Vendredi soir à Mansfiel, tout une aventure. Ce quartier est une véritable cour des miracles. Tu cherches quelque chose de précis, introuvable sur les réseaux sociaux ou dans tous les magasins que tu as faits depuis dix ans, va à Mansfiel, dépose une bonne liasse de billets verts sur le comptoir d'une arrière boutique et tu repartiras avec l’objet de ta convoitise. Les laissés pour compte sont rois ici, c’est leur domaine, leur territoire et gare à l’intrus qui ne se conforme pas aux lois de la plèbe. Le marchand de cocaïne côtoie le reliquaire d’artéfacts plus ou moins authentiques, les sorcières dispensent quelques sorts et distribuent des fioles mordorées où la vie semble prendre forme, plus rares, les diseuses de bonne aventure narrent un avenir radieux, ponctué par quelques drames pour rendre l’histoire plus crédible, les prostituées aguichent le passant leur promettant des heures d’extase jamais connue, le tout aux côtés de nonnes bienveillantes, aux sourires protecteurs, prônant encore les vertus d’un seul et unique Dieu. Et tout ce beau monde vit en harmonie les uns avec les autres. Les seuls manquant à l’appel, ce sont les véritables êtres fantastiques, qui n’aurait, d’ailleurs jamais dû quitter les livres de contes. Les Bêtes ne se montrent pas et c’est une bonne chose, ils n’auraient pas leur place en zone urbaine, enfin c’est ce que j’imagine. Quelques vampires traînent, mais ce sont plutôt des marginaux, les autres, préfèrent les salons confortables et privés. S’ils viennent dans les rues crasseuses, sentant la pisse et le vomi, c’est pour acheter quelques doses d’un bonheur éphémère, vendu par des types comme moi. Bien que, ça fait une éternité que je n’ai pas fait commerce, faut dire que les revendeurs de confiance se font rares. Je ne manque pas d’argent, donc aucun besoin de recourir à de telles extrémités.
Non, si je suis venu traîner la savate en cette douce soirée, c’est que je recherche le Mad Dog afin d’y déposer un message pour Nicola, mon ami vampire. Cette pensée m’horripile profondément mais ce gars n’a rien d’un monstre assoiffé décrit dans les livres de Bram Stoker et surtout de l’idée que je me faisais de ces êtres immortels. Je me cherche des excuses, renie mes principes car au final, ben je l’aime bien, « cet » antiquité.
La dernière fois que je suis venu dans ce quartier, c’était en taxi qui m’avait directement déposé devant l’établissement et le retour avait été un peu plus nébuleux. Quoi qu’il en soit, impossible de retrouver la rue où j’avais fait la connaissance de Nico dans des circonstances plutôt musclées.
Je tente de demander aux commerçants locaux s’ils connaissent le club mais la réponse reste toujours la même. Après avoir essayé de me fourguer leur camelote, ils secouent négativement la tête et me chassent à l’aide de quelques insultes ou poudre jetée à la figure. Je pue le curry et le paprika à plein nez. J’enfile une dernière rue, après quoi, je capitulerai et attendrai que mon pote débarque une nouvelle fois dans mon garage, une horde de loups collée à ses fesses. Déambulant tranquillement, les mains enfoncées dans les poches de mon jeans, je souris à ce souvenir, même si un frisson de peur et de haine traversent mon échine, malgré la capuche qui cache un chignon serré.
La ruelle est étroite et les murs ont l’air de suinter une transpiration grasse et collante. Je suis presque certain que si je les touche, je vais me retrouver prisonnier, amalgamer aux briques. Les balcons en fer forgé, habituellement si joyeux, sont habités par des plantes mortes, aux feuillages brunâtres, s’étiolant lentement. Décidément, je préfère Stoner Hill à ce taudis.
Laissant derrière moi l’étroit passage, je débouche sur une place nettement plus peuplée où une foule hétéroclite se croise, se salue et se bouscule. Les lampadaires, certainement dessinés par le même architecte que celui qui a créé les balcons, diffusent un halo doré, améliorant la mine de certains, même les morts semblent vivants.
Lassé de ma balade infructueuse, j’avise un food truck et commande un hot dog et une bière. En attendant ma nourriture, j’examine mon environnement qui détonne singulièrement avec les rues que je viens de traverser. Une grande bâtisse illuminée, brillant de mille dorures, me fait face, arborant en lettre d’or le nom de l’hôtel. Jamais je n’aurai imaginé un tel truc ici et j’ai peine à croire que des touristes traversent l’atlantique pour venir séjourner là-dedans. Pourtant, les portes automatiques ne restent jamais immobiles bien longtemps, il y a un sacré va-et-vient. Mon encas dans les mains, je trouve refuge sur un banc et poursuis mes observations ludiques. J’adore regarder les gens passer, leur inventant parfois une vie, me moquant des autres. Peu se voient décerner mon admiration.
Tout en dégustant mon repas, j’observe distraitement le bal des voitures qui se garent ou qui partent, commentant mentalement la façon de conduire de chacun. Heureusement que personne n’est là pour écouter mes critiques qui sont peu glorieuses.
Une grosse berline s’arrête, non loin d’un kiosk. Le moteur est coupé et une sorte de colosse en ressort hâtivement. Mon sourire renaît sur mes lèvres, je sens que cela va être intéressant de voir comment la circulation va se boucher petit à petit. Plaçant mes bras de part et d’autre sur le dossier, je croise les jambes et compte déjà le premier son de klaxon. En moins de trois minutes, des vociférations se font entendre, accompagnées de crissement de pneus. Un gars avec un bonnet en laine orange, un manteau à carreau au tissu éliminé, au pantalon noir troué et aux baskets déglinguées, se poste au milieu de la route et s’improvise policier, gâchant mon petit plaisir mesquin.
Rapidement, le flot de véhicules reprend sa normalité. Ce qui est nettement moins normal, c’est que le gars en question s’attaque à l’ouverture de la voiture. Piqué par je ne sais quelle mouche, je me lève, empoigne la canette de bière et me dirige hâtivement vers le voleur.
- Hey ! Elle est pas à toi cette caisse !
Je pense que tout Mansfield vient d’entendre mon beuglement. Un magistral doigt d’honneur est tendu dans ma direction, juste avant qu’il s’engouffre dans l’habitacle. J’arrive, essoufflé à la hauteur de la bagnole, contourne le capot et tombe nez à nez avec le malfrat qui a cassé la vitre. Le moteur tourne déjà, je n’ai pas le temps de faire quoi que ce soit, hormis lui balancer ma bière à la figure, qu’il est déjà à l’intersection. Planté au milieu de la route, je me fais copieusement klaxonner à mon tour. Rageusement, je lève les mains, dévoilant mon bras plâtré jusqu’au coude.
- Ca va ! On se calme !
Retrouvant le trottoir, une masse imposante s’avance en fendant la foule. Merde… j’espère qu’il a vu toute l’action, depuis le début.
- Mec, désolé, j’ai rien pu faire. C’est le gars, là, avec son bonnet orange qui a pris ta caisse.
Suis-je navré pour la caisse du mec ? Pas vraiment. Je m’en fous royal en fait, je ne le connais pas et surtout j’en ai rien à foutre de sa voiture. Quelque part, c’est un peu de sa faute, vu où il la laissée. S’il avait choisi un parking surveillé, ça aurait démontré qu’il tient un tant soit peu à son véhicule. Ce genre de truc arrive tous les jours. Et pas seulement parce qu’on se trouve à Mansfield, tout le monde sait que si tu cherches un beau modèle, faut se diriger dans les quartiers chics.
La réaction du gaillard est impressionnante, ses hurlements couvrent, pendant un court instant, l’intense circulation de la place. En fait, c’est pas un mec, mais deux ! Deux bulldozers qui chargent comme si la guerre était déclarée au prochain coin de la rue. Ça crie et ça gesticule dans tous les sens dans une parade assez comique. Je suis certain que si j’étais resté tranquillement sur mon banc, à observer les agissements des trois hommes, j’aurai presque applaudi tant la chorégraphie était bien pensée.
Jusque là, la sérénité est de mon côté avec un serrement de fesses assez puissant à l’arrivée du pitbull à qui, supposément, appartient la bagnole volée. Prêt à tourner les talons, parce qu’il faut quand même bien le souligner, j’ai, pour une fois, rien à voir dans ce vol et qu’au final, je m’en fous profondément, c’est pas mes oignons. Je m’apprête à lui tapoter l’épaule en guise de maigre consolation et à le laisser à son triste sort, mais son bras se détend, plus rapide qu’un crotale et attrape l’avant de mon pull.
- Hey ! Mec ! Fais pas chier ! J’sais rien moi. Lâche-moi ! Et non, j’le connais pas, jamais vu de ma vie.
A-t-il seulement entendu, ce que je viens de dire ? Mon palpitant s’emballe alors que je tente vainement de me défaire de cette poigne inébranlable qui s’est ancrée dans mon vêtement. J’ai beau me tortiller comme un ver au bout d’un hameçon, ma main valide cherchant à ouvrir sa main, rien n’y fait. Les traits de son visage sont contractés, presque autant que sa pogne qui ne cède pas un millimètre de tissu. Durant une seconde, j’hésite à lui abandonner mon sweat, un de mes préféré, seule solution envisageable pour me tirer de là. Un espoir de retrouver ma liberté illumine mon horizon.
- Ouais, c’est ça ! Allez-y ! Poursuivez le ! J’suis sûr que vous pouvez le rattraper.
Ma voix est emplie de conviction même si j’y crois pas du tout. Au moins, ils m’oublieront et je pourrais rentrer chez moi. Les doigts, aussi gros que des saucisses, s’ouvrent, ma liberté est acquise… durant une demie seconde avant que son énorme paluche écrase et broie mon épaule.
- NON NON NON !!!!
Pas le choix, il n’écoute même pas. Balloté comme fétus de paille, mes pieds rament pour garder la cadence, je vois le troisième larron grimper sur sa bécane et s’imposer au trafic. La portière est ouverte, le siège avant rabattu avec une dextérité impressionnante et je plonge, tête la première dans l’habitacle. Ma joue frotte contre le cuir impeccablement ciré. Ma lèvre inférieure laisse une traînée de bave sur la banquette, ma tête touche enfin la paroi, ce qui finalise ma glissade. Mon capuchon recouvre la moitié de mon visage et j’ai un peu de mal à comprendre que la voiture roule déjà.
C’est quoi ces mecs ? Qu’est-ce que mon bulldozer transporte-t-il pour agir de la sorte ? De la dope ? Des lingots d’or ? Ou est-ce une affaire personnelle ? D’après ses questionnements, il ne semble pas connaître l’abruti qui a osé toucher à sa caisse. J’émerge en poussant sur une main, essayant de m’asseoir malgré les nombreuses saccades du chauffeur. Après plusieurs tentatives, je parviens enfin à trouver une position stable, me place au milieu et m’accroche comme je peux aux dossiers des sièges avants.
La vision qui s’offre à moi est cauchemardesque et relance mon rythme cardiaque dans une course effrénée. La circulation est dense, même plus que ça, mais ça n’empêche pas le conducteur à slalomer entre les véhicules, changeant sans cesse de lignes. Les klaxons des autres usagers de la route s’en donnent à cœur joie, signifiant leur mécontentement. Des gesticulations et nombreux doigts d’honneur pleuvent en direction du pilote. Mais ça n’a pas l’air de le déranger plus que ça.
Les chevaux de la Pontiac entrent en action, libérant toute la puissance de la fabuleuse mécanique. Malgré la peur qui hante mon esprit de percuter une autre voiture, je ne peux m’empêcher d’admirer le magnifique tableau de bord, impeccablement bien entretenu. J’imagine même pas le temps qu’il a fallu pour la garder dans cet état. Les aiguilles des compteurs s’affolent à chaque changement de vitesse, me forçant à lever le regard. Une intersection se présente, mes yeux virevoltent entre le feu, toujours au rouge, l’alignée de bagnoles devant nous et son pied qui, toujours, enfonce la pédale d’accélération.
- FREINE BORDEL !!!!
Une nouvelle fois, je crois que j’ai gueulé pour rien. Par contre, j’ai retrouvé l’usage de la parole, qui ne s’arrête plus.
- Attention ! A gauche ! Non à droite, bordel l’autre droite ! Gaffe à la voiture bleue ! Dégage salope ! Si tu baises comme tu conduis, on doit se faire chier avec toi ! Et l’autre con là, il prend tout le lit ! Mais c’est pas vrai, ils ont eu leurs permis dans une pochette surprise, ou quoi ? Vas-y ! Fonce, c’est vert ! Priorité à droite ! Ah… bon ben pas priorité, désolé mec…
Je me surprends à encourager mon chauffard alors qu’il a dû enfreindre toutes règles du code de la route. Si les flics se pointent, je donne pas cher de son permis, mais en a-t-il un ? Si je sors vivant de cette course-poursuite, peut-être que j’oserai lui demander. Accroché comme une moule à son rocher, aux sièges avants, je scrute les autres usagés, à la recherche de notre lascar au bonnet orange.
- Z’êtes sûrs qu’il est parti dans cette direction ? Non parce que bon, vu le peuple… C’était quoi déjà comme bagnole ? Une berline, mais quoi comme modèle ?
Le centre-ville est à présent loin derrière nous, les immeubles sont remplacés par des pavillons, tous identiques. A croire que les architectes américains n’ont aucune imagination. Ils dessinent une maison et après font des copier – coller. Chez moi, c’est pas comme ça, chaque maison a sa propre âme, couleur, toit, elles sont toutes différentes. Parfois, mon pays me manque, peut-être que j’y retournerai un jour.
Une embardée plus forte que les autres me tire de ma rêverie transitoire, me faisant valdinguer sur la banquette, mon visage s’écrase contre la vitre, apportant un grognement d’ours dans ma gorge.
- Merde quoi ! Tu pourrais prévenir !
Je repends ma position initiale quand soudain, une gamine déboule d’entre deux voitures garées. Ma main s’abat sur l’épaule du gars sur le siège passager et lui broie les muscles.
- ‘Tentionnnnnnnn !
Les pneus crissent, la môme fait un bond en arrière, évitant de justesse l’aile avant de la Pontiac, me permettant de prendre une grande goulée d’air, me rendant compte que j’avais bloqué ma respiration. Lentement, mes doigts s’ouvrent, libérant le trapèze du molosse et le tapote en guise d’excuse.
Le quartier n’est pas des plus somptueux et la route est en mauvaise état ; les nids de poule sont nombreux, rendant notre assise nettement plus inconfortable. Un bruit dans le moteur, imperceptible pour un néophyte, me fait froncer les sourcils mais, n’étant pas tout à fait certain, je préfère me taire pour ne pas alerter les deux poursuivants.
C’est fou à quel point une ville peut disparaître en une fraction de seconde. Les immenses arbres, typiques de la Louisiane, couvert de lichen et aux branches majestueuses, ont remplacé les petits pavillons bons marchés de la banlieue. La circulation s’est également dissipée, il ne reste que le motard qui ouvre la voie et nous, qui traçons comme des fous à travers la région. Je doute fortement qu’on retrouve « Bonnet orange » dans ce coin.
- Vous croyez pas qu’on est légèrement trop loin ? Et lève le pied, y'a pleins de bestioles dans l'bayou. Va pas buter un opossum ou autre, il n'y est pour rien.
Les virages s’enchaînent, serrés et sinueux, jouant les équilibristes par-dessus les marais. Au détour d’une épingle à cheveux, une voiture est encastrée dans un saule centenaire qui, lui, n’a pas bougé. Il me semble apercevoir la tête du conducteur reposer contre l’airbag dégonflé. Après un rapide coup d’œil, je peux déjà dire que la caisse ne roulera plus jamais.
- Ah ben, je me suis trompé. Il est bien passé par là. Par contre, il n’ira pas plus loin, ni lui, ni la bagnole, d’ailleurs.