nos regards se croisent et le manège reprend de plus belle. Comment fait-elle pour que je la trouve à ce point charmante ? Mon regard se pose alors sur le bras de mon patron, bras qu’il lui tend toujours et qui me rend subitement de mauvais poil. J’aimerais la lui enlever pour qu’elle me prenne le mien et qu’elle reste à mes côtés toute la soirée. Quelle horreur, quel monstre suis-je devenu ? Je détache mes yeux pour regarder ailleurs et retrouve mes esprits. Je me sens subitement pris au piège, incapable de comprendre ce qui se passe, mais ma curiosité s’éveille alors pour prendre le dessus. De tout ce
freak show, j’avais trouvé la plus grande des bizarreries : Anna Janowski.
(c) AMIANTE