Do I terrify you Or do you feel alive? / FT Eoghan Underwood

Juin 2021.

À trop fouiller dans ses souvenirs…
À l’arrière de sa boutique fermée, un sorcier rouge tournait les pages d’anciens grimoires. Ce qui n’était apparu initialement que comme un accident, le besoin de piocher dans la masse infinie de savoirs pour récolter une information précise, s’était changé en une quête inassouvie, qui durait maintenant depuis plusieurs heures. Juché sur l’un des hauts tabourets de son laboratoire, les deux coudes appuyés sur la table, ses poings fermés soutenaient sa mâchoire, tandis que ses yeux allaient et venaient, lentement, suivant inexorablement le cours des lignes tracées plus de quatre ans auparavant. Alors, c’était la grande époque, songea-t-il en souriant. Les grandes pérégrinations avec Yago Mustafaï, le tutoiement de deux personnalités à l’opposé. Les premiers conflits, les premières grandes conversations. Eros et Thanatos, condamnés à se chercher puis à se trouver, chacun situés aux deux extrémités de la balance de la vie. Il considérait avec une pudeur émue la naïveté qu’il trouvait alors à cet arcaniste culotté, suffisamment pour se croire capable de côtoyer un immortel sans dommage. Il tombait sur des fragments de pensée, çà et là, de la même manière qu’il les avait toujours consigné dans les moments de doute comme dans la nécessité de fixer définitivement quelque part, sur le papier, ce qui pourrait servir à celui ou celle qui hériterait de ses carnets cryptés. Quelques croquis, patiemment esquissés avec une méthode éprouvée depuis des lustres – il lui avait toujours été compliqué de se concentrer suffisamment longtemps pour rendre ses esquisses satisfaisantes – venaient agrémenter ce témoignage constant de leurs aventures incroyables.

Il s’estimait heureux, cependant. Il avait réussi à échapper aux griffes de l’esprit mauvais hantant l’île du bayou, celle-là même qui avait abrité l’Ouroboros toujours bien planqué dans sa table de chevet. Il n’avait jamais pu se résoudre à en exploiter la force, pas maintenant. C’était comme s’il pressentait l’erreur d’un emploi précipité. Quelques années, ce n’était rien. Ces années n’étaient pas perdues pour autant. Elles continuaient d’amasser, de conforter au creux de l’objet rituel, l’énergie de son nouveau porteur. Un jour, peut-être, l’artefact lui serait d’une utilité inestimable. Mais ce jour n’était pas encore arrivé. Entretemps, il avait cessé d’entendre la sorcière noire, vivant toujours au travers de l’arbre, de la terre souillée, des corbeaux hurleurs. Depuis un moment maintenant, elle avait arrêté de l’accabler, de trouver la faille de ses doutes pour y pénétrer. Quelque chose d’autre s’était chargé de le corrompre, et il en venait presque à regretter cette vieille vipère qui avait bien failli le vider de ses forces. C’était de là que tout était parti. Il avait réalisé que sa télépathie pouvait conduire à autre chose qu’à un simple contact entre Éveillés ou au pillage d’un cerveau humain ou CESS trop vulnérable. Il pouvait détourner l’emploi de son don acquis, lui trouver des dizaines d’autres branches, s’il travaillait ses capacités comme n’importe quel sorcier se devait de le faire, corps et âme, et ce tout au long de son existence.
C’était là qu’il s’était mis dans la tête de parler avec ceux qui se tiennent coi, mais n’en pensent peut-être pas moins. Pendant des mois et des mois, il avait multiplié les tentatives d’interactions avec des reptiles. Les siens, mais pas seulement. Il avait travaillé patiemment à la mise en place d’un protocole qui ne relevait d’aucun appui ni support extérieur. Ce processus, long et minutieux, venait de lui et de personne d’autre. Si la pratique des potions restait forcément un art transversal, un savoir dont les bases étaient connues et partagées par un certain nombre de ses semblables, il n’en était pas de même pour les travaux qui deviendraient forcément les plus personnels de son parcours de maître des arcanes. Il ne s’en était même pas ouvert à ses propres disciples : ni la médium de Los Angeles, ni Morgane Wuntherson n’avaient partagé sa vision sur le sujet. Seule Jill Keyman savait. Deuxième mentor, mère de substitution, partageant avec lui la beauté d’une autre Rougeoyante, plus retorse et disciplinée que la sienne, elle avait émis un jugement aussi hâtif que définitif, et pourtant juste : folie, audace, talent. Un encouragement qui ne l’avait que conforté dans cette voie unique. Il ne s’était pas contenté uniquement de ses pythons regius en raison d’une peur, d’une influence que les bestioles auraient pu absorber, à vivre une partie du temps entre ces murs imprégnés de magie. C’était pour cette raison que, suivant là une règle fondamentalement liée aux traditions chamaniques, il s’était infligé à lui-même une haute désensibilisation au venin des cottonmouths afin de pouvoir les manipuler sans crainte d'une morsure empoisonnée. Variant les plaisirs, les niveaux de difficulté, il s’assurait par la même occasion d’une objectivité plus efficace, venant de créatures sauvages et peu enclines à côtoyer les hommes. Il avait souffert, transpiré, son corps luttant via la sudation contre les toxines mauvaises qu’il s’était injecté à lui-même. Lentement, mais sûrement, il avait appris à visualiser l’intellect de ces animaux, si différent de celui des bipèdes.

Il avait fallu des nuits entières, parfois vautré sur le sol frais de son laboratoire. Un, deux, plusieurs rampants s’emmêlant entre ses bras et ses jambes, pour qu’il commence à entrevoir la portée d’un potentiel faramineux. Il suffisait de trouver la bonne clef. Celle qui s’insérerait en douceur pour nouer les prémisses d’une communication laborieuse. Cela ne fut pas sans mal. Il ne s’agissait pas de les blesser, de les heurter, voire de les traumatiser. De la même manière que leur différence de taille physique aurait pu occasionner des dommages irréversibles sur leur enveloppe charnelle, l’arcaniste ne tenait pas à les érafler de son influence télépathique capable de les tuer, s’il ne la modérait pas. C’était ainsi qu’il s’était débarrassé des corbeaux, sur l'île, agissant alors dans une impulsion désordonnée et brouillonne. Il avait bousillé la matière grise de nombreux volatiles, les assommant, les sonnant simplement, voire les écrasant de l’intérieur, et c’était avec un étonnement à la hauteur de cette vision désarmante qu’il avait vu les corps noirs et plumeux tomber à leurs pieds, lorsqu’ils n’étaient pas non plus fauchés et projetés plus loin par la vélocité furieuse de Yago. Il n’avait jamais réessayé avec eux, depuis. Il s’en voulait, à présent. Quelques mois plus tôt, un tel savoir lui aurait été plus qu’utile. Ce manque leur avait coûté un temps déplorable dans la recherche d’Aliénor, alors disparue. S’il avait pu interroger les corbeaux…

Doucement, il se redressa, le dos légèrement endolori d’être resté dans la même position un moment. Massant sa nuque, il songea à ses progrès avec ses amis reptiles. Il parvenait à les entendre, à les comprendre de mieux en mieux, et pensait à son tour réussir à leur faire passer des messages, ordres déguisés en demandes polies, en promesses toujours liées à leur bien-être, à la chaleur, à un repas alléchant à venir. Tout cela restait fragile, et lui demandait une somme d’énergie qu’il n’avait pas toujours en réserve. Toutefois, il savait qu’il pouvait se sentir fier d’avoir franchi un palier important dans sa quête de connaissances. Si les serpents pouvaient faire des espions de choix, ils étaient moins facilement utilisables que d’autres bestioles, et les corbeaux lui revenaient alors sans cesse au premier plan. Pourquoi eux et pas des piafs plus aisés à mater ? Pour leur intelligence, justement. Il éprouvait le besoin d’avancer un pion supplémentaire, d’effectuer une tentative avec des incarnations aussi sacrées que les pythons et leur symbolique chtonienne. Et puis, peut-être y voyait-il une façon de régler ses comptes avec cette partie de l’histoire.

Il s’en était toujours voulu, d’avoir tué les corbeaux.
Sans avoir jamais ressenti une connexion aussi solide qu’avec les bêtes à écailles, il ne pouvait nier l’attrait qu’effectuait toujours sur lui la proximité des grandes ailes noires, des yeux d’onyx luisant de malice et de mille secrets, vénérés depuis l’origine du monde.

Ce fut peut-être pour toutes ces raisons, qu’Eoghan Underwood croisa précisément le chemin de Kaidan Archos ce soir-là, bien planqué derrière son habit de nuit. Remontant l’avenue du Downtown, les bras laissés nus grâce à la chaleur estivale, et les mains enfoncées dans les poches d’un jean sombre, il avait relevé la tête, machinalement, et aperçu l’oiseau perché sur une branche. Seul. L’homme sourit un peu, et jeta un coup d’œil à droite comme à gauche, avant de se reculer, dos au mur, entre deux enseignes. Pour ne pas attirer l’attention, il s’alluma une cigarette, veillant, en une curieuse précaution, à expirer la fumée ailleurs qu’en direction de l’arbre. Il était hors de question d’incommoder le corbeau avec l’odeur âcre du tabac. Il se contenta pendant un moment de l’observer, toujours amusé par la façon dont le bec fouaillait son plumage, et veilla progressivement à effacer toute stimulation extérieure. Bientôt, il n’entendit plus la rumeur du trafic, les bouts de conversations provenant des passants, la musique diffusée par un bar un peu plus loin. Il n’y avait plus que lui et l’oiseau. Tout en fumant, apaisé par la nicotine, il porta ses antennes en direction de la créature, sans se douter de l’identité de sa « victime » désignée. Son esprit chercha aussitôt à cerner doucement le crâne du corvidé. En douceur. Il repéra aussitôt l’enchevêtrement complexe qui ne se laisserait pas amadouer aisément. Il en était là de son analyse, cherchant un creux potentiel, une béance dont il pourrait élargir les lèvres pour s’y faufiler, quand soudain…

Alors, si tu peux me comprendre…
Fous-moi la paix.

Il sursauta, sa concentration chancelant un instant. Il perdit aussitôt de sa posture alanguie, et se redressa, les paupières battant une ou deux fois, comme pour être sûr d’avoir bien intégré ce qu’il venait de percevoir. Il se sentait parfaitement con à fixer ainsi le corbeau, qui lui renvoyait une mine qu’il pouvait parfaitement imaginer comme outrée. Il n’avait pas entendu les mots tels que son cerveau les intellectualisait, il le savait. Mais le message était clair. Parfaitement clair. Il ne sut pas très bien quoi faire, tout d’abord, peinant à croire à un exploit aussi rapide. Son débit cardiaque augmenta en intensité, et alors il se jeta à l’eau, n’hésitant plus.

« Toi, tu me comprends… ? Si oui tu vois bien que je suis pas là pour te faire du mal. »

Ne surtout pas laisser la mort des corbeaux de l’île parasiter ses pensées et contaminer les images pacifistes dont il enrobait ses paroles silencieuses, qu’il s’efforçait de présenter à son étrange interlocuteur. Il employait la même technique qu’avec les serpents : paix, absence d’hostilité, respect. Autant de notions simples et rassurantes pour les muets du monde, ou, du moins, qui n’entendaient rien au langage des humains, probablement trop bruyants à leur goût. Il tenta même, séduit par l’expérience, quel qu’en soit le résultat.

« J’peux te filer quelque chose à manger, si tu veux. On peut même s’éloigner un peu de là, si t’as peur que d’autres oiseaux rappliquent. »

Oh, s’il te plaît, ne t’envole pas. Il tira doucement sur le filtre de sa cigarette, sans cesser de fixer l’oiseau, fasciné.

« T’aimes pas les humains ? »

Trop expressif (si l’on pouvait qualifier d’expressif le croassement outré qui résonna au-dessus de lui).
Trop intelligent.
Ce n’était définitivement pas un corbeau normal. Et pourtant, rien ne laissait présager qu’il puisse s’agir de quelque chose d’autre. Trop focalisé sur la forme absolument confondante de l’animal, il ne songea ni à un garou, ni à autre chose. Du moins, pas tout de suite. L’hypothèse commençait tout de suite à émerger, encore brumeuse, étayée par rien. Il ne savait pas ce qu’il aurait préféré : s’adresser à une véritable créature de la Nature habitée par une conscience quasi-surnaturelle, ou à un change-forme en bonne et due forme. Presque tristement banal. Non, se corrigea-t-il aussitôt. Il n’y avait rien de banal, chez eux. Il conservait la même fascination que pendant son enfance, bercé par des récits de toutes sortes : malédictions, punitions de la part d’arcanistes furieux et vengeurs, pièges tendus par les monstres, les dieux et les démons. Ces héros-là avaient toujours su s’attirer sa totale sympathie. Peut-être était-ce la raison pour laquelle Astaad Sayegh avait su le convaincre de lui tendre la main, même persuadé qu’elle ne lui rendrait qu’une jumelle ingrate. Sa forme reptilienne avait néanmoins composé, irréfutablement, l’argument le plus probant de tous.

L’échange de regard entre l’homme et le corbeau conservait probablement un potentiel comique dont il ne pouvait s’apercevoir. Un groupe de filles, ralenties dans leur marche sur le trottoir, dut se scinder pour contourner Eoghan, lui pas décidé à bouger d’un pouce. Leur étonnement mâtiné d’un mépris à peine curieux ne l’effleura même pas. Il persistait à fixer l’oiseau, tout en battant parfois des cils ou dérobant très rapidement ses coups d’œil. Il ignorait si les rapports de dominance fonctionnaient avec ces oiseaux-là comme avec les félins et les canidés, et préférait éviter de le défier par une manière de le dévisager trop inconvenante. Il ne comptait pas prendre le risque de le vexer davantage, lui qui perturbait visiblement un planning chargé. Un sourire effila la commissure de ses lèvres. Il ne put s’empêcher de se demander ce qui pouvait bien figurer sur le planning d’un corbeau comme celui-ci. L’étendue de sa méconnaissance ne l’effrayait pas. Au contraire, il ne demandait qu’à en apprendre davantage. Il n’y avait ni heure, ni jour pour engranger plus de savoir, pour quelqu’un dans son genre.

Tout en même temps, il ne cessa pas de promulguer son message inconscient.  
Douceur.
Intérêt.
Nourriture.
Sécurité.  
Voilà les quatre piliers sur lesquels il souhaitait asseoir cette dominance qui n’en était pas. Il était prêt à moduler sa propre volonté, si cela pouvait rassurer le volatile visiblement encore méfiant. Et comment le lui reprocher ? En tant que sorcier dépendant lui aussi en grande partie des forces de la Terre, l’état de la planète le consternait presque autant que ces métamorphes dont il ne savait rien ou presque. Sa brève rencontre avec Inna ne lui avait jamais permis de répondre aux questions que leur rencontre fracassante avait suscité. En outre, il serait probablement tombé des nues s’il avait su que la bestiole avec qui il tentait maintenant d’établir un contact durable faisait partie de la même famille.

Le corbeau descendit d’un étage, et le palpitant de l’arcaniste bondit, plein d’espoir. Il avait de plus en plus de mal à dissimuler l’amitié que réveillait ce compagnon nocturne. Finalement, c’était la nuit idéale pour croiser leurs esprits. L’expérience le séduisait bien plus que l’opportunité de retourner profiter d’un entourage plus humain.

…si … veux pas de mal … pia…, devrait … norme, qu’est-ce … veux ?

Il frémit d’autant plus, et la chair de ses bras nus fut parcourue d’un frisson qui rendit sa peau granuleuse. S’il ne pouvait toujours pas découper clairement la phrase en un ensemble de sujet, verbe et complément, le ressenti était clair comme de l’eau de roche. Il usait de la même méthode, veillant à travailler ses formulations, cette projection ectoplasmique qu’il voulait voir se transformer en un code tout aussi fluide pour son interlocuteur. Ses hésitations en devenaient ses pires ennemis, mais il préféra les laisser aller pour ne pas donner l’impression de grimer son discours.

« Wow, euh… Tu m’prends de court. »

Qu’est-ce que ça pouvait bien bouffer, un corbeau ? Ah oui, ça lui revenait. Boursicoteur, les cadavres de petits animaux comme les plus grosses carcasses devaient ravir ce sire au manteau noir. Il ne possédait rien de tel en stock qui ne soit pas actuellement au congélateur dans les frigos du Crawling Life. Pas l’idéal, donc. Proposer de lui ouvrir le premier container de poubelles venu ne serait, par ailleurs, pas du tout l’image qu’il se faisait d’une proposition honnête. Et honnête, il voulait l'être. Il lui demanda alors sans fards : « Qu’est-ce que tu veux manger ? J’peux sans doute trouver quelque chose qui te convienne sans trop d’mal. Ici, ou ailleurs. On peut bouger. » Il tira une dernière fois sur sa cigarette, extirpa la pochette qui lui servait toujours de cendrier portatif, et y planqua le mégot, plutôt que de le jeter sur le trottoir ou la chaussée, destination la rivière. En attendant, le corbeau s’approcha encore, revenu à sa hauteur. Le sorcier se tourna dans sa direction et s’approcha, non sans avoir vérité qu’encore une fois, personne ne remarquerait son manège au point de le prendre pour un fou furieux. Enfouissant ses mains dans ses poches, son épaule s’appuya contre le mur, contemplant la créature avec toujours la même aménité.

« Si t’aimes pas les humains, j’crois que j’peux le comprendre. Moi non plus, j’aime pas tout le temps les humains, pour être honnête avec toi. Enfin. J’suis sélectif, on dira. » Il se retint de plaisanter en pointant du doigt l’appétence des corneilles et autres comparses pour la viande faisandée et les moribonds en train de pourrir au soleil sur la chaussée. Ça ne lui semblait pas beaucoup plus appétissant que le fast-food, ça. Mais pas question de l’offenser. « Des humains t’ont déjà fait du mal ? »

Le sorcier attendait. Il n’était pas pressé. Rien ne l’obligeait à se hâter vers une destination ou une autre. Il était bien, à profiter de la nuit tiède, brève interlude en ce début d’été caniculaire. Il observait le plumage élégant, et constata qu’aucun excès de poussière, qu’aucune vermine ne paraissait grouiller entre les pennages aux reflets brillants. Le raffinement à son paroxysme. Tandis qu’il continuait de s’interroger sur la nature extraordinaire de la créature, il en vint à émettre l’hypothèse qu’il s’agissait sûrement d’un corbeau apprivoisé, ou anciennement apprivoisé et ayant retrouvé sa liberté. Était-ce cela qui facilitait le contact avec le télépathe ? Cette expérience avait-elle eu de quoi éloigner pour toujours l’animal de la compagnie des hommes ?

Sushi. J’raffole des sushis.

L’arcaniste se figea, décontenancé. Depuis quand les corbacs mangeaient-ils des trucs pareils ? Cela aussi, l’aidait à pousser un argument de plus en faveur de la théorie de plus en plus prégnante dans son esprit. Des sushis. Corbeau de luxe, songea-t-il avec un sourire hésitant à l’intention de l’oiseau. Ce dernier bondit, et il eut à peine le temps de sortir sa main de sa poche que, déjà, les griffes pointues s’enfonçaient dans la chair de son avant-bras, le faisant tressaillir. Ses lèvres s’entrouvrirent de surprise, tandis qu’il observait la bestiole remonter sans hâte, comme pour prendre son temps. Partagé entre la stupéfaction et un enthousiasme de gosse, il ne fit rien pour perturber sa progression. Il grimaçait parfois, lorsqu’une pointe un peu trop perçante à son goût menaçait une veine affleurant la surface de sa peau, et craignit un instant pour le tatouage qui ornait le derme, près du pli du coude. Il demeura intact, et le sorcier put soupirer de soulagement lorsqu’enfin la manche de son t-shirt le protégea un peu mieux de l’inquisition volatile. Il se retrouva presque nez à bec avec lui, et ne détourna pas le regard, percevant parfaitement le message. La menace.

Je t’arrache ta belle gueule si tu essaies quoi que ce soit d’idiot.

Ça, ça n'avait pas grand-chose d'animal.
Le jugement de valeur, l’analyse de ses traits en termes d’esthétique… ce qui aurait pu passer pour une réplique comme une autre alluma une étincelle d’intérêt supplémentaire, pour lui. Ce n’était définitivement pas un corbeau ordinaire. Ce qui ne lui donna que plus envie d’éclaircir ce mystère. Il décida de procéder avec tact, afin de ne pas briser trop tôt l’entente qui pourrait peut-être s’établir entre eux deux. Il s’amusa plutôt de son attitude, retint un rire en le voyant gonfler ses plumes comme un rustaud désireux d’impressionner son adversaire, et inclina légèrement son visage en un consentement respectueux et explicite.

« Très bien. Faisons comme ça, alors. »

Enfouissant de nouveau ses paumes dans ses poches, il reprit sa route là où il s’était arrêté, remontant la longue avenue parcourant le Dowtown d’un bout à l’autre. Sur son passage, il ne manqua pas d’attirer l’attention de nombreux passants : tour à tour amusés, incrédules ou méfiants en voyant l’oiseau juché sur son épaule. Il remercia en silence le nombre de vidéos débiles tournant sur Tik Tok, Youtube et autres réseaux qui avaient depuis longtemps prouvé la domesticité éventuelle des corbeaux. Malgré tout, il ressentait une forme de gêne qui venait gâcher le plaisir secret que lui procurait cette étrange compagnie ; en constatant l’insistance de certains coups d’œil, il pria de tout son cœur pour ne pas être considéré d’office comme un arcaniste ou un marginal tout aussi inquiétant. Il n’avait pas pour habitude d’afficher sa vraie nature, et sa discrétion risquait d’être compromise, si un taré ou un autre décidait de l’estampiller jeteur de sorts. Pour autant, il conserva une attitude nonchalante pour ne pas se trahir, et réfléchit plutôt à la dernière remarque de l’oiseau, dont il appréciait curieusement le poids léger tout près de lui.

« Tu as raison. »

Il ne propulsa aucune réflexion trop étayée. Moins parce qu’il s’agissait d’une forme animale que parce qu’il n’y avait rien à rétorquer ni à argumenter. Il ne s'attarda pas outre-mesure sur le boulevard, et entreprit de commander une barquette de sushis, avant de s’enfoncer dans les ruelles vrillant le centre-ville. Il avait l’intention de couper court en regagnant le plus rapidement possible son commerce et en limitant ainsi le nombre de personnes croisées, locaux ou touristes. Machinalement, il sortit un rouleau de riz couvert de saumon, le disposant à plat sur sa paume pour mieux le tendre vers le bec opaque.

« Tu n’es pas vraiment un corbeau, n’est-ce pas ? » Un sourire indubitable luisait au travers de ses pensées. « Es-tu un garou ? Un familier ? Un envoyé ? »

Il finit par s’arrêter, en pleine rue, accompagné par les odeurs de cuisine s’échappant de l’arrière-cour d’un restaurant. Se tenant suffisamment à l’écart des fumerolles de vapeur pour ne pas en être incommodé, il appréciait le parfum d’épices douces qui se répandait dans l’air. Il apportait avec lui tout son lot de souvenirs, bons ou mauvais, ancrant un peu plus l’homme à son environnement de toujours. L’étrange compagnie dont il profitait ne rendait l’instant que plus agréable, à ses yeux. Attendri, il frémissait parfois, lorsque le bec se plantait trop vivement dans le creux de sa paume aux lignes marqués par le labeur et l’expérience des lames. Il n’aurait pas procédé différemment, s’il s’était agi de nourrir ses propres reptiles. Bien qu’indubitablement bipède, espèce nantie faisant partie des exploitants de la terre jusqu’au point d’en détruire ses ressources, il était aussi sorcier. Sa connexion avec les créatures du vivant existait, plus ténue que celle peuplant l’âme des pratiquants du blanc, mais bien réelle tout de même. Il était indubitablement un urbain, mais chacune de ses nombreuses expéditions dans le South le confortait dans ce soulagement qu’il éprouvait, chaque fois qu’il pouvait respirer dans l’atmosphère moins ensuquée, mais tout aussi humide, des bayous. Attentif, il veillait ainsi à alimenter régulièrement l’oiseau, jusqu’à ce que son appétit se soit tari.

Kouak ? T’es pas sérieux là ?

Cette fois, ce fut plus fort que lui. Au risque d’importuner cet étrange hôte qui monopolisait son attention, il éclata de rire, détournant la tête pour limiter l’incursion sonore au tympan du corbeau. Entendre une réflexion pareille depuis l’esprit bizarroïde de la bestiole était la limite de ce que son sérieux pouvait encore encaisser.

Pas mal, Manipulateur des forces de la Nature. Pas mal du tout, mais… je suis mieux.

Il reprit son sérieux, aussitôt renforcé dans sa quête de vérité par ces paroles sibyllines. En outre, le titre lui plaisait, dut-il s’avouer. S’il n’avait jamais réellement tiré une fierté excessive de ses capacités et de sa nature d’Éveillé, il lui paraissait discerner, dans le flou artistique de leur communication approximative, une forme de considération, à défaut de parler de respect, pour les êtres dans son genre. Peut-être se trompait-il ; en tout cas, l’appellation était honorable, et il lui aurait paru stupide de ne pas la prendre pour ce qu’elle était : le tutoiement et la découverte de deux créatures échappant de toute évidence à toute règle de normalité, qui prévalait encore pré-Révélation. Lentement, il reprit sa marche, ce afin de ne pas perturber trop grandement le repas du corbeau qui poursuivait sa besogne, entre deux démonstrations pour exhiber son plumage d’ébène aux reflets bleutés, ou dorés, selon l’éclairage près duquel ils passaient. En attendant, il continuait de cogiter, cherchant la réponse à l’énigme amusante que représentait le corvidé.

« Tu es mieux qu’un garou… mieux qu’un familier et mieux qu’un envoyé… Hum… »

Il leva le nez vers les cieux dégagés, mais les étoiles se montraient bien avares, faute à la pollution lumineuse qui se dégageait de Shreveport avec toujours plus de constance, les années passant. « Tu es une sorte de change-forme, de toute évidence… Tu n’as pas l’air d’être seulement un oiseau. » Il fustigeait son manque de savoir en la matière. S’il pouvait désormais se targuer de disposer de plusieurs connaissances fort utiles en matière de vampires, il n’en était toujours pas de même pour les victimes de malédiction, les hybrides et autres adeptes à se changer en animaux. Même Hena lui était toujours restée mystérieuse. Sa mère ne lui avait pas donné davantage d’explications, et lui-même n’avait jamais eu le courage d’aller extirper des réponses depuis la caboche dure comme de la pierre de la Texane. « Allez, aide-moi un peu… Donne-moi d’autres indices, ou… Mieux. Parle-moi de toi. »

Il sourit en songeant au mépris qu’il paraissait éprouver vis-à-vis des humains. « Parle-moi encore de tes expériences avec les humains. Ou même… avec les autres manipulateurs, comme moi. Tu as l’air de les craindre, tous, et pourtant, tu n’es pas si farouche que ça. »

Il n’aurait réellement su expliquer ce qui avait déclenché l’agacement ou le mécontentement de l’oiseau. Il le sentit s’envoler presque avant de le voir, et le regard du sorcier resta attaché aussi longtemps que possible à la créature, partie se confondre dans les ombres bordant la ruelle. Il s’étonna, avant de se sentir presque soulagé à le voir revenir, piquer vers lui. Par réflexe, il baissa légèrement la tête, éprouvant le courant d’air palpable bouleversant ses mèches tout aussi noires, pour mieux s’arrêter net, lorsque le corbeau se posa devant lui sur le sol. Déboussolé, Eoghan demeura à son écoute, continuant de travailler afin de maintenir un lien mental aussi ténu que possible pour ne pas le bouleverser, tout en restant connecté à lui, à ces pensées disparates qu’il devait sans cesse continuer de traduire, ce afin de transformer ce langage rudimentaire en mots à peu près compréhensibles pour lui. Il décolla une seconde fois, et les sourcils de l’arcaniste se froncèrent légèrement. Il se demanda ce qu’il avait bien pu faire ou dire pour générer une telle agitation. Tout en gardant sa nuque arquée, il décida, pensif, de porter un bout de riz couvert de saumon à ses lèvres. Tant qu’à faire, autant profiter du repas entamé et inachevé de la créature.

« Je ne connais et n’ai connu que peu de change-formes. Je connais les garous, et ça s’arrête à peu près à ça. » Il haussa les épaules, ne ressentant pas le besoin de s’en excuser. Humble, il ne ressentait qu’une frustration de bonne guerre à ne pas disposer de toutes les connaissances dont il aurait voulu se faire le garant et protecteur. Il était encore jeune, et avait beaucoup à apprendre sur le chemin des arcanes. Pendant qu’il mangeait, il réfléchit à cette insistance, cette haine viscérale que semblait porter la créature aux cowans, voire jusqu’aux jeteurs de sorts dans son genre, au vu de la remarque qu’il planta entre eux deux, presque sur un ton accusateur. Eoghan pencha légèrement la tête sur le côté, et un sourire léger retroussa la commissure de ses lèvres.

« Oui, c’est vrai. C’est ce que racontent de nombreux grimoires. De mémoire de mes ancêtres, parmi mes aïeules, aucune n’a pratiqué ce genre de choses. Ce qui ne veut pas dire qu’elles n’en ont pas entendu parler, bien sûr. »

Ses lectures, là encore modestes sur le sujet, lui permirent de rebondir avec plus ou moins d’assurance : « Je sais que les nôtres peuvent maudire, en réduire certains à adopter des formes hybrides ou animales. Mais je sais aussi en effet que cette histoire de familiers n’est pas qu’un mythe. La puissance, on la trouve dans de nombreux réceptacles, tu sais, souvent plus facile à obtenir, même. En tout cas, si c’est ce qui t’inquiète, ce n’était pas le plan de ma soirée, que de trouver un piaf avec qui tenter ce genre de choses. » Il avait appuyé délibérément sur le terme péjoratif, le nimbant toutefois d’une aura plus affectueuse que réellement agressive ou méprisant. Il se surprenait à trouver plaisant et caustique le sale caractère du corbeau. Il se sentait comme ces héros, confrontés à une figure mythologique, à un animal envoyé par les dieux pour distribuer un message que le protagoniste aurait eu bien tort de ne pas écouter. Sa lucidité lui disait que cette rencontre n’avait probablement pas grand-chose à voir avec ses dieux tutélaires, mais il appréciait l’exercice, lui permettant de pratiquer sa télépathie via un interlocuteur particulièrement original.

« N’aie pas peur de moi. Même si je le voulais, au moment où je te parle, je serais incapable de te piéger de cette façon. Il faudrait que je travaille un peu sur la méthode, avant. Et puis en pleine rue, comme ça, ce serait un peu cavalier, tu ne crois pas ? » Il ricana. Il aurait eu l’air malin, à se trimballer en permanence avec un corbeau sur l’épaule, de toute façon. Il piocha un autre bout de sushis, qu’il laissa cette fois au creux de sa paume, la maintenant ouverte au cas où il voudrait revenir s’en saisir.

« Je m’appelle Eoghan. Est-ce que j’ai le droit de connaître ton nom ? Promis, ce n’est pas pour l’utiliser à mauvais escient. Mais tu me rends curieux. »

Ce qui était loin d’être un mensonge. Patient, le sorcier resta planté là, éprouvant un sentiment presque agréable, à espérer un retour favorable de l’oiseau.

Il avait acquiescé, à la suggestion de l’oiseau, agréablement surpris. Peu d’Américains faisaient le lien entre son prénom et ses origines ancestrales. Curieusement, le fait que lui en particulier ait réussi à se montrer clairvoyant, dans ces circonstances, procura un sentiment de plaisir immédiat pour le sorcier. Puis, il avait laissé échapper un rire. Il était heureux de ne pas avoir une « tronche de Kevin », de Kyle et autre Doyle. Eoghan lui convenait bien. Ce prénom constituait une part immense de son identité, de ce qu’il était en tant qu’individu à part entière, et ce jusqu’à l’ironie amère que révélait le sens gaëlique de son patronyme. Il décida de ne pas se mettre à la hauteur du corbeau, trouvant important de demeurer debout, de ne pas s’agenouiller devant une créature dont il n’était finalement pas tout à fait sûr des intentions. Rester debout, c’était assurer une part de dignité, et se présenter, malgré le paradoxe, en parfait égal par rapport à lui.

« Beaucoup de choses me rendent curieux te concernant… Et pour ce qui est des piafs qui bouffent des sushis, on n’est vraiment plus à ça près dans cette ville, tu crois pas ? » L’échange changeait d’humeur. De méfiant, presque craintif, de provocant à profiteur, voilà que leur conversation se parait d’un voile différent au point qu'il lui faisait désormais confiance. Il se sentait presque devenir complice de lui. Comme s'ils étaient deux êtres parfaitement au fait de la nature probablement douteuse de l’interlocuteur en face, sans empêcher les minutes de s’étirer pour autant. De même, il avait ainsi arqué un sourcil méprisant à sa question : non, jamais il ne se serait penché au-dessus de cette littérature qui ne valait même pas qu’on s’en serve de torche-cul.

« Ne bouge pas… »

L’arcaniste obéit. Il s’étonna de voir le corvidé s’éloigner de son pas léger et bondissant, dans l’ombre. Il le perdit de vue, et se retourna par réflexe, ce afin de vérifier que la ruelle était toujours déserte, et le resterait au moins pour les prochaines minutes. Comme le suggérait son vis-à-vis, le télépathe décida de conserver le lien qui les maintenait unis. Il perçut aussitôt que quelque chose se tramait, dans ses méninges. Le fil tissé entre eux deux était fin. Très fin et élastique, mais solide. Il ressemblait à un cheveu dont on pourrait éprouver sans difficulté la tension, la résistance, si l’on s’était amusé à attraper les deux extrémités pour le tirer comme la corde d’une guitare, s’amusant de voir dans cette attache singulière une telle force contenue. Il fronça les sourcils, éprouvant un simulacre de douleur, qui n’en était pas vraiment une. Il dut se battre pour conserver cette ceinture surnaturelle, sans comprendre d’abord ce qui l’affectait de cette manière. Ce ne pouvait pas être la distance : l’oiseau ne s’était pas éloigné tant que ça. Alors quoi ? Eoghan plongea tête la première, et se laissa absorber par les flux de sa propre magie, comme il l’aurait fait pour tenter de voir sous l’eau. Il crut plus d’une fois qu’il ne parviendrait pas à tenir le fil en place. Ces quelques secondes parurent durer une éternité. L’identité de la créature changeait. L’esprit auquel il était connecté ne devint ni plus complexe, ni plus simplet. Mais les synapses avaient modifié leurs couleurs. La caboche de l’autre devenait moins froide. Il y avait plus de chaleur, oui, dans le contact qui s’établissait entre eux désormais, tout en conservant une part d’inconnu. Resté le même, mais différent. Le jeune homme ne s’aperçut même pas qu’il avait fermé les yeux entretemps, ce pour donner toutes ses chances à sa concentration de ne pas faire voler en éclat le lien. Il s’accrochait, tenait bon, luttant contre les bourrasques de cette évolution-énigme qui manqua plus d’une fois de lui faire lâcher la barquette de plastique qu’il avait toujours au creux de sa main.

Il sursauta, lorsqu’une pression légère contre sa jambe lui fit rouvrir les paupières et aussitôt baisser la tête vers… Un chat ?

Ses prunelles s’agrandirent, lorsqu’il comprit. Le fil vacilla une dernière fois, mais le sorcier puisa dans sa technique pour travailler aussitôt à consolider les bases de l’écheveau. Eut-il tenté de communiquer avec l’animal sous sa forme féline en premier lieu qu’il n’y serait probablement pas arrivé. Mais leur dialogue préexistant, s’étalant tout du long de leur marche, lui avait permis de disposer d’une base qu’il n’avait plus qu’à renforcer. La réponse qui résonna sous son crâne n’était pas aussi claire et pure qu’il l’aurait voulu, néanmoins, elle ne laissa aucun doute.

« Kaidan. Je me prénomme Kaidan. »

Cette fois, il n’y tint plus. Le Louisianais se baissa, s’agenouillant avec une grande prudence pour se faire, et déposa la barquette contenant les derniers sushis sur le sol, au cas où le chat souhaiterait s’en régaler pour leur faire un sort. « Enchanté, Kaidan… C’est un beau nom. » Il s’amusa de la coïncidence voulant que les syllabes de leurs prénoms créent une rime, un écho jumeau, et lointain à la fois. En outre, si Eoghan avait toujours éprouvé un grand respect pour les corbeaux et autres corneilles, il adorait les chats. Il se trouvait lui-même un peu ridicule de perpétrer cette sorte de cliché entourant les jeteurs de sort, mais c’était plus fort que lui. Il vénérait les reptiles, affectionnait les chiens, adorait les chats, et appréciait toujours de se trouver en compagnie d’autres représentants du vivants, faune ou flore. Ses phalanges s’étendirent, et flattèrent avec une surprenante délicatesse l’échine du chat, son sourire s’accroissant au contact de la douceur du poil.

« Dis donc… tu dois en faire craquer, des filles, avec un pelage pareil... »

Il secoua la tête, attendri. Shreveport n'en finissait pas de le surprendre, au gré des rencontres qu'il avait effectué dans nombre de ses districts.

« Tu vis pas loin d'ici...? Tu voulais te dégourdir les ailes, ce soir ? »

Le contact était bien plus aisé sous cette forme. Le corbeau propageait son aura individuelle, celle d’un animal n’ayant pas pour habitude de se montrer si amical avec les humains. Facilement apprivoisable, peut-être, mais tout de même. Eoghan ne s’était jamais amusé à essayer d’en toucher un auparavant. Ces dernières années lui avaient davantage appris à s’en méfier, et nombre de ses cauchemars avaient été peuplés d’ailes à la couleur d’ébène, d’un ramage d’onyx qui lui avait rappelé les alliés surnaturels de la sorcière des bayous affrontée des lustres auparavant. Le chat, lui, était différent. Il ne pouvait que sourire en le voyant se frotter à ses phalanges comme n’importe quel félin lambda. N’eût été l’étrange conversation qui continuait de se dérouler en pensée entre eux deux, personne n’aurait pu soupçonner que le matou était autre chose qu’un gros minet en quête d’un peu de nourriture, de réconfort aussi nécessaire que temporaire et capricieux, qui s’apprêtait à retourner voguer dans les ruelles miteuses et les toits les plus accessibles. Il ne ressentit aucune difficulté à le voir donc déposer son odeur et ses phéromones sur son jean, au contraire. Il se sentait presque flatté, comme toujours lorsqu’une telle bestiole choisissait son élu humain, même pour une poignée de minutes. Il réussit presque à oublier pendant quelques secondes qu’il ne s’agissait justement pas d’un chat ordinaire. Toujours avec prudence et respect pour l’animal, l’arcaniste entreprit de le gratouiller sous le menton, endroit qu’il connaissait comme éminemment sensible en répondant à l'invitation tacite. Les réponses de Kaidan firent rire largement, en revanche, l’humain qui n’était pas empêché par sa forme physique.

À son tour, il ne manifesta aucune surprise particulière, lorsqu’il décela la présence olfactive de Gatsby sur ses vêtements.

« Mon chat s’en remettra, je pense. Il ne devrait pas trop m’en vouloir, quand je rentrerai… » Et ce n’était certainement pas ce qui l’empêchait de continuer de parcourir la fourrure duveteuse de la créature. Il s’efforçait de ne pas réfléchir aux réelles conséquences de ce qu’il faisait. Il était en train de caresser une chose capable de devenir un bipède, comme lui. Evidemment qu’il se sentit curieux de savoir à quoi il ressemblait.

« Non, je ne veux pas ton adresse… Sauf si tu te sens de me la donner, ou au moins de m’indiquer le quartier dans lequel tu vis. Ce n’est pas une information dont j’ai besoin à tout prix. Je me demandais surtout quelle tête tu avais, sous forme humaine. Si tu pouvais te décrire, comment ce serait ? » Il ne voulait pas profiter de sa suprématie mentale sur lui pour aller fouiller dans son crâne à la recherche d’une image aperçue dans un reflet de miroir. Il s’agissait non seulement pour lui de respecter son crédo habituel en évitant de piller le sanctuaire de Kaidan, mais également de préserver une sorte de suspense qui n’était pas désagréable. « Enfin, à t’entendre et vu le ton que tu prends… Tu ne dois pas être moche à regarder, c’est ça ? » Quel salopard, songea-t-il. Il devait en tomber, des femmes ouvertes d’esprit – surtout dans cette ville. Il imaginait parfaitement le fantasme inutile de nombre de ces grognasses qui s’imaginaient trouver leur prince charmant sous la forme d’une ravissante peluche miaulant à l’envi et ronronnant sur leur ventre ou leur dos pendant la nuit. La Révélation n’avait fait qu’encourager les délires de celles qu’il comparait parfois aisément à toutes les tarées qui écrivaient aux serial killers enfermés en prison, espérant devenir leur confidente au pire, leur amoureuse au mieux.  

« Je ne me perds jamais, à Shreveport. C’est ma ville. J’la connais par cœur. Et toi ? Pour un change-forme, le milieu urbain ça ne semble pas très indiqué, non ? » Il omit soigneusement de se pencher sur le double-sens peut-être volontaire de Kaidan, concernant son errance. Était-il perdu ? Sûrement un peu, oui. Rien de très agréable, comme constat, ce qui ne le rendit pas plus amer pour autant, tandis qu’il continuait de le flatter plus ou moins fort, selon les parties de son corps.

« Je travaille au centre-ville. J’ai un commerce qui y est implanté. Et quand je ne travaille pas, j’ai des quartiers dans mon arrière-boutique. C’est là que je travaille mes sorts, mes enchantements et mes potions… J’aime bien. Ça me permet de faire la distinction avec mon chez-moi, qui se trouve plutôt du côté de Stoner Hill. Et le Downtown reste bien plus agréable, parfois, pour se dégourdir les jambes quand j’ai la flemme de prendre la voiture… » Si quelqu’un le voyait raconter sa vie à un chat, il aurait encore l’air malin. Heureusement, personne ne s’était aventuré à venir troubler leur tranquillité. Il soupira, étouffant un bâillement. Il se faisait tard, et la journée avait été longue. « Tu as besoin que je te ramène quelque part ? »