Luchon, 3 juillet 1898.


C’était avant la Guerre.
La lumière est encore chaude.

C’est la première chose qui frapperait le quidam perdu, peut-être égaré dans ce paradis intact, préservé de la folie des villes. Bien loin des mondes bourgeois, de l’industrie bruyante, de la pollution noirâtre. Où que le regard se porte, les teintes se font vives, et l’étranger aurait alors pu éprouver cette sensation curieuse : celle d’avoir vécu jusqu’alors, un masque gris recouvrant ses prunelles, tel un aveugle. Ici, rien de factice. Tout est vrai. D’abord, la pierre d’un blanc largement cassé, et les parois des murs boursouflés de galets solides, surmontés des ardoises adroitement fixées. Les fenêtres et petits balcons au bois repeint de frais, inondés de soleil chaque après-midi d’été que Dieu, les astres ou un bel hasard leur accordent. Les jardinières bourrées de fleurs au cramoisi violent, au mauve tendre, au jaune ardent. Les lanternes pour l’heure éteintes et les lampions enrubannés de pastel, laissant la part belle aux drapeaux rouges, bleus et ocre.

Cette lumière qui enrobe le village de Loudenvielle comme elle l’a toujours fait n’est pas sans saluer les rues proprettes. Les roues du facteur ont l’habitude d’y dévaler les pentes, de grimper les montées, traînant parfois dans son sillage sa môme de sept ou huit ans. Petite, mais déjà vaillante. De bonnes jambes, et un rire stupide, qui attire celui de toutes les vieilles du bourg. Si l’étranger le suivait du regard, il pourrait ainsi voir le facteur saluer le curé de loin, ce dernier remontant d’un pas lent mais serein vers l’église au centre de tout, non loin de la petite mairie dont la place fait office de lieu de rencontres, à deux pas des arcades. Sous ces arcades, boulanger, épicier, artisans, vendent à un prix dérisoire le fruit de leur labeur. Derrière les sourires commerçants, des heures de douleur, de sueur et d’acharnement à voir le pain gonfler, le cuir prendre forme et les affaires rentrer. Au moins un peu. On ne connaît pas vraiment la « fortune », ici-bas. On connaît le prix du travail honnête, les réputations qui se font et se défont, selon que l’on a tenté de vendre trop cher, ou qu’on s’est laissé avoir, à force d’ardoises jamais remboursées, ou d’affaires trop rondement menées. Selon que la fille d’untel est devenu grosse, mariée de justesse avant que le méfait ne se voie trop. Selon que le fils d’un autre a repris la ferme de son paternel, ou s’est plutôt laissé tenter à une autre aventure : se rapprochant des cités, ou tentant d’obliquer vers une voie différente (et gare à celui dont l’entreprise est vouée à l’échec : les ragots iront bon train). Mais les gens ont toujours quelque chose à dire. Même à Loudenvielle. Surtout à Loudenvielle. Même si le calme n’est brisé que par les transhumances, les courses des enfants, les braillements des hommes au tripot du village une fois le boulot terminé.

Cette lumière, l’étranger pourrait la voir glisser par-delà les branches de feuillus bordant le lac. Le lac de Génos. Vaste étendue bleue aux nuances changeantes : ses bords pareils à ceux des ailes des canards que les minots comme leurs chiens taquinent sans cesse. Puis, en remontant vers son centre, lorsque les eaux se font froides, cruelles et inquiétantes, l’émeraude vient tuer le saphir, jouant avec les algues poussant dans ses tréfonds. Le poisson y est abondant, et bon nombre de couples se sont vus marcher sur les rives. Devisant d’abord, quittant peu à peu les parvis de l’enfance pour espérer, à travers cet autre connu depuis l’éternité, trouver un bras, une main, un soutien et un avenir. Si ce lac avait pu parler, il aurait conté les murmures des confidences (toutes ces choses dont l’on n’ose pas parler aux parents). Il aurait montré les gloussements gênés des filles ou leurs regards téméraires, les maladresses des garçons, leur rudesse aussi. Timidité, audace, séduction, apparat ou danse nuptiale : rien que cette nature ne connaisse pas déjà. Le lac aurait aussi pu évoquer les cœurs brisés, les âmes solitaires, les pensées noires ceignant leur tête comme autant de couronnes aux épines invisibles, les pleurs pudiques ou les cris de rage. Les amants infidèles, les conceptions imprévues, les soupirs à l’écho vagabond sur l’onde calme, et jusqu’aux déambulations tranquilles des vieillards, réchauffant leurs vieux os, pensant à leur fin, à l’héritage, au repas du soir et aux moissons à venir.
Lorsque l’été dessèche tout le vert s’étant risqué sous les rayons impitoyables, lorsque la vipère somnole entre deux rocs, ou dans la crevasse d’une bâtisse, le lac resplendit, bulle de beauté éclatée là comme par miracle, œuvre d’art à lui seul, esquissé par les pinceaux d’un artiste émouvant.

Si l’étranger se montre intrépide, il peut s’éloigner du cœur du village pour sinuer dans ses rues et s’égarer en direction des hauteurs. À l’abri, sous les frondaisons, l’ombre dessine un chemin de galets plus sauvages, où les ruisseaux chuchotent. Qu’il redoute d’avoir le pied maladroit, car la mousse ne pardonne pas. Les feuilles tombées et pourrissant depuis l’automne ne sont pas plus clémentes, et le clapotis suintant achève de transformer cette montée bien douce en périlleuse escalade. Il aura raison d’insister, cependant. Car à force de persévérance, ce sont bientôt les tapis d’herbe tendre, cachée par les branches des pinèdes que ses semelles retrouveront. Il lui faudra monter longtemps, plus d’une heure et demie, peut-être, pour réussir à grimper suffisamment haut, et retrouver un sentier parcouru mille fois par les troupeaux de la région. Du haut de ce promontoire, après avoir échappé au terrain sinueux, il pourra apercevoir ce village aux allures de paradis, tâche claire discrète, mais dérisoire : le lac absorbera son regard, quoi qu’il fasse. Le voyageur éprouvera alors sûrement ce sentiment bien connu, familier : celui que tout homme humble a un jour touché du bout des doigts dans son existence. Celui de se sentir infime, délesté de toutes les responsabilités qu’il a cru bon de se mettre sur le dos comme on harnache une bête bonne à trimer. Il se rappellera que le ciel n’a que faire de sa bourse pleine ou vide, de son ménage heureux ou malheureux, de ses articulations craquantes ou de ses réflexions métaphysiques. Que rien d’autre n’est grave que la maladie et la mort, que l’espoir ne tient parfois qu’à cette vision presque mystique, cette simplicité tragique, ce bonheur de vivre à seulement inspirer l’air pur dans des poumons encore forts.

La lumière continuera de guider l’étranger, l’invitant à tourner le dos à regret à cette aquarelle parfaite. D’un pas ragaillardi par ce décor enchanteur, il suivra avec précision le serpentin dessiné par les gravillons modestes, à l’image des habitants du cru. La brise à peine perceptible transporte avec elle les microscopiques fétus de paille qui s’infiltrent partout, jusqu’au dernier pli des vêtements. Partout, on respire une odeur de ferme, de bétail, et les cloches tintent avec une régularité de métronome, pendant au cou des bœufs comme des brebis. Qu’il marche. Qu’il marche sans se décourager, même si les regards se montrent curieux, presque méfiants : on craint toujours un peu les inconnus qui ne viennent pas de la vallée. Les montagnards se reconnaissent entre eux, et les « gens de la ville » ne sont pas toujours les bienvenus. Pas d’hostilité affichée, pourtant. Juste des interrogations muettes, que le père ne manquera pas de rapporter à table pour distraire les marmots et parler d’autre chose que des animaux malades et du prix de la récolte. De part et d’autre de ce que l’on ne pourrait décemment nommer une « route », les fumets de ragouts de pommes de terre, de truites cuites au four ou de viandes bien grillées s’échappent des maisons moins coquettes que celles du bourg. La pierre y est plus rude, les ardoises plus grossièrement taillées et le bois plus rugueux. Ce sont les Granges d’Ourcibats. Les cheminées y fument. Été comme hiver : c’est qu’il faut bien y faire bouillir les linges, préparer les repas, laver les tâches qui refusent de partir. La nuque de l’étranger se fait moite d’une sueur crasse qui rendra ses ongles noirs. Personne ne s’en formaliserait : le contraire serait bien plus suspect. La soif se fait pénible pour celui dont la gourde est presque vide. S’il se montre encore vaillant, la lumière pointera de son doigt immatériel la longue ligne blanche (les pierres), pareille à une jetée et surmontée d’un pont de bois sans âge. Sous ses poutres, le torrent dévale, dessinant de ses courants translucides, pareils au cristal de roche vendu dans les échoppes de Luchon, des courbes sublimes, comme on aimerait s’en voir pourvues les hanches des femmes dont l’on rêve. Si l’étranger s’y arrête, s’il s’approche, hypnotisé par l’appel de l’élément roi, époux des cimes qui le portent à leurs nues, la brise caressera ses traits de ce chant humide bienveillant, après cette marche longue et harassante.

Les naseaux d’un cheval de trait font brusquement bruire l’air, sans pour autant briser la symphonie mélodieuse de cette fin d’après-midi. L’étranger se retourne, et rabat contre son échine les bords de son chapeau large, pour mieux observer l’homme qui s’approche. De son pas lourd, le paysan robuste marche au même rythme que l’équidé massif dont les pendants accrochés à la selle sont emplis : bourrés de matériel et de nourriture. Ses habits sont usés mais increvables, et il ne marche pas seul, puisqu’un adolescent de quatorze ans à peine chemine lui aussi, un mégot éteint à la commissure de ses lèvres. Ses yeux sont plissés en une expression prudente, farouche. Il respire la vigueur et la santé, et la fierté tenace qui étreint tous les jeunes garçons de son âge, impétueux et forts en gueule.

L’étranger s’approche, et sa joie ne contamine pas les deux locaux : de toute évidence un fils et son père, et ce dernier ne doit pas avoir quarante ans.
« Bonjour messieurs ! »
« Bonjour. »
L’accent est moins dur qu’il n’y paraît. Ils ne s’arrêtent pas, poursuivent leur route, obligeant le voyageur à leur emboîter le pas, un peu forcé.
« Je cherche la route du Prat ! C’est celle qui mène au pont de… »
« Vous y êtes, sur la route du Prat. »
Le cloquement des sabots contre la terre sèche et solide ponctue une réponse du même acabit. Là encore, pas d’hostilité. Simplement une certaine lassitude : la journée a été éprouvante, et les estomacs sont creux. Cela ne décourage pas l’ingénieur, qui persiste et signe :
« Vous m’en voyez ravi. J’ai rendez-vous en fin de journée au pont du Prat. »
« Qu’est-c’que vous lui voulez au pont du Prat ? »
Cette fois, c’est un brin de peur qui est venu rouler avec les relents occitans du père, le patois bourru, brut et sans fard.
« Je me présente : Arsène Desplat, ingénieur, et je viens superviser les premiers repérages. »
« Superviser ? » Morgan Montignac ne sait même pas ce que veut dire superviser. Ce genre de vocable ne lui dit rien qui vaille, et le voilà qui toise avec cette fierté chauvine, cet individu au parler d’ailleurs, et qui s’entête à vouloir trouver le pont du Prat. Aussitôt, Arsène Desplat, l’étranger, reconnaît dans le comportement du fils un mimétisme dérobé à son géniteur. Un sourire réprimé plus tard, le voilà prêt à montrer patte blanche, abaissant le chef et le ton par la même occasion. « Vous n’avez donc pas eu ouïe dire du grand projet pour l’eau ? »
Tristan Montignac fronce le nez, puis laisse s’en déployer les ailes, tournant la tête vers son mentor à la moustache légèrement jaunie par le tabac. « P’t’être. P’t’être pas. »
*Allons bon. Voilà que les Occitans se mettent à deviser comme les Normands maintenant ?* Il ne fait pas la moue, toutefois : il connaît sa chance de ne pas s’être vu répondre dans cette langue paraissant mêler le français à l’espagnol, en un dialecte incompréhensible sorti tout droit des travaux d’un auteur fou.

À force d’avancer, en une étrange et éphémère compagnie, deux autres constructions ont surgi. L’une d’elles ne laisse guère de doute sur sa nature : une bergerie, rectangle de pierre bordé d’un pan de roche naturel, se distingue derrière la seconde, plus grande car plus haute : un étage surplombe le torrent de l’autre côté de la « route ». Quelques marches faites d’ardoise donnent l’accès à la porte de bois ouverte. Arsène Desplat devine aussitôt l’intérieur de la maison frais et bien tenu. Pas d’odeur de cuisine (pas encore), mais des cris d’enfants surexcités : Gautièr et Aelis Montignac ne cessent de galoper à travers la pièce à vivre étroite et mal éclairée, pour mieux sauter dans ce que l’on ne pourrait guère nommer « jardin » : à peine quelques mètres tapissés de mauvaises herbes entre la bergerie et le logis. Arsène regarde les enfants s’échapper en escaladant la barrière de bois, puis cavaler dans le pré, zigzaguant entre les bouses de vache cernées par les taons, le crottin de cheval boudé par les abeilles, et la fiente de mouton surplombée par les guêpes. La petite fille est décoiffée et mal fagotée, quand son grand-frère a les genoux encore croûtés de plaies à peine cicatrisées, courant à en perdre le souffle pour remporter la victoire (surtout, ne pas perdre face à Aelis). Ils partent à l’assaut de ce qu’ils nomment « le menhir », qui n’est rien d’autre qu’une énorme masse granitique, qu’un géant semble avoir déposé là comme on sèmerait un caillou afin de retrouver son chemin. D’autres jonchent ainsi le pré où les chevaux paissent, là où Morgan Montignac relâchera bientôt la monture chargée de victuailles et d’outils. Les enfants s’escriment, poussent sur les muscles de leurs petits bras. La compétition ne dure pas longtemps : Gautièr tend bien vite la main à sa cadette qui ne lui fait pas l’affront de la refuser. C’est ensemble qu’ils se hissent sur le toit de ce monde qui est le leur, se plantant comme toujours systématiquement face à l’une des montagnes qui a ravi leur cœur. Depuis leur naissance, elle veille sur eux, témoin de leurs chagrins comme de leurs émerveillements, et la vallée s’embrase tandis que le crépuscule s’annonce. Au loin, Julian Montignac siffle les moutons, les ramenant dans son giron, aidé par les quelques chiens guides, toujours prêts à foncer vers les jarrets des bestioles désobéissantes. Quant à Nina, revenant des allées sableuses du torrent, elle tangue, tenant à bout de bras deux seaux d’eau pleins, tandis qu’Ofelia paraît dans l’embrasure de la demeure, serrant encore contre sa poitrine la petite dernière âgée de deux ans à peine. Elle aussi toise l’étranger, son enfant dans un bras, sa main libre contre une hanche large et pugnace, bâtie pour enfanter puisque déjà mère par six fois.

Morgan remet les rênes à Tristan, avant de se planter plus ostensiblement face à l’inconnu. Il soupire, puis renifle tour à tour, les traits marqués par le labeur, mais le corps sain, robuste. L’année 1906 était une bonne année, avant que la rumeur n’enfle et ne vienne effrayer les gens du coin.

Arsène Desplat, victime de sa candeur citadine, ignore à quel point sa vision de paradis perdu n’est en réalité qu’une fragile brume d’illusion.

C’est qu’il ne connaît pas la lutte perpétuelle pour obtenir le droit de vivre au pied des citadelles de pierre. Ni les hivers mordants, ceux que l’on redoute toujours aux portes de l’automne (le bois sera-t-il suffisant ?)
C’est qu’il ignore les nuits sans repos, en attendant l’arrivée des agneaux, des veaux et des poulains, les renards qui rôdent, toujours prêts à béqueter une poule, les ours s’aventurant jusqu’à loin dans les vallées quand la faim se fait tenace, et les loups prompts à attaquer, une fois leur peur de l’homme surmontée.
C’est qu’il ignore la solitude d’une famille dont la survie dépend des récoltes fructueuses et des bêtes bien nourries.
C’est qu’il ignore la méchanceté des villageois à l’égard de ceux qu’ils ne connaissent guère, exactement comme envers leurs propres frères. Naître, grandir, vieillir et mourir sous les mêmes regards scrutateurs, craindre le faux pas, le déshonneur, le sermon du clergé ou la mauvaise nouvelle du facteur.
C'est qu'il ignore que les lumières des villes ne brillent pas en ces lieux, et que les ténèbres noires ont bien souvent allumé les feux d'une terreur ancestrale que rien ne peut éteindre, brasier immortel.

Morgan Montignac ne se lamente pas sur la vie qu’il aurait pu avoir, tout bonnement parce qu’il est incapable de projeter son imagination aussi loin. Parce que l’amour de sa terre compense bien les blessures de l’âme et du corps récoltés auprès de cette nature sauvage et perfide. Ses paumes rêches témoignent de la pugnacité qui est la sienne, et qu’il enfouit aussitôt dans les poches de son pantalon rafistolé en maints et maints endroits.

« Si vous marchez vite, le pont du Prat n’est qu’à une bonne demi-heure. Vous savez où dormir ? »

Étonné de cette politesse inattendue, l’ingénieur observe Ofelia par-dessus l’épaule du gaillard. Elle ne bronche pas, n’attendant qu’un mot de son mari pour préparer un couvert de plus, sans se poser de question.

« Oui, merci. J’ai justement un couchage prévu dans une grange à côté. »
Le paysan renifle encore.
« Vous arriverez pas à faire c’que vous voulez faire… Ça va prendre des années pour dompter Artiguelongue. C’est l’État qui vous envoie ? La Capitale ? »
« Plus modestement, la région souhaiterait développer les capacités hydrauliques et entreprendre de futurs travaux d’aménagement afin d’acheminer le… »
La mine blanche de son interlocuteur le décourage de poursuivre. Presque résigné, comme s’il avait accepté depuis longtemps la destruction de la vallée d’Aure, Montignac ne pose pas de questions dont il ne souhaite pas entendre les réponses, et tend son doigt épais en direction du serpentin à l’horizon.

« Tout droit. Vers le Sud. Mais marchez vite, la nuit tombe plus rapidement qu’vous le croyez, ici. »

Arsène Desplat regarde l’éleveur reculer pour mieux se détourner, enfonçant son béret plus avant sur ses cheveux raidis de saleté et de transpiration. Il gueule, appelle dans son patois auquel il n’entend rien ses gamins éparpillés. Nina continue de marcher, les épaules bien droites, devant l’homme qu’elle vrille d’une œillade étrange : ses longs cheveux noirs tressés lui tombent jusqu’au creux des reins, et la fièvre boue dans son ventre qui n'a jamais été fouillé. Le poids des années n’a pas encore affaissé sa silhouette.

Encore inconscient que le projet hydraulique ne verrait le jour que vingt-trois ans plus tard, que la Guerre meurtrière décimerait plusieurs millions d’hommes dans une décennie à peine et qu’une croix blanche portant son nom fleurirait dans les cimetières du Nord bien avant cela, Arsène Desplat reprend sa route. Il marche vite, comme le paysan de la vallée le lui a conseillé. Marche, marche encore, jusqu’à ce que l’ombre de la montagne ne le recouvre tout à fait. Vers le Pont du Prat, sur le chemin d’Artiguelongue, en cette fin de journée du 27 juillet 1906.

La Somme, 20 novembre 1916.


Nuit noire striée de foudre.
L’hiver arrive.

Ils ont attendu tout le jour durant. Un jour de glaise, comme tous les autres.
L’ordre n’est jamais tombé.
Il a fallu que le couchant disparaisse, noyé dans tout cet amas de boue et de débris, déchiqueté par les barbelés qui ont lézardé la peau de plus d’un homme, ici-bas. À vrai dire, ils ignorent si le soleil s’est réellement abimé dans les profondeurs de la terre. Les aiguilles du temps sont restées à l’arrière, bien loin du front, et toutes les notions d’aube, de jour et de soir ont disparu. Laissées en tas parmi les bleus d’ouvrier, les sabots des paysans, et jusqu’aux chapeaux hauts-de-forme des plus nantis, parmi ces nouveaux maudits.

Le no man’s land fume sans interruption depuis des jours. Ça n’en finit pas. Comme la Guerre. La Guerre n’en finit pas de finir, la Guerre n’en finit pas de finir, la Guerre n’en finit pas…

Dans la mélasse immonde au fond de laquelle les bottes et les godasses s’enfoncent, les pas raides et presque fébriles d’un officier remontent le long fourreau étroit, tombeau grouillant de vies pas encore éteintes. Plusieurs dizaines de prunelles suivent sa route, effleurent la poitrine sur laquelle brillent vaille que vaille les médailles du mérite. Le gradé n’arbore rien d’autre que la ligne de ses mâchoires décidées, mais c’est qu’elles lui font mal à force de broyer du vide : les empêchant de claquer. Lui aussi a attendu l’ordre tout le jour durant. Il ne tardera plus. Il passe en revue ses soldats, presqu’en désespoir de cause. Une demi-heure déjà qu’ils font à nouveau le planton, les épaules et la mine basses, le dos tendu à se rompre ou avachi comme pour espérer disparaître à la vue de tous. Devenir un véritable mort qui marche. S’arrêter là. Le capitaine avance, et chaque fois que ses semelles s’enfoncent, c’est un peu plus de foi qui s’émousse, à force de croiser les mêmes expressions hantées, les barbes dont certaines doivent probablement grouiller de poux, les blessures mal pansées, prêtes à s’infecter. Les moustaches vaguement taillées, les joues imberbes des mômes, la saleté omniprésente, les armes de fortune, confectionnées pendant les heures d’ennui.
Il marche, exactement comme l’étranger dans la vallée pyrénéenne, marche rapidement à travers ce kilomètre de tranchée. Il lit les questions que l’on n’ose pas lui poser, devine la terreur et l’espoir d’abandonner tout assaut jusqu’au lendemain. Il lit aussi la faim qui terrasse les plus vaillants, ceux qui cependant s’obligent à ne rien dire, pour ne pas perdre la face, pour ne pas décourager les copains, pour se montrer brave aux côtés des autres camarades. Comme l’étranger découvrant la vallée d’Aure, il est incapable de lire dans l’esprit de ceux qu’il considère plus comme ses congénères que comme ses subalternes. Qui l’aurait cru ?

Militaire de carrière, le capitaine Georges Delacroix a tenu sur le front depuis le premier jour. Né à Lille et issu de plusieurs générations de gradés et commandants en remontant jusqu’à l’époque napoléonienne, il a fait une affaire personnelle de l’inquisition allemande, élevé à grands coups de pompes dans le train et de livres sur la tronche. Lui n’a pas été surpris, lorsque la Guerre a éclaté. Et s’il n’a probablement pas été le seul, il est sans doute l’un des rares à avoir compris à ce point pourquoi la revanche était inexorable, se dit-il en manquant de vaciller sur une planche mal fixée. Comme ses compatriotes, on lui a appris à haïr le Boche, vainqueur de 1871, humiliant la patrie et leurs terres, fouillées par les chausses des porcs teutons. Trente ans d’alphabétisation forcée, d’école obligatoire, de maîtres sévères et d’éducation rigide ont convaincu des milliers, des millions de mômes comme lui que les germaniques ne s’en tireraient pas à si bon compte. Que Dieu permettrait un nouveau face-à-face mettant en jeu la grandeur de la France, le moyen ultime de remporter la manche, la victoire, sur ces ennemis de toujours. Fidèle à sa hiérarchie, admirateur des stratégies audacieuses de Philippe Pétain autant que de son charisme et de sa sévérité inébranlable, Georges Delacroix a été chargé des exécutions de multiples contestataires. En quatre mois, de septembre à décembre 1914, il ne saura jamais qu’un tiers des condamnés à la peine de mort de plusieurs des unités qu’il a eu à commander est passé dans son giron. Serviteur de la Faucheuse, supérieur buté et prompt à gueuler sur les lâches, les mutins et les couards, il a cru pendant des mois qu’écraser les soldats de deuxième classe était la meilleure manière de les mettre au pas. De les pousser sur le champ de bataille. De les convaincre de se sacrifier pour la France, et de verser leur sang impur dans les sillons du Nord dévasté. C’est seul, et à force de revers plus ou moins douloureux, qu’il a appris à ravaler sa fierté et son égo. Georges Delacroix a cessé de gifler les adjudants ou de cracher aux pieds des gamins roulés en boule dans un cratère d’obus. Il n’insulte plus les morts qui ne se relèvent pas, et ne crache plus face aux confessions maculées de peur, de rouge et de merde. S’il a longtemps été dévisagé avec une haine féroce et viscérale, c’est désormais une affection presque filiale qu’il sent peser sur ses épaules, saluant de temps à autre un visage plus connu que son voisin, esquissant un sourire du bout de ses lippes presqu’invisibles, mince ligne de chair se confondant avec les traits de son faciès rigide.
Georges Delacroix a compris qu’en ces temps extraordinaires, les règles étaient chamboulées, et que même les membres les plus conservateurs de l’armée française devraient s’adapter à ces circonstances inédites, pour tous, sous peine de voir les mutineries continuer de se multiplier, risquant de redonner une ardeur dangereuse à leurs opposants. Il s’est mis à participer aux corvées avec ses hommes. A appris à voir ce monde de boue et de métal avec leurs yeux de paysans et d’artisans. A tenu la main de quelques mourants, chuchoté une ou deux confidences aux blessés, et réconforté les survivants endeuillés. Cela n’a pas été sans mal. On l’a longtemps soupçonné d’une hypocrisie malodorante, un moyen sournois de s’attacher une confiance creuse et superficielle. Pourtant, peu à peu, à force de désillusions acides, de spectacles macabres et de comptabilités morbides, Georges Delacroix s’est fondu dans la peau de l’homme qu’il aspirait à être. Son autorité s’est construite, conquise, légitimée et négociée.
Lorsqu’il marche entre les soldats de l’unité, il n’est plus le gradé abruti par les discours absurdes des planqués de l’arrière et qui carre ses épaules volontaires. Lui aussi a des comptes à rendre à ceux qu’il commande, soufflé d’assister chaque jour aux prodiges de ces hommes de valeur, dont les vertus qu’ils arborent étaient autrefois attribuées aux officiers dans son genre : contrôle de soi, maîtrise de son corps, vaillance, décision, coup d'œil.

Déjà, à force de remonter la ligne, il distingue la « frontière » dessinée entre la tranchée française et britannique. Les Rosbifs s’acharneront à lancer leur mécanique trop loin de ses propres lignes, et c’est tant mieux. Il n’est jamais bien rassuré devant les monstres de métal aux chenilles capables d’écraser un homme jusqu’à le réduire en un morceau flasque, bouillie informe et sanguinolente. Il le sait. Il a vu un Anglais glisser ainsi, passer sous le roulis implacable et expirer en un borborygme qu’il peut encore entendre. Ce borborygme ne le lâche plus. Il l’entend, souffler tout contre son oreille, jour et nuit. Comme si l’esprit du mort savait qu’il avait été témoin de la scène, et qu’il n’avait rien fait pour empêcher cela, lui (mais je ne pouvais rien faire). Britanniques, Français, Allemands... Il n’y a pas de langue spécifique à causer, quand on meurt. Il faut lui reconnaître ça, à la Mort. Elle possède l’art de rassembler, de fédérer sous son étendard les enfants de tous les peuples, de toutes les races, détenant sans conteste la palme d’une équité absolue. La Mort est un pays à elle seule, là où tous ses habitants peuvent se comprendre. Ce sont les mêmes hurlements ignobles, les mêmes expressions d’horreur figée, les mêmes tremblements et spasmes des corps au bord du gasp. Un peu avant que les drapeaux étrangers ne flottent à l’entrée de la barricade séparant les unités, quelques derniers Poilus se tiennent là.

Et l’un d’eux en particulier.

Derrière le vert-de-gris d’un uniforme presque trop grand pour lui, Gautièr Montignac aspire l’air comme il le peut, avec la désagréable impression d’avaler autant de poussières que d’oxygène à chaque bouffée. Il tente de faire de son mieux, pour ne rien montrer, et surtout pas au capitaine Georges Delacroix qui s’avance et qu’il salue tant bien que mal, avant que ce dernier ne reparte là d’où il vient. Il leur tourne le dos, poursuivant la revue des membres de son unité, inlassablement, détestablement silencieux. L’ordre ne vient pas. La Guerre n’en finit pas de finir.
Tout un groupe de Pyrénéens s’est vu incorporé dans le même bataillon. Gautièr Montignac n’est pas seul, et ses pensées s’envolent vers les travaux agricoles qu’ils ont tous abandonnés pour la gloire de la France. Ce n’est plus une fourche qu’il tient entre ses longs doigts blafards, mais la hampe d’une baïonnette mal fichue et inadéquate au combat au corps-à-corps. La lame pointe vers le ciel comme pour en crever les nuages sombres et déjà gondolés. C’est cependant une bonne nouvelle : les avions ne voleront pas, ce soir. Ils n’auront pas à encaisser de nouveaux jets de mitrailles depuis les cieux, dépeuplés du Dieu de leur enfance, devenu sourd aux prières. La baïonnette, il a appris à la haïr. Son manche glissant chaque fois que la pluie tombe, la mort qui pulse au bout de son tranchant acéré, la poudre qui macule ses paumes sans que rien ne puisse en faire partir l’odeur. La baïonnette, elle ne sert pas à grand-chose contre les nettoyeurs de tranchées. Ce ne sont pas moins de deux Vengeurs qui pendent à sa ceinture, couteaux de bouchers parfaits, distribués par les chefs pour viser le cœur des Boches s’aventurant trop loin au-delà de leurs lignes.

Sa bouche s’ouvre grand, cherchant à respirer en vain un peu plus de vie ; sans espoir. Une plaque de métal semble s’être insinuée dans sa cage thoracique pourtant presque malingre. Les rations distribuées en portions ridicules ne l’ont pas aidé à se remplumer. Il n’est plus qu’une silhouette pâle et dégingandée. Pas même encore un homme. Il ne se plaint guère, néanmoins. Il sait que d’autres vivent plus mal les privations répétées, les gamelles pleines d’une bouillie froide à laquelle se mêle, éternellement, cette terre plus si nourricière. Protéiforme, elle se déguise en toutes les illusions possibles, maquillant d’un nuancier en monochrome tout ce qu’elle touche : humains, bestioles, armes. Jusqu’aux plaintes de ceux qui agonisent, parfois à seulement dix mètres du parapet. Si proches, et pourtant si loin, inaccessibles : pour celui tout du moins qui s’accroche encore au fil ténu de son existence, au moins quelques minutes de plus. La Terre Mère semble vouloir rappeler ses enfants à elle, les attirer dans les mêmes entrailles dont ils ont été expulsés il n’y a encore pas si longtemps (de la terre, retourner à la terre, c’est bien ce que le cureton disait, après tout…). Elle cherche à les avaler, les absorber puis les digérer, morts ou vivants, pourvue d’une cruauté dont ils ne l’auraient pas crue capable. Pourtant, jusque dans ses cauchemars, la boue dégouline. Il rêve de mets plus délicieux les uns que les autres, une fois soustrait au quotidien de l’armée. Enfouie dans ses songes, la cheminée craque de flammes crépitantes aux mille étincelles, au-dessus desquelles la mère fait rôtir le poulet tué deux heures plus tôt, tout juste plumé. Le fumet se répand dans toute la maison, jusqu’au-dehors, dans le pré. Le fumet l’attire, il s’en éprend, et cavale au-dessus des déjections et des trous creusés par les taupes, les serpents et les rongeurs. Il cherche à atteindre cette barrière de bois si souvent escaladée, sans y parvenir cette fois. Sans la voir, il peut entendre Ofelia Montignac qui l’appelle, qui s’impatiente même. Qui le menace.

Si tu ne viens pas…
Si tu ne viens pas…
Si tu ne reviens pas…

Malgré toute la puissance de ses cuisses aguerries à la montagne, il semble que des vents contraires le forcent à s’écarter de la demeure, le repoussant plus loin parmi les pâturages, jusqu’à dépasser à reculons « le menhir » pour se rapprocher du petit bois, celui d’où quelques sangliers émergent parfois. Plus il recule, plus le fumet devient puissant, et son estomac grommelle, grogne et gronde. Les babines salivent, comme celles d’un chien fou ou d’un loup enragé, et les filets de bave dégoulinent le long de son menton, quand il n’a pas même le réflexe de l’essuyer d’un mouvement de bras rageur. Sa mère l’appelle, mais il peut entendre sa voix faiblir. Chaque fois, le rêve se termine de la même façon. Chaque fois, c’est la terre lui tombant sur la gueule qui le sort de la torpeur, quand ce n’est pas le sifflement d’un obus, tombant au loin, sonnant l’alerte, ou tout simplement les ordres glapissants de sa hiérarchie.

« Aïe ! Putain de chiasse de saloperie de… ! »

Quelqu’un a rompu les rangs. Statue d’argile parmi toutes les autres, devenue pantin gesticulant comme un beau diable. Julian Montignac, mobilisé depuis le 5 janvier 1916 avec son frère cadet, secoue sa main mordue par un rat intrépide. D’un mouvement vif, il projette la créature contre une rigole aussi brunâtre que les autres. Étourdi par le choc, l’animal pousse un couinement crissant et désagréable, qu’une semelle usée s’ingénue à broyer. « P’tit con, va… P’tite saloperie de merde de bouffeur de macchabées de… » Un, deux, trois, quatre couinements plus tard, le rat est mort depuis longtemps, le ventre crevé et ses tripes replètes déjà avalées par les torrents de fange. Cela ne fait rien. Julian persévère, cogne et cogne encore, usant cette fois du manche de sa baïonnette, au risque de se crever un œil.

L’ordre n’est pas tombé.
La tension retombe, un peu.
La Guerre n’en finit pas de finir.

•••

Au petit matin, les hommes se sont jetés par-dessus le parapet. Proche des lignes anglaises et de leurs soldats dont ils ne comprennent pas la langue, les fils de Morgan Montignac ont couru droit vers l’enfer, comme ils le font depuis déjà des mois et des mois ; presque un an déjà. Lui menace de glisser, de déraper sans cesse mais il connaît d’avance les leçons du capitaine : ne pas courir assez vite, c’est risquer plus aisément de tomber dans le précipice humble des fossés creusés par les projectiles. Les avions ne volent toujours pas. Il a le temps de vriller le ciel d’un regard apeuré, sous les bords de son casque lui aussi un peu trop grand. Les deux pays alliés se meuvent de concert, et il se retrouve bientôt au coude à coude avec les Rosbifs envers lesquels il ne conçoit ni haine, ni curiosité. Le conflit a déjà réussi à tuer toute forme d’émerveillement, d’envie de découvrir l’autre, hormis pour ses camarades directs de tranchée. À défaut de pouvoir s’entendre, à défaut de manier les sèmes de Shakespeare ou de Molière, les gars tombent ensemble, cavalent ensemble, dans un mouvement à la fois superbe et grandiose d’un chaos magnifique. Au fur et à mesure que les lignes adverses se rapprochent, les coups fusent plus souvent, les rangs se rompent. Les deux frères demeurent, quant à eux, soudés autant que les aspérités du terrain le leur permettent. Ils ne redoutent qu’une chose : se voir séparés. Julian surveille toujours son cadet, le suivant à la trace ou le ramenant dans son giron. Il l'a promis à leur père. Leurs doigts engourdis par le gel dont la peau sèche est couverte de gerçures elles aussi dues au froid, se cramponnent aux manches de leurs armes. Leurs sensations estompées, leurs nerfs tour à tour triturés puis dissolus, leur font craindre sans cesse de perdre le contrôle de leurs embardées, de tirer à côté. Chaque fois que le sol est vrillé d’un nouveau bombardement, c’est tout le corps qui tremble. Plus d’une fois, Gautièr manque de tomber, ne devant qu’à son pied aguerri, habitué au terrain traître des montagnes, de ne pas finir étalé dans le charnier géant qu'ils parcourent. Autour d’eux, ça mitraille. Ils tirent aussi. Dans le tas, devant, visant les casques des Boches aussi terrifiés qu’eux. Ils doivent sauter par-dessus les cadavres ou les agonisants, perdent toute notion du temps et de l’espace pour se changer en bêtes troublées, désorientées par ce parcours labyrinthique (et si plat, si plat…)à la recherche d’une issue qui n’existe guère. Les sifflements se font de plus en plus rapprochés. La Mort frappe, au hasard. Il ne pense qu’à sa mère. Son père est là, à quelques kilomètres, perdu dans le no man’s land attaqué. Son frère s’écarte, et l’aube grise, presqu’encore noire, le rend de plus en plus fantomatique. Il craint un instant qu’il ne s’agisse d’un présage, d’un élan de clairvoyance lui annonçant la mort de Julian. Il ignore encore que Tristan gît déjà, noyé dans l’amas de soupirants, plus à l’est, du côté de Verdun.

« MONTIGNAC ! »

Quelque chose, ou plutôt quelqu’un le plaque au sol, le tirant de ses pensées dénuées de tout fil conducteur, entre deux tirs à distance. Une rafale s’est mise à pleuvoir, et il peut sentir le poids de Delacassagne allongé sur lui, manquant de le faire étouffer contre la terre humide. Il finit pourtant par se relever, tendant la main à son futur beau-frère, un sourire de canaille aux lèvres.

« C'est pas pour cette fois, hein ? »

Comment peut-il sourire ? Hugo Delacassagne n’a jamais manqué de courage au village, mais il se sent brutalement honteux de ne pouvoir cacher sa peur comme lui y parvient. En quelques enjambées, Julian les retrouve, et c’est derrière un talus qu’ils s’abritent, tandis qu’un, deux, trois, quatre, cinq obus s’écrasent les uns à la suite des autres, avec un fracas terrible. Gautièr hurle, Julian tremble à en claquer des dents tandis qu’Hugo éclate de rire, que des larmes de stress viennent étrangement parer, et il ne sait plus si l’hilarité se joint à des sanglots, ou si son ouïe abîmée par les bombes le méprennent sur son interprétation. Le capitaine Georges Delacroix hurle lui aussi, cherchant à ramener les hommes dans la bonne direction, et il se sent heureux, soudain, d’être dissimulé à sa vue. De là où les Occitans se planquent, il peut voir les lignes anglaises et leurs chars attaquer l’Allemagne avec le même bazar fascinant. Un sixième obus s’annonce, et terrasse à lui seul deux blindés et une dizaine de combattants, projetant des morceaux de charpie un peu partout. Une plainte résonne, comme il en a pu entendre des milliers, des millions depuis son incorporation. Un Britannique est en train de crever, et si loin de la tranchée, il ne survivra pas. Isolé au milieu de ce nouveau cercles d’âmes prêtes à rejoindre le ciel abandonné, personne n’irait le chercher, ni le traîner aussi loin.

•••

« HELP! »

Le capitaine est tombé.

Lacéré sur tout le flanc, le dos et une partie des jambes. Pas assez pour l’assassiner. Suffisamment, cependant, pour le voir prisonnier de la mélasse, mélange de boue et des membres pulvérisés au sein duquel il redoute de s’enfoncer. Lui qui a toujours fait montre de ce flegme dont il était si fier sent ses forces le quitter, toute dignité s'évaporer de ses épaules d’homme mûr, mais pas encore prêt à se détourner de la vie, d'une épouse agréable ni de sa vie confortable à Londres. Il distingue les bords du cratère, qui ressemblent à ceux d’une tombe fraîchement pelletée. Il ne redoute qu’une chose : qu’un nouvel obus n'arrive, le noyant instantanément sous la surface terrestre. Un enterrement propre, rapide, comme on n’en fait plus. Incapable de bouger, il appelle encore, sans grand espoir. Il n’est pas le plus aimé du poste de commandement, mais il se sait bon officier. Comme Georges Delacroix, il a commis des erreurs, mais a compris bien plus tôt l’intérêt de faire de ses subalternes des compagnons plutôt que des êtres inférieurs. Le tumulte de la guerre semble moins violent, ici. Il fixe les nuées encore anthracites, et comprend qu’il n’est plus temps de paniquer ni d’implorer. Il finit par clore ses paupières, adresse au Dieu auquel il croit encore les dernières prières qu’aucun homme saint ne saurait donner à sa place.

Il a froid. Les vers s’infiltreront bientôt dans ses plaies à vif, attirés par l’éventualité d’un repas conséquent.

Il lutte contre le sommeil, le désir profond de se laisser absorber pour une mort sans douleur.

Un soldat a répondu. Il est jeune. Plus jeune encore que Montignac. À dix-sept ans, il s’est précipité vers là d’où les quelques cris lui semblent provenir. Les salves pullulent. Une oreille se ferme aux appels de ses camarades désespérés de le voir se jeter dans l'abysse de leurs cauchemars. Ils refluent, sans plus de supérieurs pour leur intimer de foncer vers l’ennemi. L’autre oreille, elle, s’ouvre, se tient prête à guetter le chant des tirs et projectiles. Il finit par ramper, progressant comme il le peut, s’arrêtant lorsqu’il le doit. Avec une hargne qu’il ne songeait pas détenir, il repère bien vite la cavité profonde. Ses ongles ripent, bourrés de terre dont il ne se débarrassera jamais totalement, lui semble-t-il. Lorsqu’il se penche, il distingue la silhouette en sale état. Il le croit occis un instant, et c’est dans un murmure qu’il profère : « Oh, for god’s sake… ». Il se redresse et saute à pieds joints dans le magma brun, se précipitant au chevet du capitaine aux cheveux grisonnants, déparé de son casque. Le céruléen s’attache à repérer le moindre signe de vie, jusqu’à oser effleurer l’épaule du gradé. Il la secoue une fois. Deux fois. La troisième est la bonne, et le gris clair de prunelles presque translucides s’ouvre sur la figure d’un gosse qu’il reconnaît aussitôt. Un sourire affectueux, presque paternel, écarte doucement les lèvres du militaire. « Un… Und… »

« Don’t talk, Sir. I bring you back. »

Il lui faut une éternité pour tirer le capitaine de son carcan de boue. Chaque seconde le voit craindre l’incursion des germaniques prêts à terminer le travail. La remontée est pénible, tordue par l’angoisse, mais c’est bien à deux qu’ils y parviennent, malgré la douleur qui ceint les reins du cadet. Il le traîne, ils se traînent, au gré de la brume, du brouillard et des hurlements, des balles dont il peut parfois percevoir le souffle, de la peur de mourir, de l’envie d’abandonner, peut-être, celui qui pourrait ne pas survivre au traumatisme écarlate dont son uniforme s’est imbibé. Trop jeune pour mourir là, trop jeune pour se battre là, celui dont le sang se voit mêlé d’une Irlande crucifiée par la Couronne risque pourtant tout pour la vie d’un capitaine aux veines bleues et pures. Mais comme un signe envoyé par l’Éternel, une tâche d’immaculé souillé de poussière et ornée d’une croix rouge ne devant cette fois rien aux plaies causées par les mutilations, surgit dans son champ de vision. Ses yeux s’ouvrent plus grands, et il repose le blessé sur le sol avec précautions pour se redresser, étirant son dos endolori et vociférant avec force :

« HERE! » Il siffle, gueule et ameute, jusqu’à ce que brancardiers et toubib lui apparaissent, au pas de course. Il reconnaît aussitôt le Doc, et manque de s’évanouir de soulagement avant qu’une main solide ne le retienne par la nuque. Aussitôt, on s’affaire, on installe le capitaine sur le couchage de fortune. McKennitt se tourne alors vers le jeune bleuet de l’armée, et ses lèvres articulent silencieusement un pourquoi qui ne point pas. Il ignore sur combien de centaines de mètres l’adolescent l’a ainsi ramené au plus près des tranchées britanniques. Mais il n’oubliera pas. Et le capitaine non plus. Celui qui devait perdre son œil droit quelques mois plus tard étreignit la nuque crasseuse du garçon, ses lèvres se plissant en une expression réjouie, émue. Car chaque vie comptait, désormais. Chaque vie.

Et l’Irlandais ayant assisté à trop d’horreurs demanda à qui aurait bien voulu l’entendre de ne pas dérober celle du jeune soldat trop vite.

Loudenvielle, 27 septembre 1919.


La lumière bénit toujours la vallée d’Aure, même en cette fin d’été où les beaux jours touchent à leur fin.

Sur le chemin emprunté autrefois par Arsène Desplat cherchant à trouver le fameux pont de Prat et mille fois longé par Morgan et Tristan, une femme s’avance, soufflant péniblement. De dos, on ne distinguerait qu’une longue robe d’un bleu clair, dont les jupons n’entravent heureusement guère sa marche. Son tablier d’un blanc propret a été sagement noué autour de sa taille. Un panier de toute évidence lourdement rempli ceint son bras gauche, qu’elle ramène instamment contre sa hanche, visiblement gênée. Ses longs cheveux d’un châtain doux sont lâchement noués d’un ruban bleu tout autant, et l’extrémité de ses boucles à peine dessinées, point final d’une crinière lisse, viennent lécher les fossettes invisibles de ses reins. Comme le jeune soldat britannique ayant sauvé son supérieur, elle souffre, elle aussi. Souvent, sa main libre vient soutenir son dos fatigué, mais elle tient bon. Elle vivait dans l’une des granges voisines, autrefois. Elle connaît bien le sentier aujourd’hui désert. L’automne s’est abattu sur les Pyrénées, et les feuilles se parent déjà de leurs robes faites de carmin, d’ocre et d’un vert pastel, mourant. Elles l’accompagnent, perchées sur leurs branches, la saluent parfois lorsque l’une d’elles chute, précoce parmi ses semblables, commençant déjà à tapisser la route dont la poussière sèche n’a pas grand-chose à voir avec celles du Nord de la France. Elle avance, jusqu’à ce que la mélodie du torrent lui parvienne, qu’elle dépasse le point de rencontre entre l’étranger envoyé par la région, et le paysan bourru d’Artiguelongue. Si elle n’a de toute évidence jamais connu le premier, le second lui est bien plus familier. Morgan Montignac est revenu du front estropié, une jambe rongée par les plaies, autrefois menacée par la gangrène, et qu’il a fallu couper. Coincé entre ses béquilles affectueusement taillées par son dernier fils, il ne sillonne plus les kilomètres les séparant de Loudenvielle, n’accompagne plus les bêtes paître dans les sommets, et ne se rend à la messe que grâce à la gentillesse du curé, le transportant dans l’une des rares voitures des environs. Il fume, beaucoup, éraflant ses lèvres et sa langue d’une pipe antique, dont il consomme le tabac assis sur les marches d’ardoise de sa maison, surtout les jours de soleil. Lorsque la pluie tombe, quand l’averse se déchaîne, c’est devant l’âtre qu’il s’éteint chaque soir un peu plus, fixant les flammes sans mot dire, sans jamais rien révéler de ce qui hante sa caboche de Poilu moribond, mais revenu en vie. Au moment du coucher, ils sont plusieurs pour l’aider à grimper l’escalier tordu, lui se raccrochant à la rampe, sautillant sur sa jambe valide. Personne n’ose l’interroger, sur rien du tout. Ofelia a été la première à se résigner, se contentant de servir les repas, le vin, et de s’occuper de sa maison comme elle l’a toujours fait.

Pourtant, certaines choses ont changé. Tristan n’est pas revenu. Un fils en moins, songe-t-elle, d’autant qu’il ne vivait déjà plus ici, habitant à deux pas, dans une baraque voisine. Celina, la plus jeune, et du haut de ses quatorze ans, a commencé à aider, elle aussi. Et puis il y a les siens, de bras. Bien que les tâches les plus lourdes lui demeurent désormais quasi-impossibles, elle ne perd jamais une occasion de se mettre à l’ouvrage, profitant de chaque moment pour aider « la mère », comme ils l’appellent tous, multipliant les travaux de broderie, de couture, s’occupant des poules, nourrissant les vaches et les chevaux, et exécutant toute corvée minimisant des mouvements trop brutaux.

Isaline Montignac souffle encore, et sa main se réfugie cette fois contre son ventre plein. Grosse de huit mois, elle espère de toutes ses forces donner naissance à un garçon, sans se douter que le cœur d’une petite fille cogne, dans ses entrailles. Elle hésite d’ailleurs à le nommer Tristan, craignant de réveiller le choc des parents, de faire planer une aura mauvaise, synonyme de malédiction et de regrets éternels, autour de la tête de son enfant. Elle n’a pas encore osé en parler à Gautièr Montignac, son fiancé depuis une permission de 1917, les ayant consacrés époux il y a un an de cela, en septembre 1918. Gautièr ne parle pas beaucoup, depuis leur mariage. Si ce n’est quelques occasions bien particulières, elle n’a quasiment jamais entendu son rire depuis son retour de la guerre. Il tient pourtant à sourire beaucoup et, parfois, se montre tendre et attentionné. Mais il y a aussi les mauvais jours. Jamais il n’a levé la main sur elle, et pourtant ses silences lui sont aussi pénibles que des coups donnés en plein visage. Il travaille sans cesse, ayant eu à cœur de reprendre en main l’exploitation que personne n’aurait pu assumer à sa place. Son aîné mort à Verdun, il ne restait que Julian, pour revendiquer un héritage purement sentimental. Mais Julian ne pourrait jamais reprendre quoi que ce soit. Ses lèvres se pincent, et elle frissonne de dégoût en plaignant Celina et Aelis de devoir partager leur chambre avec lui. Nina n’a pas ce problème. Désormais mariée à l’artisan-boucher du village, elle a quitté le promontoire et les granges pour une petite maison coquette à deux pas des arcades. Elle ne l’aurait jamais supporté, songe-t-elle, connaissant déjà bien ses belle-sœurs, à présent. Car ce n’est pas vraiment Julian qui est revenu. Plutôt un ectoplasme, un ersatz ou un alter ego étrange, imprévisible. Aucune cicatrice, lacération ni amputation n’ont été à déplorer, pour lui. Le méfait est ailleurs. C’est qu’il lui fait peur. Il y a d’abord ses tics, permanents. Ils peuvent durer de longues, longues minutes, une crise telle que personne ne lui dit plus rien, ni ne les commente, même en plein dîner. Les mimiques bizarres, les yeux qui s’écarquillent, les reniflements permanents doublés de commentaires (« J’ai de la terre dans les narines »), les spasmes et les catatonies, les battements de paupières pour se protéger des éclats d’elle ne savait quoi. En revanche, elle sait qu’il se déplace normalement, que rien n’a pu heurter sa motricité autrefois vigoureuse. C’est toutefois courbé qu’il avance, le dos souvent voûté, et un simple détail du paysage est capable de le plonger dans une transe dont elle ne peut deviner les origines tenaces. Le pire, ce sont peut-être ces confessions qu’il murmure, au moment où elle se retrouve seule avec lui. Décidée à trier le vrai du faux, c’est auprès de son mari qu’elle s’est entêtée à infirmer ou confirmer ses dires, qu’elle ne parvient pas à se représenter. Gautièr lui a raconté, alors, le jour où Julian avait failli se faire enterrer vivant. Comment les nappes de terre l’avaient complètement recouvert, entravant ses bras et ses jambes, le condamnant à mourir là, enseveli comme a manqué de l’être le capitaine britannique dont elle ne soupçonne pas l’existence. Sorti de là grâce à la solidarité des hommes du régiment, il avait contracté le mal du siècle, que l’on nommait « obusite », et souffrait alors de sa peur de retourner au combat (mais plus encore, des mauvais regards, des doigts pointés le qualifiant d’une lâcheté féminine impensable, même dans les tranchées). Gautièr lui a raconté aussi le jour où Julian avait agressé un médecin souhaitant le soumettre au « traitement de l’électricité », et dont les crises d’hystérie s’étaient avérées de plus en plus graves et problématiques. On l’avait quand même renvoyé sur le front. Maintenant, il ne reste plus rien du garçon discret mais rieur et dynamique qu’une carapace vide, et dont le regard fou peut lui donner des sueurs froides. Elle s’arrange sans cesse pour ne pas demeurer isolée avec lui, se cachant derrière la bienveillance d’Aelis, qui s’occupe du malade jour et nuit. Des fois, elle les entend chuchoter, sans chercher à comprendre le sens de leurs propos. Elle a suffisamment à faire avec son propre époux pour se consacrer aux soins d’un autre meurtri, supportant déjà comme eux tous l’influence de l’âme détruite de Morgan Montignac.

La vie a donc repris, aussi péniblement que cette longue remontée vers la maison. Les bocaux qui tintent gentiment dans son panier sont un don de sa propre mère : confitures et compotées y ont été placées en abondance. L’hiver ne tardera plus. L’air s’est déjà rafraîchi, elle le sent. Le soleil qui caresse les bords du lac n’est plus aussi chaleureux, plus aussi généreux. Il s’agit de faire des provisions de tout, de se préparer pour la mauvaise saison. Elle la redoute, pour une fois. Elle craint que le bébé ne supporte mal les températures en berne, et jalouse toutes les mères dont la progéniture connaît les rayons chauds des mois de juin, juillet, et août. Le médecin est optimiste, cependant. Isaline est solide, rendant ainsi fière celui auquel elle s’est offert, et n’ayant guère à rougir face aux hanches aguerries d’Ofelia Montignac. Elle appréhende la naissance de son premier, mais elle serrera les dents, écartera les cuisses, et apportera un peu de vie dans le foyer mortifié par le souvenir d’une guerre qu’elle veut oublier. Elle souhaiterait, en son for intérieur, quitter cet endroit pour vivre dans sa propre demeure, même à proximité. Cependant, elle ne se fait pas d’illusions : Gautièr n’abandonnera jamais le socle de sa jeunesse. Il n’a pas le choix. Qui s’occuperait des bêtes ? Des terres ? Julian en est incapable. Celina trop jeune pour se marier. Nina partie depuis longtemps.

Quant à Aelis…

Elle pousse un profond soupir, apercevant les bords du terrain, et le pré à l’arrière. Les moutons s’y prélassent, comme les vaches sur la parcelle voisine. Les bois encore verdâtres recueillent son attention, comme les « menhirs » gris, les pierres blanches bordant le torrent, et la montagne impériale qu’elle ne cesse jamais vraiment d’admirer. Elle ne s’attend pas à trouver grand-monde à l’intérieur. Les parents sont « en ville », son conjoint encore en plein labeur. C’est à elle qu’incombera de cuisiner pour la tablée. Aelis et Julian ne lui seront d’aucune utilité. Pesamment, elle grimpe les marches, se débarrassant avec un plaisir manifeste du panier dont le poids commençait sérieusement à cisailler le creux de son coude. « C’est moi ! » Le panier se pose près de l’entrée, et la mère en devenir étire encore son dos, faisant craquer ses cervicales gentiment. Personne ne lui répond, hormis le silence et les caquètements des volailles errant en quête de graines ou d’herbe tendre. Agacée, elle foule le carrelage de ses souliers débarrassés de ses galoches. Personne à l’étage sans doute, mais aucun visage connu non plus dans la cuisine ni dans la petite pièce à vivre. Le feu est en train de mourir, et elle claque de sa langue contre son palais, rouméguant un juron occitan avant d’aboyer :

« Aelis ! … Ju… »

Elle sursaute lorsque quelqu’un se met à marcher au premier, juste au-dessus de sa tête. Le pas traînant du frère Montignac descend laborieusement l’escalier, et c’est en masquant sa nervosité qu’elle contemple la tignasse noire, les yeux de jade si semblables à ceux de son époux qui la fixent sans la voir vraiment. Les mains blanches de la jeune femme se nouent et s’étreignent, en un tic qui n’a rien à envier à ceux qui ne cessent de secouer les traits, autrefois séduisants, du jeune Poilu marqué jusqu’à la mort. « Julian… Où est Aelis ? Où est ta soeur ? »

•••

La hache fend les bûches sans scrupules. Le « tchak ! » régulier le calme et l’endort, le plonge dans un état de semi-conscience cotonneux. Il n’a pas eu besoin de s’enfoncer bien loin pour trouver un coin propice aux réserves de bois qu’il accumule frénétiquement. Le bois, il n’y en a jamais assez. Or, l’hiver à venir s’annonce différent. Il faudra de grandes flambées pour protéger l’unique jambe du père, empêcher autant que possible les toux terribles le voyant recracher les miasmes noirs ou brunâtres, comme les vieux mineurs, lorsque la fin les guette. Les gaz. Les gaz ont brûlé les poumons du vieux Montignac, et il frémit chaque fois, se mord l’intérieur des joues, lorsque les quintes abominables et glaireuses traversent les murs des deux chambres, en pleine nuit. Lorsqu’il ne dort pas, les deux yeux grands ouverts, écoutant Isaline respirer, et l’eau du torrent s’écouler par-delà la fenêtre. Ses épaules sont douloureuses à force de lever deux bras encore vifs, mais il persiste, en venant à apprécier les gouttes de sueur glissant jusqu’au bout de son nez, au creux de sa nuque, au bas de son dos, là où les cicatrices tirent si ses gestes sont trop brusques. Presqu’à l’ombre des roches pleines de mousse, le bourdonnement des dernières abeilles efface les souvenirs, lui évite de penser à l’obsession éternelle, aux obus, à ses frères, à sa femme et à l’enfant à naître, à ses sœurs dont l’avenir le préoccupe. Quelques cloches s’agitent au cou des bêtes, et la prairie resplendit de ces dernières heures de beauté solaire, des nappes d’atmosphère tièdes et agréables qui lui réchauffent l'échine, et ses os qui se refusent à supporter la moindre caresse glacée, désormais. Oui, l’hiver sera rude. Mais il ne sera pas dit que le bois viendra à manquer. Il touche presque à une forme d’instant de grâce, s’abrutissant par les gestes répétitifs : lever, abattre, couper, tirer, pousser, cogner, jeter, recommencer. Il n’y a qu’ainsi qu’il retrouve une sorte d’harmonie : en se noyant dans les responsabilités qu’il embrasse de son mieux. Il est le dernier fils. Le dernier à pouvoir prendre en main et relever cette famille fatiguée. Il n’a plus rien du benjamin dont on pouvait douter de la solidité. Pourtant, et en dépit des rations insuffisantes avalées pendant la Guerre, celle-ci a au moins eu le mérite de raffermir ses bras, de tonifier son corps mince, si mince, qui autrefois pouvait le faire passer pour une gaffette, un jeunot éternellement prisonnier de son allure juvénile. Il prend le temps de reprendre son souffle, rajustant l’une de ses bretelles dans un toc stupide mais rassurant. À contempler la nature qui l’entoure, il a du mal à croire que plus de deux ans passés dans les tranchées ont pu réussir à polluer sa mémoire à ce point. Handicapé, bien que ses faiblesses soient moins visibles que celles de ses pairs. Parfois, dans son crâne, il peut entendre ce qui y cliquète, depuis l’attaque de janvier 1917. Son cerveau, jamais au repos. Les nuits d’insomnie qui le rongent parfois, conséquence directe de l’insecte qui a pénétré les méandres du cervelet, de l’hypothalamus. Il ravive ce qui fait le plus mal, injecte des images de mort, de cadavres et de bouillie rougeâtre. Puis, parfois, l’insecte s’endort, et alors il retrouve un simulacre de paix, de longues phases de sommeil bercées par les roulis translucides de l’eau à proximité. Il retrouve l’envie de faire l’amour à sa femme, quoiqu’il ne l’ait plus touchée depuis un moment maintenant, la faute à son état. Il peut attendre. Il est toujours un peu troublé de voir à quel point son ventre s’est arrondi. Jamais il ne l’a caressé, n’a cherché à tendre l’oreille pour y guetter le bébé à venir. Il se demande plutôt si une prochaine guerre viendra un jour, si son fils sera envoyé au front à son tour et, surtout, s’il aura le cran de cogner de ses propres poings les gendarmes de la région venus lui apporter son ordre d’enrôlement. Le manche de bois s’élève pour la dernière fois, et le tranchant de la hache capte un reflet aveuglant. Le cri d’Isaline traverse le pré depuis la maison, pour lui parvenir avec effroi. Il se retourne, pivote. Sa femme court à en perdre haleine. Elle hurle au risque de se casser la voix et pointe d’un doigt blanc et affolé le long chemin qui serpente. Le chemin du Pont du Prat.

•••

Le rire fou et les yeux du démon.
Le long balancement, d’avant en arrière.
Le mantra des fous.

Les lourds sabots du percheron martèlent l’herbe jaunie que piétinaient autrefois Gautièr et Aelis Montignac. Un autre temps. Une autre vie. Il hurle, gueule pour effrayer les moutons risquant d’entraver le galop dément de la monture qu’il chevauche à cru. Mais ses jambes sont solides, et ceignent sans peur les flancs de la bête faite pour tracter docilement, et dont il cherche à puiser la force ; celle de ne pas craquer maintenant. Les rênes lâches dans sa paume, il le pousse au train comme rarement. L’ombre de la montagne le recouvrira bientôt, s’il tarde trop. Comme Arsène Desplat, comme Tristan Montignac, comme Hugo Delacassagne. Hugo.

Hugo dont le poids l’avait projeté face contre terre.
Hugo qui souriait, riait, toujours un peu ivre de mauvais vin et d’histoires fantasques.
Hugo, qui cherchait toujours à réconforter les gars coincés sous l'argile.

Delacassagne était un gars du bourg, lui aussi. Il avait su capturer l’affection d’Aelis aussi sûrement que le lac avait veillé leurs promenades en ses bords. Elle n’avait que quatorze ans, lui seize, mais ils s’étaient fiancés munis de cet élan d’évidence que beaucoup leur avait envié. Les parents avaient « signé » l’accord, et il était dit que le mariage aurait lieu une fois la guerre achevée. Cinq ans. Cinq ans déjà que sa sauvageonne de sœur ne se projetait plus qu’en cette union ni sage, ni raisonnable. Trois mois, que le courrier était arrivé des mains du facteur, plus si jeune désormais. Sa fille ne le suivait plus à vélo, depuis le temps. Il avait livré avec gravité les nouvelles que tous attendaient. Les funérailles du jeune homme, jusqu’alors « seulement » porté disparu, avaient été célébrées par le même homme qui, en son temps, avait béni et baptisé les six gosses de Morgan et Ofelia. En réalité, il avait béni et baptisé tous les gamins de Loudenvielle, depuis maintenant près de quarante ans. Les sanglots frénétiques d’Aelis avaient gêné sa mère pudique, et ses cris se répercutaient jusque sur la surface du lac bleu et impassible, assistant sobrement à cette page d’histoire (une de plus) ; la Guerre n’en finit pas de finir. Jusqu’au fin fond des campagnes françaises, ou entre les sommets blanchis, le pays continue de saigner, épongeant inlassablement les rigoles de sang suintant partout, voyant sa population émaillée d’êtres difformes, de blessures inguérissables, de moignons pourrissants et de croix à ne plus savoir quoi en faire. Des millions de croix en guise d’hommage, et quels débris de dépouilles abritaient-elles ? Arsène, Tristan et Hugo, enterrés loin du Sud-ouest natal, ne connaîtraient plus alors pour seul chant que celui de la brise froide provenant de la Manche.

Il cavale, force, force encore sur ses cuisses aux muscles engourdis par la pression infligée. Il geint, comme un animal blessé, éructe et supplie, dans un borborygme indicible, une supplique adressée à il ne sait plus qui – sa foi s’est envolée pour de bon. Il gémit, obsédé par le sourire mauvais de Julian, par son ricanement presque satanique ; un sale gosse n’ayant pas tenu sa promesse. Un enfant ayant commis une bêtise, une blague bien bonne, tiens. Insensible à l’ordre (« Surveille-la pour moi »), insensible à la détresse de celle qui avait attendu en vain un retour qui ne viendrait jamais. Il chiale comme un jeune chiot refusant l’évidence, la fatalité qui s’esquisse sous ses prunelles embuées d’iode. Il refuse. Il lève déjà la tête, comme pour chercher à l’apercevoir, mais seule la roche répond à ses interrogations sibyllines, pareilles aux grognements d’une bête inquiète, pétrie par la peur. Il n’ose pas hurler et faire résonner les syllabes de son prénom entre les façades gigantesques composées de granit, de sapins et d’eau claire. Il craint trop que le Néant ne vienne lui rire au nez. Le couchant s’amorce, et l’ombre l’engloutit, comme il le craignait. Il discerne enfin le pont de Prat, silhouette rustique convoitée. Dans dix ans, le projet hydraulique verra le jour, et d’autres ingénieurs remonteront cette route sans pouvoir se douter que des âmes si particulières en ont sillonné le fil avant eux. Le garçon devenu homme a grimpé aussi haut que possible. Cette fois, c’est elle qui le devance. Il n’y a plus de petite fille à accompagner pour une escalade périlleuse et exaltante. Le temps s’est détraqué. Le rire de Julian plane toujours dans son crâne : la bestiole cliquète et danse une sarabande infernale. Et il a beau courir, la nuit s’apprête à s’étendre.

Le silence balance sur les eaux du fleuve le rythme des horloges qui pourrissent.
Y’a là-bas cette fille qui enfle son souffle, et ses jupes.
Ouvertes comme des corolles en suspens.

Pas de drame. Pas de scène. Juste elle, elle qui se fond entre les pierres qui l’ont vue naître et grandir. Elle ne voudrait pas se voir surprise par le soir. Toutefois, quitter les ardents adieux de son ultime été lui est presque plus douloureux qu’elle ne le pensait. Une brise douce agite le bas d’une robe dont le noir ne l’a plus quitté, depuis qu’elle sait. Les lettres de son amant gonflent ses poches, lues, relues, froissant et défroissant le papier marqué de la glaise des tranchées, et dont les reliques d’occitan ont tant bien que mal chassé un désespoir toujours prompt à revenir. Elle les a embrassées, cherchant les reliques d’odeur – les pires lui auraient suffi, alors. Lorsqu’elle a compris que les lignes tracées d’une écriture longiligne et parfois malhabile ne lui ramèneraient pas son fiancé, l’issue s’est esquissée avec la grâce de la faux à laquelle elle offre son cou. La dernière missive se craquelle entre ses doigts gourds, figés de l’horreur qu’elle s’apprête à commettre, des confidences tolérées par la censure. Cinq mots en particulier, l’obsèdent. Elle peut encore entendre la voix de l’homme qui en est l’auteur.

« La vida no vale nada. »

Mais bientôt, le temps fera son œuvre, effaçant et brouillant ses traits rugueux, la tessiture d’une gorge gouailleuse. La Neste lui tend les bras. Alors, sans plus se soucier de Loudenvielle, des granges, du lac, de la lumière, de son père ni de ses frères, de sa mère ni de ses sœurs, de sa jeunesse fusillée, de son homme déchiqueté, des moissons ni des enfants à venir, elle tangue puis saute.

Elle se laisse tomber au hasard.

Et pas un bruit n’accompagne sa chute.

Loudenvielle, août 1921.




Les oiseaux de nuit planent entre les sommets.
Altitude.
Les cloches tintent toujours en sourdine.

Ils sont plusieurs bergers, éleveurs répartis à quelques kilomètres de distance, veillant avec la tranquillité que confère l’habitude, sur les troupeaux emmenés en hauteur paître une herbe plus verte, plus saine. Le rituel immuable des transhumances. Dans la pénombre, on distingue aisément les bêtes paisiblement installées sur les parcelles au terrain hasardeux, bordant les à-pic. Et pour cause : la lune pleine projette son œil laiteux sur les Pyrénées. Elle veille. La fourrure tout aussi pâle des patous luit doucement. Fourbu, Gautièr s’est planté un instant au sommet d’un tertre, sans craindre de perdre son équilibre. Il observe la vallée, la gorge nouée par une angoisse dont il ne s’explique pas la provenance. Un mauvais pressentiment. Il peut lui arriver de se perdre en lui-même, songeur à outrance, ne cessant d’emmêler les fils dans sa caboche, et les visages de ses proches ou défunts rôdent, tapis dans un coin obscur de mémoire, et prêts à piquer là où cela fera le plus mal. Dans ces moments-là, il se perd dans le vortex affolant de ses souvenirs ; de ceux qui l’aspirent vers le fond, jusqu’au cœur des glaciers piégeant les imprudents au fond des crevasses. Il vacille. La solitude, l’isolement, le détachent de son rôle habituel, celui qu’il ne peut délaisser une fois de retour au foyer.

Morgan Montignac est mort. Victime d’une pneumonie, les poumons épuisés. Passé en 1920. Ofelia a préféré rejoindre le bourg, chez son frère, prenant Celina sous son bras pour fuir la demeure ravivant bien trop fort ses manquements, ses échecs. Julian a quitté les granges ; il erre désormais dans l’une de ces maisons de repos au jardin gentiment fleuri, au personnel silencieux et attentionné, vêtu de tenues blanches presque aveuglantes. Ils ne sont plus que trois, pour le moment. Lui, Isaline, leur fille Marianne, et un autre enfant ayant trouvé refuge dans son ventre, de nouveau gonflé. Tout y est si calme, désormais. Il n’y a plus rien à voir avec la vie qui fusait encore en 1906, et cette ribambelle de mômes, au travail ou occupés à jouer, savourant l’insouciance aujourd’hui brûlée. Penser à sa jeune sœur lui fait mal. C’est toujours lorsque l’angoisse le poinçonne ainsi que son deuil lui semble impossible à faire. Il bringuebale et se partage entre deux pensées : celle de s’agacer contre lui-même, de vouloir tourner la page une bonne fois pour toutes. Et puis l’autre. Déjà, les traits d’Aelis se brouillent. Comme ceux de Tristan l’ont fait, depuis le temps. Bientôt, la voix de son propre père disparaîtra, elle aussi. L’idée de cette amnésie irrévocable le blesse tant qu’il s’affaisse un peu contre le bâton de berger qui le soutient, éprouvant jusque dans sa chair la peine d’une vie si courte, mais déjà trop longue, à ses yeux. Il pousse un soupir à fendre le cœur des pierres, et c’est le grondement de plusieurs chiens qui le poussent à se redresser, se détournant du spectacle de la cluse endormie. Il croit d’abord à un leurre : un lièvre qui cavale, un mouton désobéissant. Cependant, rien d’évanescent. Les uns après les autres, les patous se dressent, se relèvent et se figent en une posture qui ne laisse planer aucun doute. Figés en arrêt, le poil hérissé, les bêtes rassemblent le troupeau lui aussi en émoi, tandis que les cinq chiens de garde achèvent de tracer de leur course l’ellipse approximative d’une enceinte invisible.



Ce sont leurs yeux jaunes qu’il a distingué en premier.

Son souffle s’étrécit et ses tripes se contractent, lorsqu’il devine les ombres sournoises des loups venant quérir la viande fraîche des brebis. Aussitôt, l’homme bondit, se précipitant au-devant de son cheptel, quelques molosses lui collant aux basques quand les deux autres ont déjà dévoilé leurs babines, espérant intimider leurs cousins restés sauvages. Sa bouche devenue sèche, Gautièr Montignac serre les dents, empoignant désormais son bâton à deux mains (comme le manche de la baïonnette), tétanisé par cette rencontre imprévue, improbable. Les loups se sont faits de plus en plus rares dans la région, exterminés chaque fois que possible, repoussés avec la même haine se disputant à la fascination des ursidés pyrénéens. Descendant de plusieurs générations d’hommes élevés dans cette confrontation éternelle avec ces fauves, il ne lui vient pas une seule fois à l’idée de tourner les talons. Même alors qu’il les voit, quatre bêtes allant et venant devant lui, cherchant la faille, leurs prunelles torves guettant les jambes frêles, les mollets solides, les pattes à mettre en pièces. Tristan n’avait jamais peur des loups. Ni des ours. Force de la nature secondant toujours Morgan pour les pousser à la déroute. Lui l’admirait pour cela. Aujourd’hui, c’est son tour. Son frère aîné n’est plus là pour le protéger de leur férocité. Et il revendique en son nom le droit de vivre dans et par ces montagnes tantôt indifférentes, tantôt bienveillantes, voire cruelles et jalouses des corps ayant péri entre leurs cimes. Les grondements, jappements et aboiements résonnent de part en part, dans un jeu d’intimidation qu’il sait loin d’être bref, parfois. Alors, comme ses clébards dressés pour effrayer les lupins, il clame, rend sa voix plus grave, revendiquant une dominance, refusant de montrer, même métaphoriquement, son ventre rendu vulnérable à ces démons chassant en meute.

La peur est là.

Il a appris à la domestiquer, depuis la Guerre. Mais celle-ci est bien plus ancrée, gravée à même ses gènes. Viscérale. Il connaît la détermination d’un animal affamé, et les loups n’ont pas pour habitude d’abandonner aussi facilement leurs proies désignées. Le face à face, inégal en apparence, pourrait fort tourner en leur désavantage. La tension qui habite ses membres le paralyse un moment, prêt à les voir lui sauter à la gorge à tout moment. Soudain, il se redresse, songeant aux bergers environnants. Il porte ses doigts à ses lèvres et siffle, aussi fort que possible, et les reliefs font rebondir l’écho d’un appel de détresse qu’il voudrait suffisant. Les clameurs attireraient les autres, et ensemble ils repousseraient leurs ennemis ancestraux. Soudain, comme si cette initiative avait rendu furieux les suppôts démoniaques, l’un d’eux se jette contre le chien le plus proche, cherchant à le renverser, à le mettre à terre, à le mordre au cou, là où le rouge salira l’immaculé. Un second s’en prend à un autre chien, quand les deux autres s’entêtent à attaquer le troupeau, provoquant zizanie et déroute parmi les moutons affolés. Le plus massif des loups quant à lui, n’hésite pas une seconde, et fonce vers l’humain au-devant duquel un canidé s’interpose, aboyant férocement. En quelques instants, l’harmonie qui régnait a été déchirée par un éclair de haine absurde, un combat dont l’issue incertaine fait battre la veine de sa tempe. Il tente de faire abstraction du couinement déchirant de l’un des clebs saigné violemment et, refusant de baisser l’échine, se porte du côté de son cerbère pour asséner un coup violent contre le flanc de la créature. Massive, elle glapit mais sa haine n’en est que plus vivace, roulant boulant dans une tornade de poils blancs et noirs que l’humain esquive de justesse. Il se propulse de côté, et abat une seconde fois l’extrémité lourde de noyer contre l’arrière-train musclé. Le loup se retourne, abandonnant son faux-frère pour lui adresser un regard si mauvais que le paysan en reste un instant cloué sur place, seconde d’éternité qui devrait le marquer pour toujours (œillade si pénétrante, désagréablement « humaine »).

Autour d’eux, le chaos règne.

Quelques agneaux chantent leur épouvante. L’un des chiens ne se relèvera plus. Deux autres se battent, et il comprend qu’il ne s’agira que d’une lutte à mort, qu’il embrasse avec une résignation teintée de hargne. Il recule, toujours en mouvement, quand l’animal s’approche, furieux. Il cherche les gardiens survivants du regard, mais les autres membres de la meute savent comment s’y prendre, distraient leur attention de leur maître en mauvaise posture, le bâton toujours pointé vers la gueule écumante du monstre s’avançant, pas après pas. La mort est là. Elle le frôle, comme le faisaient les éclats de grenade, les éclats d’obus, comme celui ayant frappé son crâne a cherché à l’attirer dans cet au-delà auquel il a réussi à tourner le dos. Un grondement plus fort ponctue cette déclaration funeste, et il n’a pas le temps de s’écarter, quand les soixante-dix kilos de muscles se jettent sur lui, arrachant à l’homme un cri de terreur (un, deux, trois, quatre, cinq obus qui tombent ; la guerre n’en finit pas de finir). Projeté à terre, seul un réflexe prodigieux a empêché la gueule de se refermer sur son cou à portée, et de ses bras déterminés, il se protège derrière le manche de bois pressé contre le poitrail puissant de la créature. L’œil jaune brille dans la clarté lunaire, les mâchoires claquent, cherchant à mordre, et même les coups de genou qu’il lui assène ne pèsent guère lourd contre l’entêtement du fauve.

Sur les flancs épars, on a commencé à s’agiter. Les hurlements, aboiements et bêlements affolés ont attiré d’autres éleveurs, et le balancement systématique des lanternes accompagne leur course, leurs clameurs pour faire fuir ces ennemis héréditaires. Les jurons en occitan fusent, entrecoupés de l’alerte au « LOP ! ». Mais déjà, il croit faiblir, peinant de plus en plus à contrer l’élan le plaquant dos contre l’herbe tendre, duel herculéen qu’il est sûr de perdre, à terme. Époustouflé et terrassé à la fois, il croit son heure venue lorsqu’une tornade claire vient percuter de plein fouet le lupin éjecté du torse de l’humain. Ce dernier se relève aussitôt une fois libre, se jetant dans la mêlée presque à l’aveugle. Il assène plusieurs coups d’une violence inouïe sur l’un des loups s’acharnant sur un patou, en agresse un second dont il interrompt la course, abattant un nouveau coup contre une patte avant, lui tirant un couinement qui le laisse insensible. Les autres bergers en rajoutent au bordel incroyable. Les pierres fusent, les fusils se pointent. Une balle part. Montignac tressaille, sursaute violemment et se tourne vers le responsable. (Les balles qui ricochent, à plat ventre dans la boue, Hugo Delacassagne). « NON ! PAS LES BALLES ! ». Trop tard. Dans l’affolement général et l’obscurité relative, un autre chien s’effondre, touché à la place de la bête qu’il combattait. Désespéré, un cri inhumain lui échappe et jaillit de sa gorge, le même que lorsqu’il cavalait vers sa sœur déjà tombée, que lorsque la mort pleuvait depuis le ciel du Nord.

Au-dessus du cadavre blanchâtre d’un des cerbères, l’Alpha le fixe. Une fraction de seconde, avant démarrer au quart de tour. Gautièr Montignac envisage de se battre, encore, mais un autre homme appelle, et sa détresse le pousse à se détourner de la créature, cherchant à porter secours à son comparse peut-être blessé. Pas de morsure cette fois, mais le paysan se voit acculé au bord de la falaise avec une volonté qui ne semble guère laissée au hasard. En dépit de la scène inconcevable, la pensée le traverse : les loups ne font pas cela. Incapable de s’expliquer ce qui le pousse à douter, à ne pas accepter aussi facilement une attaque telle que celle-ci, il ne songe qu’à une chose : secourir le gosse d’à peine seize ans et visiblement désarmé, tremblant de tous ses membres devant les babines dégoulinantes.

Il n'entend pas l'appel des autres.
L'avertissement.
Il ignore à quel point sa vie vient de basculer ici et maintenant.
Condamné à suivre le fil d'une existence teintée d'une fatalité crasse et noire, si noire.

Alors il s’élance, court, pousse sur les muscles de ses cuisses autant pour fuir le monstre qui le poursuit sans même qu’il ne s’en rende réellement compte, que pour se rapprocher de ses semblables, en vain. Il ne sait pas quand ni comment le loup Alpha lui a sauté dans le dos. Il lâche prise, perd l’équilibre. Avant même qu’il ne réalise les conséquences de l’acharnement de l’animal, ses crocs s’enfoncent dans la chair de sa cuisse déjà mortifiée. Le souffle coupé par la douleur, il hoquète d’abord, à deux doigts de s’évanouir sous la pression intolérable. Il hurle, vrille d’un coup de poing la joue de la bête, puis une seconde fois. Ses dix doigts s’enfoncent dans la fourrure sale et poussiéreuse, tirant sur ses poils pour lui faire lâcher prise, et l’or des orbes croise le vert des siennes, en un échange aussi épileptique que pénétrant. C’en est trop. Les éleveurs reviennent, se regroupent en masse, et les deux chiens survivants tiennent bon vaillamment, auréolés d’un cramoisi inquiétant mais soutenant les bergers dans leur rage sans limite.

Alors le plomb vole encore, avec de plus en plus d’intensité.

Les mâchoires lâchent prise et la douleur reflue. Les démons s’éloignent, battent en retraite.

Il tombe dans un état de semi-torpeur, et l’on s’approche, s’inquiète, prêt à dispenser les soins au dernier fils de Morgan Montignac.

La jambe saigne, mais les hommes célèbrent ; les loups ne gagneront pas encore, cette nuit.

On s’affaire, on éponge les rigoles de sang comme on s’y ingénie depuis trois ans maintenant. On parle, pour oublier la peur, oublier qu’elle grignote encore les membres, fait trembler le bout des doigts burinés, même dans le cœur de ceux qui ne sont pas nés de la dernière pluie.


« Eh bé l’Montignac il va t’y pas nous finir comme le père hein ? »

« Garde ta jambe mon gars, t’en auras encore b’soin. »

« On l’descend au refuge. »

« Amène la gnôle. »

« Pour toi ou pour lui ? »

« Va voir les chiens. »

« Ramène les bêtes. »

« Et remerciez la chance, les gars. »

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