Kingdom of Heaven • Orihime

Date d'inscription : 09/06/2017

Inferi

1er décembre 2021.

C’était avant.
Avant le nouveau raz-de-marée venu submerger Shreveport.
Il s’agissait de ces moments précieux ; les derniers. Ceux que la mémoire évoquera, pour parler de ce calme avant une tempête que personne n’avait vu venir.

Le sorcier aurait-il pu prévoir la course des événements à venir ? Peut-être.
Si Jill Keyman avait tiré ses cartes.
Si elle avait eu la présence d’esprit d’avertir les membres de l’Irae, et Circé elle-même.
S’il avait écouté l’instinct susurrant que la paix s’étalait depuis trop longtemps pour ne pas anticiper un revers à la hauteur.

Un peu sans trop y croire, Eoghan Underwood franchissait les frontières invisibles, mais étonnamment bien palpables, de Pinecrest Village. Sans se sentir complètement persona non grata dans cet environnement fait pour les nantis, il devait bien reconnaître que de tous les territoires de la ville, celui-ci lui demeurait le moins familier. Il contemplait avec une curiosité presque naïve la taille des villas, malgré leur ressemblance parfois dérangeante. Tout semblait lisse. Propret. Parfait. Il comprit une fois de plus que la vision du monde de tout un chacun dépendait largement du bout de territoire que ses congénères parvenaient à louer ou acheter, dans le coin. Pouvait-on avoir le même point de vue sur la Révélation, sur la faim dans le monde, sur les crises économiques successives, lorsqu’on vivait à Pinecrest que lorsqu’on végétait dans Stoner Hill ? S’il s’estimait largement satisfait de son sort, chanceux et capable de faire fructifier ses ressources, la précarité généralisée frappant la Louisiane depuis plus d’un siècle lui sautait au visage en permanence. Sous les roues du pick-up, même les voies bien entretenues du quartier ne pouvaient rien, face à la qualité aléatoire du goudron peu à peu dépiauté par les averses, les ouragans, le manque d’entretien, le peu de financement alloué à la voirie. Habitué à se faire bringuebaler sur des routes bien plus dégradées, il ne remarquait qu’à peine les quelques secousses engendrées par son trajet. Tout ce qui comptait, c’était que le matériel qu’il charriait à l’arrière ne prenne pas d’à coups plus que nécessaires.

S’il avait été d’un naturel confiant et optimiste, l’arcaniste aurait pu planer sur un petit nuage. Depuis deux mois, il avait décroché un contrat en or. Le genre de collaboration qui ne se refuse pas. Aidé par le bouche à oreille, par ses relations avec quelques employés du Downtown récemment recrutés dans l’hôtel de luxe d’Orihime Hasegawa, son audace avait payé : proposant ses services pour l’aménagement intérieur d’un palace dans lequel il n’aurait même pas pu s’offrir une nuit dans l'un de ses cagibis. La réponse s’était fait attendre, et la surprise, elle, avait été d’autant plus grande que l’entreprise s'était couronnée de succès. Il en avait fait profiter l’un de ses partenaires commerciaux, jouant la carte du réseau qui avait été la clef de sa réussite, depuis maintenant plus d’une dizaine d’années. Les étrangers et leurs stratégies d’expansion commerciale étaient bien l’un des rares avantages à les voir monopoliser Shreveport. L’activité revenue à la hausse, la croissance affichant des chiffres réconfortants, il profitait comme ses alter-ego d’un ruissellement financier prometteur sur la durée.
Quant à ce qui justifiait sa présence à Pinecrest Village…
Il entendait encore Micah, et sa réaction lorsqu’il lui avait annoncé : « T’es au courant qu’ça ressemble au début d’un mauvais porno, ton truc ? » Tout en repensant à la saillie, il se mordit la langue, exactement comme il l’avait fait face à son ami d’enfance. « Non mais t’es grave. »
« Attends, elle est Japonaise et pétée de thune. Et elle te demande de venir chez elle pour... quoi, déjà ? »
« Pour lui installer un vivarium. »
« Comme par hasard ! »
« Bah quoi ? Ça veut dire que chaque client potentiel à qui j’ai vendu des bestioles c’était la potentialité d’me retrouver sur Pornhub, c’est ça que t’insinues ? »
« Mais pas du tout ! Mais là tu vas chez elle ! À Pinecrest ! Et si tu m’dis qu’elle est à la tête de l’hôtel en plus, non mais faut vraiment qu’j’te fasse un dessin, ou quoi ?! »

Il n’avait pas perdu son temps à essayer de le convaincre. Amusé plus qu’autre chose, il ne faisait cependant plus vraiment le malin au moment de franchir le portail d’entrée de ce qui s’apparentait être un véritable cocon aménagé selon la personnalité de l’occupante. Il dut montrer patte blanche, et ce ne fut qu’une fois garé devant la bâtisse engageant de vastes espaces intérieurs qu’il entraperçut le jardin aménagé à l’arrière. Tout respirait le luxe tranquille, le bon goût assumé, la sérénité – peut-être uniquement de façade. À aucun moment on ne lui promit qu’il rencontrerait celle qui le payait aujourd’hui. Il ne s’en formalisa pas. Il était là pour travailler, pas pour taper la discut’ ni pour confirmer les fantasmes débiles de Micah.

Introduit dans l’une des pièces à vivre, il se sentit d’abord un peu perdu parmi ce décor épuré, assez froid, dénué de touches trop expansives. Rien n’aurait pu trahir l’identité de la propriétaire des lieux, hormis ce parfum d’Extrême-Orient qui planait dans l’air, renforcé par ce qu’il avait vu au-dehors, et les panneaux de séparation qu’il reconnaissait pour les avoir déjà contemplé dans quelques fictions de sa connaissance. Il n’était pas à l’aise, dans un environnement pareil. Il préférait les aménagements typiques et locaux : le bois, les bibelots. Malgré son propre séjour laissant lui aussi libre court à une circulation aisée, il suffisait de faire quelques pas dans son appartement pour déceler l’essence significative d’Eoghan ; derrière chaque détail. Il se demanda si le compte en banque d’Orihime y était pour quelque chose, dans cette volonté de ne pas afficher plus que nécessaire. Les magnats agissaient-ils tous de même, pour se protéger des regards inquisiteurs ?

Pendant toute la durée de son intervention, il perdit la notion du temps, effectuant quelques allées et venues, depuis son véhicule jusqu’à l’intérieur, ne croisant qu’une seule employée, en plus de l’homme qui lui avait ouvert l’accès principal. Le calme lui était propice pour travailler, tout en apportant une vague source de gêne. Il avait l’impression que personne ne vivait pour de bon, dans cette maison. Il avait du mal à imaginer la réception d’amis, de la musique se répandre entre les murs, une existence quotidienne et lambda. De la même façon qu’il n’avait que peu croisé Orihime, chacune de leurs brèves rencontres ne lui avaient inspiré qu’une attitude réservée, rendu toujours taiseux par la proximité des géants financiers. Salâh lui avait laissé la même impression… bien que les origines de son trouble aient été légèrement différentes et véritablement explicables, elles.

Il était en train de se demander s’il repartirait sans avoir croisé le visage de la Japonaise, quand le sorcier extirpa enfin d’un sac opaque le boa constrictor pour lequel il venait de terminer l’installation. C’était un morphing unique, hypomélanistique et dont le tempérament placide ne manquerait pas de s’accorder à la perfection avec sa nouvelle demeure. Comme avec celle qui y habitait.

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Louisiana Burning

Date d'inscription : 30/05/2023

Orihime aime les reptiles. C’est le cas depuis longtemps. Ils dégagent une fascinante sorte d’énergie tranquille. Patients mais pas placides, immobiles mais pas indolents. Les prédateurs parfaits, capables d’attendre leur proie des heures sans gaspiller d’énergie dans des gesticulations inutiles. Là où les fauves et les canidés font grand bruit, les serpents et les crocodiles guettent en silence. Ils saisissent leur moment et tuent, impitoyables, puis s’en retournent à leur tanière. L’engeance aime penser qu’elle tient plus du reptile que du lion. Elle louvoie dans les marais et les hautes herbes de Shreveport, prête à jaillir quand son heure viendra.

Longue métaphore pour justifier qu’elle a eu envie d’égayer son intérieur avec un spécimen rare. Le propriétaire de Crawling life est déjà l’auteur d’une installation qui fait tout son effet dans le hall de l’hôtel. La riche clientèle ne sait rester indifférente à l’exotisme d’un immense vivarium et de ses plantes amazoniennes, qui les accueillent une fois la porte passée. Tous les établissements sont capables de fournir des lits et des petits-déjeuners ; il faut chercher la petite touche en plus pour fidéliser les voyageurs.

Orihime termine tout juste une longue réunion en visioconférence avec son expert-comptable. Elle se masse les yeux et allume une cigarette qu’elle savoure avec lenteur. Les chiffres sont bons, les résultats de l’année sont meilleurs que ceux de 2020. L’implantation à Shreveport peut donc commencer à porter le nom de petit succès. Elle écrase finalement le mégot dans son cendrier et quitte son petit bureau. C’est là qu’elle croise l’employée de maison, qui s’incline poliment en guise de salutation.

- Madame. Le… l’ouvrier, pour le vivarium, est encore là, l’informe-t-elle en japonais.
- Oh, oui, monsieur Underwoord. Merci Tanako. Préparez du thé et du café, je vous prie.

Nouvelle révérence de la jeune femme qui s’en va pour accomplir sa tâche. L’engeance prend la direction d’un de ses salons, où sa nouvelle acquisition doit avoir été installée. La pièce qu'elle favorise pour ses rencontres privées ou ses pauses lectures. Elle est aussi épurée et froide que les autres, les paravents occultants la vue des baies vitrées lui conférant un quelque chose de feutré. Les talons de ses bottines annoncent son approche, de telle sorte qu’elle n’a pas besoin d'interpeler son invité pour qu’il se retourne.

- Bonjour, monsieur Underwood. J’étais en réunion, pardonnez-moi de ne venir que maintenant. J’espère que vous n’avez pas eu de mal à trouver vos repères ?!

La question est en partie rhétorique, considérant qu’il a l’air d’avoir pratiquement terminé. Dans le vivarium neuf ondule lentement un boa aux écailles claires marbrées de taches caramel. Il évalue son environnement, son regard reptilien croise brièvement les prunelles sombres d’Orihime.

- Il est magnifique, rien de moins que ce qu’elle avait commandé, vous m’en parlez un peu ?

D’où vient, comment s’en occuper, quelles sont les précautions à prendre… elle a un sincère intérêt pour son nouveau colocataire. D’autant que contrairement à l’hôtel, elle ne fera probablement pas aussi souvent appel au professionnel pour s’en occuper. Un sourire de façade, poli, étire ses lèvres fines.

- Peut-être avec un thé ou un café ? Si vous n’avez pas d’autres rendez-vous, bien sûr.

Peut-être aura-t-elle enfin l’occasion de creuser un peu sous la surface.

Date d'inscription : 09/06/2017

Inferi

On aurait pu entendre une mouche tousser, dans la maison. Les seuls sons qu’il percevait, résidaient en ses propres mouvements, claquements du plastique au moment de fermer le terrarium, roulement imperceptible du moteur distillant une température acceptable pour la créature enfermée dans l’immense cage de verre. Sa propriétaire s’était montrée généreuse, louant un matériel non seulement de qualité, mais dont la superficie offrirait à son occupant un espace on ne peut plus confortable. Il se recula d’un pas, contenté, posant les mains sur ses hanches en balayant l’ensemble du décorum. Il espérait que « la dame » serait satisfaite. Et pas uniquement pour des raisons pécuniaires. Il aimait qu’un contrat soit honoré en bonne et due forme, et s’attachait tout particulièrement à la satisfaction de ses clients : le nerf de la guerre du commerce, n’avaient jamais cessé de lui répéter ses propres parents. Il avait vu Sylia, d’une rigidité à faire peur, savoir plier l’échine face à des femmes qu’elle abhorrait, mais dont les dollars réguliers faisaient vivre son pressing. Il avait entendu son père lui narrer les secrets capables de faire s’effondrer ou tenir une maison, depuis plus ou moins longtemps implantée. Ces conseils, cette expérience, il les avait faits siens. Eoghan Underwood était bon dans son domaine, mais il était certain que cela ne tenait pas uniquement qu’à sa passion, à ses lectures ni à son désir de succès. Il avait compris depuis longtemps que cet instinct, ce savoir-faire, cette volonté d’aller au bout des choses, étaient tout ce que ses géniteurs lui avaient transmis, par le sang comme par la parole. Il en conçut une certaine fierté, et par-dessus tout : la plénitude comblée par la sensation d’avoir fait du bon boulot.

Le son caractéristique de talons féminins lui fit tourner la tête. Il frissonna en apercevant la maîtresse des lieux. Orihime dégageait une aura qui, pour le coup, n’avait rien à voir avec celles dont il perçait quelquefois les secrets. Son charisme indéniable et sa réussite si jeune avaient de quoi rendre humble ce modeste entrepreneur établi en Louisiane. Il repoussa ses cheveux en arrière d’une main ferme, et adressa un sourire poli à la Japonaise qu’il aurait pu surplomber d’une vingtaine de centimètres, si elle ne s’était pas hissée sur ses bottines. Néanmoins, même sa silhouette menue et ses membres fins n’auraient trompé personne : elle était faite pour diriger.

« Je vous en prie. Je m’attendais à vous rater, potentiellement. Vous devez crouler sous le travail, je ne vous en aurais pas voulu. » Il lui adressa un sourire chaud, le genre de marque qu’il n’adressait pas à tout le monde : à la fois dépourvu de la moindre sensualité, et doté d’un respect on ne peut plus professionnel. De plus, il restait forcément sensible à l’exotisme qu’elle dégageait. Hormis Mei Long, immortelle de son état, et Hay-Lin Blake, New-Yorkaise patentée, il n’avait pas forcément eu l’occasion de croiser d’autres femmes provenant de ces latitudes. Sa curiosité restait donc perpétuellement latente. « Je m’en suis sorti, en tout cas. Rien pour moi, merci. » À cette heure-ci, il aurait préféré une bière, mais il ne ferait pas la fine bouche.

Le sorcier posa sur elle un regard appréciateur. Il aimait le fait qu’elle s’intéresse à l’animal qui vivrait sous son toit. Il en connaissait, des clients intéressés par la « pose » induite par ce genre de bestioles. De quoi pavoiser en société, qu’elle soit haute ou dans la tourbe, et qu’importe si on tentait de filer tout et n’importe quoi à manger au python qu’on s’était acheté. Qu’elle manifeste un intérêt sincère rehaussa un peu plus le portrait qu’il se faisait d’elle. Il se fit un plaisir de l’éclairer. « Je n’avais rien prévu d’autre que de me rendre chez vous. J’ai tout mon temps. Si vous permettez... »

Il l’invita à s’approcher, ne s’écartant lui-même que d’un pas afin de lui permettre de profiter largement de la vue sur sa récente acquisition. « C’est un mâle de presque un an. Constrictor imperator, ils proviennent d’Amérique centrale ou d’Amérique du Sud, c’est selon. Celui-ci devrait finir par atteindre au moins deux mètres trente une fois sa croissance totalement développée, mais attendez-vous à ce qu’il mesure jusqu’à deux mètres cinquante, maximum. Vous voyez les réglages de températures, là ? Pour son bien-être, veillez à conserver une humidité comprise entre 60 et 75%, ainsi qu’une température équivalente à 22-26 degrés en nuit, et entre 24 et 32 degrés la journée. » Il tapota un livret discret posé sur le sommet du terrarium. « Je vous laisse ça. Vous trouverez toutes les informations techniques relatives à l’usage du matériel que vous avez acheté. Sachez en tout cas qu’il est déjà plutôt docile, et qu’il accepte facilement de se laisser manipuler, si vous en éprouvez le besoin. J’insiste pour vous inviter à vous montrer prudente cependant : pensez à le saisir par le ventre, toujours. Jamais par le dos. Les pythons et les boas ont tendance à assimiler les prises par le dessus comme une tentative par des prédateurs de s’emparer d’eux. Nourrissez-le d’un rat tous les dix jours à peu près, avant d’espacer petit à petit la prise de nourriture. Dans quelque temps, un à deux par mois seront plus que suffisants. Oh, et bien sûr, j’ai pris soin de le faire marquer. S’il devait s’évader, vous seriez immédiatement reconnue comme sa propriétaire officielle. » Enfin, il se tut, poussant un soupir en la laissant intégrer toutes ces informations. Il la désigna du menton, geste à la fois cavalier et propre aux hommes du cru, comme à la personnalité même d’Eoghan, et cependant sans vulgarité.

« C’est votre premier ? Je savais que vous aimiez la décoration de l’hôtel, mais j’ai été étonné que vous en réclamiez un pour vous. Vous avez fait un super choix, vraiment. Enfin, je suis pas surpris sur ce point. Vous avez bon goût. Votre affaire, ça a l’air de… Enfin, vous vous êtes développée très vite, j’ai l’impression. »

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L’esquisse discrète d’un sourire sur la pulpe des lèvres, Orihime s’approche pour recevoir les explications du professionnel reptilien. Elle se doute qu’il lui laissera tout ce dont elle a besoin de savoir par écrit et il est par ailleurs probable qu’elle n’ait que peu le temps de s’occuper personnellement de l’animal. Toutefois, elle veut entendre. Si elle voulait une plante verte, elle aurait appelé son jardinier. Le boa est une créature noble, vivante, qu’elle veut sincèrement apprendre à connaître. La yakuza est donc concentrée tandis que s’enchaînent les données : humidité, température, taille, temps de repas, manipulation. Au débit de monsieur Underwood, à son vocabulaire et son timbre aussi, elle capte le passionné. Certes, c’est aussi un business et il est payé pour lui donner satisfaction sur le produit mais… elle baigne dans le « commerce » depuis des années. Elle a l’oreille pour distinguer ceux qui croient de ceux qui se contentent de vendre.

A la fin de la tirade, Orihime n’est pas désarçonnée et hoche légèrement la tête en signe de compréhension. L’employée de maison arrive pendant cette interlude, portant un plateau agrémenté d’une théière fumante, de sucres et de quatre tasses dont deux déjà remplies de café. Le sourire de l’Engeance s’élargit, accueillant les compliments avec une silencieuse humilité. Il sait comment parler, c’est une certitude.

- Je vous en prie, invite-t-elle en désignant la petite table basse sur laquelle la collation a été déposée. Ne sachant pas ce que vous préfériez, j’ai fait préparer thé et café. Arigatô Tanako, termine Orihime à l’attention de la jeune femme qui s’incline et repart. C’est mon premier en effet, tout en parlant, elle s’assoit et se verse une tasse de thé bleu traditionnel, je ne pense pas avoir autant de mérite que vous semblez le penser pour mes affaires : j’ai eu la chance d’avoir l’aide de mon père pour me lancer il y a quelques années, lui-même ayant déjà une certaine réussite. J’ai commencé à New York et n’ai tenté une exportation à Shreveport que parce que les résultats étaient au rendez-vous. Je ne suis pas partie de rien ici, conclut-elle sobrement.

Le breuvage est porté à ses lèvres. Elle souffle doucement sur la surface ambrée de celui-ci et goutte la boisson au goût singulier. Rien à voir avec les infusions aromatisées de grande surface. Les thés préférés des occidentaux sont finalement à leur image : des parfums prononcés, reconnaissables, figuratifs. Tout est dans l’ostentatoire, dans l’évidence, sans aucune subtilité.

- Néanmoins, ça reste énormément de travail comme vous le présumiez justement ; je voulais de la compagnie mais je ne pourrais pas me consacrer à un chien ou un chat. Un reptile m’a paru naturellement plus évident.

Pas de bruit, pas de poils, pas quémandeurs d’affection. Et leur comportement est instinctivement plus proche du sien, elle pourrait faire de longues métaphores sur leur similitude mais ce n’est pas du goût de ce genre de conversation. Elle apprécie Underwood ; non pas parce qu’il sourde une énergie particulière mais, surtout, parce qu’il fait bonne impression. Charisme naturel, belle rhétorique, sourire solaire mais poli. Il ne se formalise pas de son rang ni de son genre, c’est assez rare pour être souligné.

- Et vous alors, pourquoi les aimez-vous ? Ses yeux dévient brièvement vers le boa, signe que c’est de ses confrères dont elle parle. Ce sont des animaux exigeants qui n’ont pas excellente presse auprès du public ; j’imagine qu’il faut un véritable coup de cœur pour s’y consacrer comme vous le faites.

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Inferi

Tout en essayant de ne pas avoir l’air trop emprunté, Eoghan baissa sobrement la tête et accepta la proposition de la jeune femme, prenant place en face d’elle. Il contempla avec circonspection le thé dont le parfum n’était pas totalement gâché par celui du café. Tous deux semblaient d’excellente facture. Il se sentit coincé entre l’envie de ne pas offusquer son hôtesse, et la certitude de n’avoir rien à faire assis-là, dans un cadre comme celui-ci. Tout ce vide… Tout ce vide rendait le sorcier légèrement nerveux. Il avait toujours préféré la profusion intimidante d’un laboratoire rempli de grimoires, de matériel, de bocaux et d’ustensiles, ou l’accumulation modérée de bibelots, de bouquins, de touches personnelles d’un appartement chaleureux. Ici, l’espace lui restait désagréablement froid, si impersonnel qu’il percevait de cette manière plus que par tout le reste le fossé culturel qui le séparait d’elle. Même l’immortelle Mei Long avait choisi de vivre au sein du motel le plus bordélique des environs de Shreveport. Il céda, par peur de mal se faire voir, et se servit une tasse de café sans conviction. Il conserva la tasse entre ses paumes, laissant la chaleur de la céramique se répandre entre ses doigts agréablement.

Le calme qu’elle dégageait se contaminait à lui, toutefois. Il se sentit épris d’une sorte de paix symptomatique d’une fin de journée bien remplie, d’un coup de fatigue n’appelant à rien d’autre qu’à une paresse bienvenue. Néanmoins, il veilla à conserver le dos droit, à ne pas s’avachir sur son siège, et à maintenir une posture ne trahissant pas la rudesse de ses origines. Se confronter à plus fortuné que lui ne le dérangeait pas, mais il redoutait les jugements provenant des sphères supérieures, ayant eu du mal, au cours de sa vie, à échapper complètement à cette crainte de se voir immédiatement catalogué comme un rebut, un inférieur. Il inclina sa nuque une seconde fois, et répondit sur un ton bas, mais clair : « Rares sont ceux qui partent totalement de rien. Ça ne diminue en rien votre audace ou la qualité de votre gestion. »

Lui-même, s’il avait bâti son petit empire personnel à la sueur de son front, avait reçu une aide substantielle, sans laquelle son rêve serait resté une idée de plus dans le tiroir d’un esprit contrarié par un compte en banque en berne. Il évita d’en rajouter, pourtant. Une fois de plus, il ne voulait pas qu’elle se fasse des idées à son sujet, ni qu’elle le croie trop obséquieux, voire hypocrite. Il reposa les yeux sur elle, méditant sur sa question. Ce n’était pas la première fois qu’on la lui formulait. Il sentait cependant que sa réponse serait légèrement différente avec elle : pas sur le fond, mais bien sur la source de ce que lui inspirait cette éternelle interrogation.

J’ai dû être chaman dans une autre vie, s’amusa-t-il en ayant une pensée émue pour la femme-reptile des bayous.
Il puisa en lui, comme s’il ressentait la nécessité de se montrer entièrement honnête dans la mise en mots de ce qui l’avait toujours porté en direction des bêtes à écailles. Entre ses phalanges, la tasse le réchauffait encore.

« L’exigence ne me fait pas peur, je crois. J’ai grandi avec. J’ai vécu avec. Je suppose que j’ai fini par me marier avec, tout naturellement. » Il émit un sourire ressemblant à une excuse, soufflant sur le ton d’une confidence presque malicieuse. « Je n’aime pas vraiment faire comme tout le monde. Le public, comme vous l’appelez… moins je lui ressemble, mieux je me porte. Je ne fais pas confiance au goût des masses. » Il décida enfin de porter la caféine à ses lèvres, qu’il humecta brièvement de la pointe de sa langue. « Vous n’êtes pas la première à me poser la question. Chaque fois que j’y réponds, je ne me sens jamais vraiment satisfait. Tout ce que je peux vous dire, c’est que je me suis senti appelé par eux, depuis mon plus jeune âge. Ce sont des créatures avec lesquelles je me sens bien. C’est facile, avec eux, une fois qu’on a compris leurs besoins. Ils ne sont pas dans le constant besoin d’attention. Et à côté de ça, ils peuvent être d’un très curieux réconfort, et j’apprécie leur présence. »

Dans une autre vie. Dans tant d’autres vies. Le lien avait-il été aussi fort ? Se trouvait-il des indices, parmi ces antériorités, qui pourraient expliquer l’amour presque irrationnel de l’arcaniste envers les ophidiens ? « Je ne suis pas sûr que répondre à des attentes définies par des anonymes soit ma définition de l’épanouissement, en tout cas. Je suis un weirdo. Ça a toujours été comme ça. Ils me plaisent. Je les trouve beaux, tendres à leur manière. Et j’ai appris à leur parler. Tout ce qui m’importe, c’est leur bien-être. Et, peut-être, désencombrer les préjugés à leur sujet, à mon humble mesure. »

Il s’interrompit, afin de ne pas pousser trop loin son discours. Il était intarissable, sur le sujet. Il préféra donc lui renvoyer la balle, et se fit franchement curieux. « New York ne vous manque pas ? C’est un monde qui sépare la ville de Shreveport. Vous devez vous ennuyer ici, comparé à tout ce que vous avez laissé là-haut. »

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- Je vous comprends parfaitement sur ce point, approuve-t-elle en portant sa tasse de thé à ses lèvres.

Celui de ne pas aimer les masses, de vouloir s’en émanciper. Elle n’est pas comme tout le monde, elle est différente. Supérieure. Il y a une forme de solitude d’ailleurs dans cette hégémonie cultivée volontairement. Le lot de tous les souverains, terriblement seuls une fois sur le trône. Ça ne l’a jamais effrayée, peut-être parce qu’elle n’a jamais vraiment été baignée de chaleur. Depuis le décès de sa grand-mère, Orihime n’a plus ressenti la moindre forme de réconfort, y compris venant de son père. C’est probablement ce sentiment de marginalité qui la pousse aussi à affectionner les reptiles.

- J’aime la façon avec laquelle vous en parlez, reconnaît l’Engeance alors qu’Underwoord confie ne pas être satisfait de sa réponse. Je vois ce que vous voulez dire.

Qui est-il ? Ils se ressemblent, d’une certaine façon. Ce n’est pourtant pas un rejeton du Mal, la trentenaire reconnait en lui l’aura des arcanistes. Toutefois, elle doute qu’il soit un banal Éveillé reptilomane. Il y a dans son discours une aisance réfléchie, presque raffinée, et son allure dégage une forme d’humilité ou de sagesse. Peut-être n’est-ce que façade, un jeu de rôle calculé, mais auquel cas, le résultat serait le même : il n’est pas n’importe qui.

- Et les « weirdos » sont intéressants, soulève-t-elle avec un demi-sourire sibyllin et malicieux.

Nouvelle gorgée de thé chaud. L’intérêt lui est retournée, Orihime accepte de se prêter au jeu. Il est bel homme et sa personnalité mérite d’être effeuillée – tout comme son corps d’ailleurs. Ce n’est pas une perte de temps, elle n’a jamais rechigné aux petits plaisirs, y compris ceux d’une simple discussion dans son petit salon.

- Je n’ai jamais été du genre nostalgique. Je regarde devant moi, les objectifs à atteindre et les opportunités à saisir. New York était une étape, Shreveport en est une autre… je ne suis pas une femme qui s’attache, en tout point de vue, bien qu’il n’y ait pas spécialement de sous-entendu dans cette déclaration. Et puis, cette ville a un charme unique je trouve. C’est un endroit passionnant où s’implanter, plein de « défis »… d’un point de vue stratégique, Shreveport est plus stimulante que la Grande Pomme.

Car tout se joue ici. La face du monde vis-à-vis des CESS. En tant que capitale du surnaturelle, la cité de Louisiane prend sur ses épaules une lourdes responsabilités : celle d’être la modèle, sinon la pionnière, en matière d’individus extraordinaires. Mais dans tous les cas, ce n’est pas vraiment ce qui captive Orihime : c’est la bataille de son Père. La course du Grand Jeu dont Scox a pris la tête deux ans auparavant. Elle n’est que l’instrument de l’un des visages du Malin pour rectifier la balance. Pour l’instant en tout cas…

- Et vous, vous n’avez jamais eu envie de migrer ? Ou peut-être l’avez-vous justement fait pour atterrir ici, s’intéresse-t-elle en sirotant son thé.

Date d'inscription : 09/06/2017

Inferi

Il afficha une mine agréablement surprise. La faute à ses éternels complexes, il se demandait toujours comment deux êtres aussi radicalement différents pouvaient se retrouver sur un point commun, un terrain d’entente. Aussi étonnant que cela pouvait lui paraître, le courant semblait bien passer entre eux deux. L’ambiance zen et le feng shui de l’espace y contribuaient sûrement, mais il misait également beaucoup sur le tempérament de la Japonaise, d’une sérénité à toute épreuve. Gérer des millions devait sans doute apprendre à savoir comment contrôler ses nerfs en toutes circonstances. Même lui, qui avait eu à faire aux aléas d’une vie d’entrepreneur, était encore loin de pouvoir se targuer d’une telle maîtrise. Une fois de plus, le terrain culturel n’était sans doute pas innocent non plus, et ce sans vouloir s’enferrer dans un cliché idiot. Le sourire d’Orihime fit naître le sien naturellement, bien qu’il finisse par se dérober à son regard, portant un peu de café à ses lèvres. Il ne l’avait pas souvent aperçu, ce rictus dénotant qu’elle était humaine, et pas uniquement une businesswoman obsédée par ses chiffres. Pas à un seul instant il n’envisagea de consulter sa capacité à lire son aura. Ce qu’il aurait péniblement décrypté lui aurait paru si abscons qu’il en aurait probablement été effrayé. En attendant, il se détendit davantage, éprouvant de moins en moins le sentiment de ne pas être à sa place au point d’en être totalement décalé et mal à l’aise.

Il se demanda si elle communiquait par sous-entendus. Tout échange pouvait constituer en une lecture entre les lignes, cela allait sans dire. Mais la femme devant lui avait reçu une éducation qui laissait la part belle à une certaine subtilité dans les conversations : le genre de celles que lui n’avait eu à affronter que lors de certaines entrevues ou réunions de l’Irae. Le reste du temps, il préférait fuir ce genre de passe-passe dialectique.

« Vous avez sûrement raison. Je crois que c’est l’un de mes plus gros défauts. Je regarde probablement encore trop vers le passé. Je ne fais pas partie de ceux qui s’y noient, mais j’y accorde une importance que d’aucuns trouveraient démesurée. J’ai du mal à vivre et à penser autrement. Peut-être qu’un jour… » Ses yeux retrouvèrent les siens, en un sourire qu’il espérait plus tendre envers lui-même, plutôt que de passer pour une victime de ses propres afflictions. « Moi, je suis un homme qui s’attache. Qui s’attache beaucoup trop pour son bien. » Et pour le bien des autres. « J’arrive à concilier ça avec les objectifs mineurs que je m’étais fixé, mais je suppose que cela me retient d’entreprendre d’autres choses. »

Sans le savoir, elle avait posé le doigt précisément sur l’un des plus gros dilemmes de son existence. « Vous avez raison. Cette ville a beaucoup de charme. Je n’y suis pas né – c’était à Bâton-Rouge, mais j’y ai passé toute ma vie. Moi, je… rêve de New Orleans. Je ne me suis jamais senti aussi bien que dans cette ville en particulier. Je ne me l’explique pas. C’est ainsi. C’est comme si tout m’y appelait, tout me donnait envie de vivre plus intensément encore que je ne le fais déjà. Tout semble possible, là-bas. Et peu importe qu’il ne me reste parfois pas grand-chose pour finir le mois. À New Orleans, tout s’arrange. Je n’ai pas le même rapport à Shreveport. Pourtant, j’ai du mal à envisager de lui dire au revoir pour de bon. Ce ne sont pas les occasions qui manquent, ni les encouragements de certains, mais que voulez-vous… ? » Il but une autre gorgée de café avant de reposer sa tasse, en profitant pour la jauger avec une moue presque malicieuse, mutine, lui faisant perdre quelques années.

« Shreveport est plus stimulante que New York, maintenant. Mais après ? Quels seront vos prochains objectifs ? Est-ce que vous envisagez de changer de continent ? De jeter votre dévolu ailleurs ? Je m’avance peut-être, c’est encore trop tôt pour le dire. » Il désigna le décor autour d’eux. « Vous vivez seule ? Ça ne vous manque pas de ne pas construire de vie de famille ? Je sais qu’aujourd’hui c’est surcoté, mais je me dis que parfois, une entreprise, même aussi florissante que la vôtre, ne suffit pas toujours à… combler le vide. »

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