Partie IRègle de la pauvre chevalerie du Temple« Pour cela, vénérables frères, Dieu est avec vous, car vous avez promis de mépriser le monde perpétuellement pour l'amour de Dieu et aussi les tourments de votre corps […] »*
- « Au nom de Dieu, je vous somme de reculer et de disparaître ! » - déclara avec aplomb le petit conquistador perdu dans l’immensité de la jungle amazonienne face au monstre. La créature pencha la tête sur le côté, ses yeux pâles et inexpressifs fixés sur lui. Le petit conquistador releva le menton et se redressa. - « Créature démoniaque, hors de ma vue ! »
La créature sourit, sans bouger. L’homme sentit un long filet de sueur couler le long de son dos, qui n’était pas dû à la chaleur moite de cet enfer vert. Non, c’était une peur primale qui lui criait de s’enfuir sans se retourner, loin de ce monstre à l’apparence d’homme. Cette créature lui ressemblait, contrairement aux sauvages qui le chassaient de toute part. Il avait la peau blanche. Trop blanche même, pour quelqu’un de prisonnier dans cette jungle. Il semblait luire dans la noirceur environnante. Les rayons de la lune peinaient à traverser les branchages touffus. Tous ceux qu’il avait vu depuis qu’il avait débarqué sur le nouveau continent avaient la peau foncée, des yeux et des cheveux noirs. Ils portaient des accoutrements étranges, faits de plumes, de bijoux et de tissus aux couleurs chamarrés. La créature, elle, ne portait qu’une chaîne en or autour du cou et un simple pagne. Il était si maigre que chaque os saillait douloureusement sous sa peau ivoire. Sur son crane, des pans entiers de cheveux avaient disparu. Il était sale, mal en point, et surtout, inquiétant.
Le petit conquistador peinait à respirer correctement, sous le regard insistant de la créature. Il avait des yeux d'un bleu sidérant.
Ce n’était pas un homme. Dieu ne pouvait pas permettre à cette chose d’être un homme.
- « Reculez maintenant et je ne vous ferai pas de mal ! » - cria-t-il encore. Son injonction déclencha un ricanement suivi d’une quinte de toux chez la créature. Puis elle parla. L’homme trembla de tout son corps, manquant d’en lâcher le pistolet qu’il dissimulait dans son dos. La créature recommença, émettant des sons inconnus. Le conquistador agita la tête de gauche à droite de manière fébrile. Il ne comprenait pas.
La créature se frotta la mâchoire dans un geste pensif, puis émit de nouveaux sons, qui formèrent des syllabes compréhensibles.
- « Italien ?
- Ita… lien ? - répéta-t-il bêtement, sidéré de comprendre et de connaître le pays dont la créature parlait. Il venait de Sicile. Il avait voulu suivre les traces du capitaine Colomb.
- Parle l’italien ? - recommença la créature, affichant maintenant une expression satisfaite.
- Oui…
- Quel âge ?
- 24 ans… Que… Qu’êtes-vous ? Un démon venu m’emporter ? Je… Je n’ai commis que-
- Du sang…
- Je… J’ai tué des gens, c’est vrai, mais… Mais- ! »
La créature avait déjà une main autour de son cou, l’autre immobilisait son bras tenant son arme. L’homme déglutit difficilement, en proie à une terreur primaire. Il ne bougea pas d’un cil lorsque l’autre huma son odeur, rendue rance à cause de la sueur et de la peur. Il s’évanouit de douleur lorsqu’il lui déboîta l’épaule.
*
- « Réveillé ! »
La bouche pâteuse, le conquistador voulut prendre appui sur son bras gauche pour se redresser. Son corps entier fut aussitôt traversé par un spasme de douleur.
Il retomba au sol. Non, sur une couverture de fortune. Il était dans un campement de fortune, dans une sorte de petite cave.
Et la créature l’observait toujours, à quelques pas de lui, jouant avec son pistolet. L’homme remarqua avec horreur qu’elle avait meilleure allure. Sa peau était moins blanche, son corps moins rachitique, ses cheveux plus fournis. L’autre lui sourit.
Ses yeux semblaient fait de glace.
- « Réveillé… C’est bien.
- « Vous… Vous… Vous allez me tuer ? Vous êtes un démon…
- Non, non, manger. » - lui répondit l’autre en mimant de porter quelque chose à sa bouche. Le conquistador s’évanouit à nouveau, accablé par la perspective d’être dévoré par ce démon.
*
- « Réveillé ! »
Un coup sec sur son crâne le fit sauter sur ses pieds, prêt à répliquer. Il abandonna toute attitude belliqueuse dès qu’il reconnu la créature en face de lui. Elle ne l’avait pas mangé. Il était toujours vivant dans cette jungle ignoble, la peau dévorée par les moustiques et les sangsues, couvert de sueur et de boue. Il n’avait en revanche plus son armure. Et de toutes les piqûres, celle qui était la plus dérangeante était celle de son cou, qu’il ne cessait de gratter.
- « Vous ne me mangez pas ? - le questionna-t-il avec effarement. L’autre haussa les épaules. Son visage s’était coloré.
- Si, doucement.
- Mais…
- Je bois, je protège. Tu restes. J’offre nourriture en échange.
- Vous… buvez ? - son accent était étrange, il avait beau utiliser des mots italiens, l’homme peinait à les comprendre. Il du le faire répéter deux fois avant de comprendre ce qu’il lui proposait. L’autre hochait la tête avec frénésie, ajoutant des gestes de la main de plus en plus insistants pour souligner ses paroles. - Mais… Vous buvez quoi ?
- Sang. »
La créature lui sourit. L’homme retira sa main de son cou et fut sidéré d’y voir du sang. Il toucha à nouveau son cou et comprit que le sang venait de là. De lui.
- « Vous êtes… un vampire ? - murmura-t-il avec une horreur teintée de fascination. L’autre lui montra ses crocs.
- « Italien. Très vieux. »
- « Vous êtes… un vampire italien ? Vous- »
L’homme ne put jamais terminer sa phrase, prit d’un fou rire nerveux. Un vampire italien ! Mais c’était une mauvaise blague ! Un vampire italien d’Italie, le pays des églises, de l'ail et du soleil ? Il hallucinait ! C’était parfaitement incongru, c’était idiot, invraisemblable ! Un vampire d’Italie perdu dans la jungle amazonienne ! Et le conquistador continua à rire jusqu’à en manquer d’air, jusqu’à fondre en larmes. La créature continuait à l’observer avec ses yeux de glace et son sourire satisfait. Il avait compris.
*
- « Monseigneur, je souhaiterais savoir…
- Assieds-toi, Settimo. Tu me donnes mal au cou.
- Monseigneur… Depuis combien de temps errez-vous dans cette jungle infâme ?
- Quelques années me semble-t-il.
- Mais comment y êtes-vous arrivé ?
- En marchant.
- D’Italie ?
- Non simplet, du Nord de ce continent. Je suis descendu jusque dans cette jungle. Je marche depuis une douzaine d’années je pense. J’ai du manger le dernier cheval il y a un an ou deux.
- Comment êtes-vous arrivé d’Italie jusqu’au Nord du nouveau continent ?
- C’est long à raconter, Settimo. Et mon italien est encore faible.
- Il faut vous entraîner à parler dans ce cas, monseigneur. » - le contra avec un brin d’insolence l’ancien conquistador. La créature l’observa en silence quelques secondes. Il eut peur d’être allé trop loin. Il s’apprêtait déjà à présenter ses excuses lorsque Nicola prononça les premiers mots de son long récit.
« Je suis né à l’ère des Croisades, sur une île minuscule, San Nicola. Je suis parti rejoindre les Templiers à seize ans. Je ne vis jamais la Terre Promise, mon voyage prenant un tour imprévu lorsque je devins esclave et fus acheté par un marchand d’étoffes. C’est par ce marchand, Settimo, que j’obtins la vie éternelle. Il m’emmena en Chine. Je devins un de ses protecteurs rapprochés. Et un jour, ma loyauté à son égard fut mise à l’épreuve. Je me suis jeté au devant de la Mort pour le sauver lui. Et il m’a sauvé, Settimo. Je suis devenu ce que je suis encore aujourd’hui.
J’avais des frères. Trois farouche combattants, comme moi. Nous sommes restés ensemble des décennies, même après la mort de notre Sire. Nous sommes devenus des notables sous le règne du premier empereur de Chine, puis nous sommes remontés vers les tribus mongoles. Nous avons vécu là-bas longtemps, j’y ai trouvé mon cœur. Je lui ai offert le même cadeau que m’avait fait mon Sire. Puis quelques décennies plus tard, il a fallu fuir. Je suis parti avec un de mes frères et mon cœur. Nous avons fui longtemps à travers des déserts de glace toujours plus froids. Nous avons traversé une mer gelée, des terres ignorant la lumière du soleil pendant des mois entiers. Et nous avons commencé notre lente descente vers le Sud. Heureusement que nous avions notre solide yourte. Dès que le soleil revenait, nous pouvions compter sur le feutre et les peaux pour nous en protéger.
Des humains sont réapparus, toujours plus nombreux. Nous nous sommes arrêtés, soulagés de pouvoir nous reposer de notre périple. Nous sommes devenus des protecteurs pour une tribu rappelant à mon cœur sa patrie. Nous les aidions, Settimo. Ils ont abusé de notre générosité. Mon dernier frère et mon cœur ont été sauvagement détruits. J’ai eu si mal… Si mal Settimo... »
Ses traits se crispèrent, sa voix mourut dans sa gorge. Settimo avait déjà vu des gens affligés par le deuil. Un des maux incurables, dont la douleur s’atténue avec le temps sans pour autant disparaître. Certains se laissent même en dépérir, jugeant l’oubli offert par la mort préférable. La souffrance est visible, altère les traits les plus charmants, vieillit prématurément.
Pour exprimer cette souffrance, il faut posséder une âme. Settimo regarda d’un œil nouveau la créature, qui assurément, avait été homme un jour, pour en porter les mêmes peines aujourd’hui.
Il posa doucement une main sur son épaule. La créature versa des larmes. Quand elles touchèrent sa peau, Settimo fut surpris de leur chaleur.
Assurément, il s’agissait encore d’un homme.
Partie IIBushido – Gi« La rectitude est le pouvoir de prendre, sans faiblir, une décision dictée par la raison. Mourir quand il est bien de mourir, frapper quand il est bien de frapper. »
*
- « Kikue, ma poupée de porcelaine, mon ange auréolé de gloire, ma fleur de jasmin, tu-
- Alighieri-sama, vous rendez-vous compte de ce que vous avez fait ?!
Le fier militaire baissa les yeux, embarrassé, laissant tomber sur une causeuse les fleurs et l’écrin qu’il comptait offrir pour atténuer l’ire de la vieille japonaise outrée. Elle était minuscule, dans son lourd kimono d’apparat. Ses bras vérolés soigneusement dissimulés sous ses manches, elle arborait pour l'occasion le maquillage traditionnel des geishas, quand bien même elle n’en ai jamais été une. Cette coquetterie féminine amusait Nicola, qui voyait bien qu'elle prenait sa revanche sur celles qui l'avaient chassée il y a des décennies de cela désormais. La rancune était tenace.
Son salon de réception lui semblait bien petit en ce moment, maintenant que l'honorable japonaise s'y tenait.
- « J’ai voyagé depuis Vienne pour vous retrouver, Alighieri-sama, sans prendre le temps de mettre de l’ordre dans nos affaires, lorsque la nouvelle m’est parvenue. Avez-vous conscience de la portée de votre geste irrationnel ?!
- Tu ne devrais pas crier, pense à ta voix.
- Vous avez assassiné quatre vampires !
- Seulement trois en vérité, et je ne-
- Oh, ne mentionnez pas le nom de votre
ami, malgré tout le respect que j’ai pour vous, seigneur, je suis capable de m’en prendre à lui.
- Kikue, voyons, la violence n’est pas-
- C’est votre solution favorite ces dernières décennies pourtant ! »
Le militaire pinça les lèvres, mécontent de voir la discussion lui échapper, de se voir couper la parole et d'entendre Vasili être évoqué avec mépris. Il s'agissait de son frère, qu'elle le veuille ou non. Elle devrait montrer davantage de respect. Et voilà que sa petite Infant le sermonnait en plus pour ses exactions maintenant. Quand exactement avait-elle décidé de prendre le rôle de conscience ? Dès qu’elle l’avait tiré de sa Torpeur en vérité…
Dès qu’elle l’avait tiré d’un bâtiment en flammes en risquant sa propre vie, par pure loyauté, comme lui avait pu le faire pour son Sire, il avait su qu'elle avait mérité sa vie éternelle. Alors, par amour paternel, Nicola étouffa le sentiment de colère qui montait en lui pour la laisser le sermonner, conscient qu’il regretterait sa perte s’il en venait à céder à ses pulsions.
- « Qu’est-ce qui a pu motiver un tel acte de violence, seigneur ?
- L’assassinat de
mon ami, Vasili. » - répondit-il avec froideur, ses yeux glacés défiant Kikue d’émettre le moindre jugement sur sa réaction. Elle ne pourrait pas comprendre, elle n’avait encore jamais créé d’Infant. Vasili était mort de la plus atroce manière qui soit.
Lui avait été trop loin pour le sauver. Encore une fois impuissant. Encore une fois responsable.
Vasili avait été son meilleur ami depuis la disparition de Settimo.
Il l’avait abandonné à son sort.
- « Alighieri-sama… Pourquoi ne pas vous être simplement vengé sur son assassin ?
- Il fallait montrer l’exemple, Kikue. Les autres anciens me remercieront plus tard, lorsque leurs Infants rencontreront le respect qu’ils méritent. - il se tut, se mit à jouer avec les boutons ornant sa veste colorée. Une ombre passa sur son visage, qui se tordit dans un rictus cruel. - Tu devrais déjà me remercier. En prononçant mon nom, tu seras protégée. N’est-ce pas une bonne chose ? Ils ne te toucheront pas. Ils n’oseront jamais te faire ce qu’ils ont fait à Vasili ! Tu m’entends ?! Remercie-moi ! »
La femme refusa de laisser transparaître le moindre signe de faiblesse face au changement brutal de visage de son créateur. Sous la colère, ses traits déjà sévères prenaient une expression terrifiante. Elle le voyait maintenant, celui qu’on disait coupable de la disparition de trois vampires de tout âge.
Déjà à Edo, en 1638, elle avait discerné chez lui cette violence latente, cette agressivité animale et ce goût pour le sang. Elle avait cru que c’était inhérent à la nature d’un vampire. Non. C’était propre à Nicola.
Et elle avait été fascinée.
Elle était restée, avait fait le choix conscient de sauver la bête endormie sous les murs de sa maison alors que le feu aurait pu en sauver le monde. Elle l’avait nourri, elle l’avait diverti, elle l’avait consolé. Elle se sentait mère, elle qui n’avait jamais été jugée assez belle pour être mariée, pour être proposée aux hommes, pour être vue, touchée, embrassée. Il n’y avait eu que Nicola pour lui offrir le sentiment d’exister. Sa loyauté était indéfectible, qu'importe les accusations de tueries sanguinaires. Nicola était au-dessus des lois, au dessus des âges. Il errait depuis cinq siècles à travers le monde, et elle avait eu la chance de croiser son chemin.
- « Je n’aurai pas dû vous abandonner, seigneur… Ne m’en veuillez pas. Je suis désolée de la perte de votre précieux ami. Comme vous devez être malheureux, Alighieri-sama…
- Je suis en colère ! » - hurla alors Nicola, abandonnant tout contrôle sur son apparence. Un monstre horrible le remplaça un instant, ses yeux glacés seuls éléments inchangés. Les bougies tremblèrent, la pièce se retrouva dans les ténèbres quelques secondes. Lorsque leur lueur fut à nouveau visible, Nicola était affalé sur la causeuse, une main couvrant ses yeux.
Kikue s’approcha à pas lents puis s’assit à même le sol près de lui.
- « Je comprends, seigneur… - l’apaisa-t-elle avec une voix compatissante. Nicola grogna, mais ne bougea pas. - Vous teniez beaucoup à votre ami, c’est très noble de votre part.
- Il me l’a enlevé, Kikue, et j’aurai du me montrer compatissant ? Pardonner ? Ah, si j’y croyais encore, je dirai que Dieu lui-même me met à l’épreuve.
- Vous avez encore fois traversé l’épreuve.
- Dès que je perds l’un d’entre vous, c’est comme si je devais revivre toutes vos pertes à la fois. J’ai eu si mal pour mon cœur, j’ai pensé que la torture promise par l’Enfer ne serait pas pire, et pourtant… Voir Settimo s’étioler puis disparaître a été terrible. Nayati a préféré se donner la mort lui-même plutôt que de vivre avec l’humiliation de n’avoir pas pu sauver son peuple. Vasili, mon pauvre Vasili, mis en pièces, mort seul… - il se tut un instant, la voix coupée par la douleur. A l’aveugle, il chercha une main de la vieille femme et la serra fortement. - Il ne reste plus que toi, ma chère Kikue… Ne m’abandonne pas.
- Jamais, Alighieri-sama. Jamais. »
*
- « Seigneur, vous ne pouvez pas rester à Saint-Petersbourg.
- Ah, dis tout simplement que je ne peux pas rester en Russie. - s’amusa Nicola en congédiant d’un geste ses Calices. - Je suis d’accord. Je les ai assez vu, ces Russes. Je vais prévenir Salâh.
- Alighieri-sama, votre ami… Il est tout aussi coupable que vous. Vous avez tué trois vampires.
- Oui, et alors ? Ils le méritaient. On n’assassine pas un Infant. Jamais.
- Il ne peut pas venir avec nous, seigneur. - Kikue est ferme. Elle a compris que son seigneur est sous l’influence de ce Salâh, quoi qu’il en dise. Cette sangsue s’est accrochée à lui depuis trois ans. La femme sait, en son fort intérieur, qu’il a su attiser la colère de Nicola pour la transformer en véritable rage meurtrière. Son seigneur, si raisonnable, se serait arrêté après sa Diablerie, sa soif de vengeance assouvie. Ce Salâh n’avait eu de cesse de l’inciter à faire plus durant les trois ans où il l’avait accueilli chez lui. Garder cette sanguse près d’eux ne servirait qu’à attiser les mauvais côtés de son maître, et, le Ciel les en préserve, à éventuellement provoquer sa perte.
Alors Kikue refuse catégoriquement que Salâh les accompagne.
- Nous allons vendre vos propriétés, effacer vos traces, puis nous retournerons à Vienne. Vous verrez, il s’agit d’une capitale très intéressante, vous trouverez très aisément des humains à qui louer vos services. »
Nicola acquiesça d’un geste de la tête. Il n’écoutait déjà plus vraiment ce qui lui disait l’honorable vieille dame, imaginant déjà les prochaines batailles qu’il pourrait provoquer en soufflant les bonnes paroles aux oreilles des bons dignitaires. Il aurait tout aussi bien pu être un enfant de dix ans à qui on promet un beau voyage.
Kikue s’imaginait savoir comment contenir les instincts meurtriers de la créature en face d’elle. Il était essentiel de le tenir occupé, de le divertir. La mort de Vasili l’avait plongé dans une sorte de frénésie sanguinaire et vengeresse qui l’inquiétait. Il lui fallait un exutoire, puis une retraite ailleurs, très loin, dans un lieu délaissé pour une raison ou une autre. L'argent ne représentait pas un problème : Nicola était l’homme le plus riche qu’elle ait jamais rencontré. Probablement plus que l’empereur du Japon, plus que le tsar Nicolas 1er, plus que l’empereur d’Autriche-Hongrie. Il faudrait simplement s’assurer de sécuriser ses fonds. Elle s’en occuperait. Elle s’occuperait de tout pour celui qu’elle considérait comme son fils.
- « Kikue ? » - l’appela-t-il. Il avait sorti son sabre favori de la décennie, tiré au clair pour qu’elle puisse l’admirer. Elle s’approcha doucement, prudemment, se gardant bien de toucher le jouet de son seigneur avant qu’il ne lui en donne l’autorisation. Quelque chose était étrange, aussi bien avec l'arme blanche qu'avec son maître.
Nicola posa sa main sur le fil de la lame. Aussitôt, sa peau devint grisâtre, ses doigts furent agités de spasmes rapprochés. Kikue se maitrisa avec peine pour ne pas lui attraper le poignet et l’empêcher de se blesser. Elle attendit, les lèvres pincées, le cœur serré.
- « Pourquoi, seigneur ?
- « C’est ce qu’il a fait à Vasili avant de le tuer. Sur tout son corps, j’ai vu ces traces. - il enleva enfin sa main, la secoua comme pour se débarrasser de la douleur. Il se pencha ensuite vers la vieille dame et lui susurra à l’oreille. - C’est ce que j’ai fait à ceux qui ont permis à ce meurtre d’être commis.
- Seigneur…
- Et l’épée ? Elle lui appartenait, à ce monstre. Je la lui ai arrachée et je l’ai fait passer au fil de sa propre lame. Et j’ai bu tout son sang. - Kikue ne put maîtriser sa surprise horrifiée à cet aveu. Son propre seigneur, commettre un tel acte ! Une Diablerie ! Et Nicola, ravi de l’effet qu’il produisait sur elle, enfonça le clou, la folie dans le regard. - Jusqu’à la dernière goutte. Il ne pourra jamais m’échapper. »
Le vampire rengaina alors avec dextérité l’arme, au plus grand soulagement de Kikue. Il lui sourit puis lui offrit une caresse affectueuse sur la joue.
- « Je veillerai sur toi soigneusement, ma chère enfant. Tu es la dernière qui me reste. Il n’y aura personne d’autre après toi auprès de moi. Vasili était le dernier de ma lignée. »
*
Acculée, Kikue pousse un simple soupir. Elle aurait préféré terminer ses jours sur son île natale, par souci de patriotisme. La France est un bel endroit, mais ce n'est pas chez elle. Nicola n’est pas là : il est près des Prussiens, qu’il a choisi de soutenir financièrement. Il s’amuse.
Ils sont quatre autour d’elle. Il faut bien ça, pour tuer un vampire de 228 ans.
Elle ne regrette qu’une seule chose : ajouter un poids supplémentaire au fardeau que porte son cher seigneur. Qui veillera sur lui, maintenant qu’elle ne pourra plus faire ? Sur ce pauvre homme, accablé par le destin ?
Partie IIIDevise de la NASAPer aspera ad astra*
D’une main tremblante, Bing exerça la plus légère des pressions possibles sur la forme endormie.
Derrière elle, quasiment appuyée sur son dos pour pouvoir observer par dessus son épaule, se tenait Amy, pas plus rassurée qu’elle.
Les deux femmes, dans la quarantaine chacune, se tenaient au chevet d’un homme de dix ans leur cadet, d'apparence maladive. Ses traits étaient creusés, ses muscles atrophiés et ses os saillaient. Sa poitrine restait immobile. Il semblait inutile de prendre autant de précautions : l’homme était probablement mort.
Alors que faisaient ces deux femmes apeurées dans cette chambre plongée dans l’obscurité alors que dehors resplendissait le soleil de Los Angeles ? Il y avait bien mieux à faire en ce beau mardi, en plein mois de mai 2011 ! Craignaient-elles réellement un macchabée? Et pourquoi étaient-elles près de ce macchabée, d’ailleurs ?
- « Je ne peux pas. - se débina Bing, astrophysicienne, mère de famille, femme de tête, en reculant précipitamment.
- Tu as perdu ! - s’insurgea immédiatement Amy, historienne, maître de conférence, fière de ses racines shoshones, outrée que sa collègue puisse refuser d’accepter sa défaite.
- Peut-être, mais je ne peux pas ! Et s’il s’en prend à nous ? J’ai deux fils, Amy !
- Il nous a donné le mode d’emploi, on a tout ce qu’il faut dans les congélateurs et il nous connaît. Vas-y.
- S’il se jette sur moi, je te tue.
- Dis-toi que si tu y passes, j’y passe aussi. On parle d’un vampire de huit-cent ans, endormi depuis vingt ans. C’est pas une personne qui satisfera sa soif.
- C’est vraiment rassurant, merci Amy…
- Allez vas-y ! Il va nous en vouloir sinon ! »
Bing la foudroya du regard puis s’arma à nouveau de tout son courage. Elle inspira profondément, retint son souffle. Elle exerça une nouvelle pression sur le corps allongé, plus appuyée. Le poids d’Amy sur son dos s’alourdit. Agacée, la femme poussa à nouveau le corps. Sa comparse lui apporta son aide à sa façon.
- « Monsieur… Monsieur, il faut se réveiller… Il fait beau, le soleil brille, les oiseaux-
- Tu te fiches de moi Amy ?! « le soleil brille » ?!
- C’est une figure de style, excuse-moi !
- On parle d’un vampire !
- Un vampire italien, déjà ça c’est une blague !
- Non mais tu es folle de le traiter de « blague » ?!
- C’est toi qui me mets les mots dans la bouche, je n’ai jamais dit ça !
- Tu es vraiment-
- Il bouge ! »
Aussitôt, les deux femmes bondirent en arrière, accrochées l’une à l’autre. Oui, le macchabée avait bougé. Sa poitrine se souleva dans une grande inspiration, ses mains furent agitées par des spasmes rapides, ses paupières se levèrent, révélant des yeux d’un bleu sidérant.
Lorsque ces yeux se posèrent sur elles, les deux femmes frémirent et perdirent l’usage de la parole. Elles avaient devant elles Nicola Alighieri, né en 1197 durant les Croisades.
- « Mesdames. » - les salua-t-il d’une voix rauque, d’outre-tombe. Bing manqua de s’évanouir. Amy la soutint tant bien que mal, souriant maladroitement à leur maître.
Il lui fallut bien quelques minutes pour se souvenir de la langue anglaise et réussir à former sa phrase, pourtant maintes fois répétée.
- « Bon retour parmi nous, monsieur. Nous avons pensé que vous seriez intéressé par l’événement qui va avoir lieu cet été... »
*
- « Monsieur, vous avez sérieusement passé votre nuit à jouer à Counter Strike ? »
Nicola chasse d’une main agacée son impertinente Marquée. Qu’elle arrête de poser des questions idiotes et qu’elle aille plutôt s’intéresser à autre chose !
- « Je suis encore libre de choisir comment je passe mes nuits, merci Bing. - répond-t-il dans son patois chinois. Il s'est mis en tête de ne lui parler que chinois, pour la stimuler. Elle a eu beau lui dire qu'elle est avant tout américaine, il s'en moque.
- C’est un dépotoir monsieur, et je suis mère de deux garçons. - le sermonne-t-elle en poussant du pied une pile de livres empilées à la va-vite.
- Justement, comment ça se passe à l’université ?
- Ne changez pas de sujet. Et ne pensez pas que cela vous permettra d’échapper à la rédaction de vos mémoires.
- Merde.
- Et ne jurez pas. »
Nicola lève les yeux au ciel en grognant, découvrant intentionnellement ses crocs. Cela ne lui vaut qu’un haussement de sourcil peu impressionné de la part de Bing, qui en a vu d’autres depuis qu'il s'est réveillé. Elle s’installe sans façon à son secrétaire, démarre son ordinateur et l’invite d’un signe gracieux de la main à reprendre son récit.
Le vampire obtempère après quelques minutes. Il se racle la gorge, s’étire le dos, les bras, le cou, puis attrape un poignard traînant sur une commode et commence à jouer avec. Bing toussote et entre dans le vif du sujet.
- « Vous me parliez de Kikue ?
- Est-ce que je suis obligé d’en parler ? J’ai une bonne mémoire, je me souviens très bien de tout.
- Vous dites ça à 823 ans, monsieur. Pensez à vos 1000 ans. Et vous êtes un puits d’informations intéressantes sur les époques que vous avez traversées. Votre simple passage au sein des Shoshones est vital pour les traditions de cette peuplade, vous-
- Bing, on ralentit.
- Kikue ?
- Je suis revenu de toute urgence à Paris, elle était morte. C’était vers la fin du 19ème siècle je crois. J'ai jamais aimé Paris de toute manière.
- Elle vous manque ? »
Nicola jette son poignard sans viser de cible particulière. Il se plante dans un tableau. Bing soupire. Encore une œuvre d’art abîmée…
- « Comme me manquent tous mes protégés. » - déclare-t-il finalement en se dirigeant vers ses sabres jumeaux accrochés au-dessus de la cheminée. Il les décroche, se lance dans une autre passe d’arme. Il ne s’arrête jamais de bouger. Bing regrette de ne pas avoir interrompu sa sieste de vingt ans à peu près plus tôt. Il aurait sûrement été moins remuant.
Elle reprend ses notes rapidement. Il semble qu’ils aient presque fait le tour de tous ses Infants. Narangerel, Settimo, Nayati, Vasili et finalement, Kikue. La dernière à avoir disparu. Il s’est montré très avare en détails sur tous, sauf sur Nayati, qui l’a vraiment diverti. Bing a le sentiment qu’il ne l’a jamais aimé, qu’il s’agissait simplement d’un divertissement après son échec avec Settimo. Ses tentatives désespérées de venir en aide à son peuple détruit par les conquistadors espagnols l’ont amusé. Il en parle sans émotion dans la voix, contrairement aux autres. La femme se sent étrangement triste pour cet inconnu, malgré les siècles qui séparent leurs existences.
Après un bref instant de recueillement, elle interroge à nouveau l’adolescent rebelle qui s'agite dans tous les sens.
- « Qu’avez-vous fait après ça ?
- Y’a eu les deux guerres « mondiales », ça m’a bien occupé. J’ai bien aimé les avions et les tanks. Je regrette de ne pas avoir eu l’occasion de les tester sur le front. Quelle connerie, le soleil. - il se lance dans une passe d’arme qui l’amène juste en face de Bing. Habituée à ce genre de démonstration, elle ne cille pas, quand bien même la lame s’arrête à quelques centimètres de son nez. Nicola reprend posément. - La bombe atomique a faussé les scores, même si c’était une sacrée idée. J’ai décidé de retourner en Amérique pour voir les autres technologies dont ils disposaient. J’ai soutenu les autres « efforts de guerre » et voilà.
- C’est exact. Vous avez refusé les médailles.
- J’en ai déjà trop. - il sourit face à l’exaspération de la femme de quarante ans, qui lui semble si familière. Elle lui rappelle Kikue. - Et je n’étais pas présent sur le front. A quoi bon accepter quelque chose qui célèbre ce qui n’est jamais arrivé ? Après ça, j’ai découvert le petit complot de tes prédécesseurs à mon égard, mis de l’ordre dans mes affaires. Assassiner son maître, franchement…
Bing ignore sciemment la menace sous-jacente. Elle a l’habitude. Il faudra du temps avant que le vampire ne leur fasse confiance.
- C’était il y a trente ou quarante ans, j’ai été sage depuis. D’ailleurs, j’en ai assez de Los Angeles. Tony n’a toujours pas lancé l’attaque. - Bing se fige imperceptiblement. Quelque chose dans le ton de son maître met ses sens en alerte. - Je veux que nous partions.
- Vous n’aimez plus votre villa monsieur ?
- J’ai dit : j’ai désormais Los Angeles en horreur.
- Mais… Tony va…
- Si je finance un gang, tu crois que c’est pour qu’ils se paient plus de putes et de drogues ? Je lui ai donné accès à un arsenal dont l’armée elle-même rêverait, et il n’en fait rien ! J’ai fini d’attendre. Je veux partir. »
Nicola ne joue plus. Son ton jovial a disparu, il fusille du regard Bing, qui, là encore, est habituée à ce genre de saute d’humeur. Il ne reste jamais très longtemps enjoué ou affable, à croire qu’il n’a plus la patience de prétendre l’être.
L’astrophysicienne a appris à détecter les signes précurseurs à ces changements d’émotion. En rédigeant ses mémoires, elle espère pouvoir en comprendre l’origine et l’aider à se soigner. Il ne pourra jamais s’intégrer dans la société moderne s’il continue à suivre les schémas antiques dont il lui parle de temps en temps. Elle a déjà identifié plusieurs traumatismes. En plus de huit cent ans d’existence, Nicola a eu le temps de les accumuler.
Elle choisi d’aller dans son sens.
- « D’accord, alors nous trouverons une solution. J’en parlerai à Amy, nous trouverons un autre endroit.
- Je veux aller à Shreveport.
- Puis-je demander pourquoi, monsieur ?
- Oh, Bing… parce que c’est là que va se décider le futur de mon monde. »
Le frisson qui la parcourt des pieds à la tête lui rappelle une chose vitale : Nicola n’est pas un homme.
Nicola est un fauve affamé. Et il est temps qu’il recommence à se nourrir.