Les lendemains de pleine lune étaient toujours difficiles. À choisir, je préférerais me taper une gueule de bois carabinée plutôt qu'être réveillé alors que je me régénérais tout doucement après une transformation douloureuse. Bien évidemment, le reste du monde se fichait pas mal de mes besoins de repos, il continuait à tourner quoiqu'il arrive, et parfois il tournait très mal. Bien que j'avais plus de moyens que lors de mon arrivée à Shreveport, je n'étais toujours pas décidé à me prendre un appartement, alors je dormais toujours dans ma caisse. C'était un mode de vie que j'avais adopté il y a tellement longtemps que je n'étais pas encore disposé à en changer, et, sauf cas de force majeure, ce n'était pas près d'arriver. Évidemment, le mode de vie nomade avait ses avantages tout comme il présentait quelques inconvénients. A la longue, j'avais fini par repérer les endroits les plus coupe-gorge de la ville, mais il fallait bien avouer que l'ensemble de la ville n'était pas vraiment sûr. Depuis les événements de l'année dernière des incidents éclataient ça et là, et mon boulot m'obligeait à intervenir quand la situation était de notre ressort. Parfois, je me déplaçais pour rien, mais de mon point de vue, il valait mieux se déplacer pour rien plutôt qu'ignorer un appel et que ce soit vraiment le bordel.
Cette nuit là, donc, j'étais en congés. En raison de ma nature si particulière, je m'arrangeais pour prendre mes congés aux alentours de la pleine lune, pour éviter autant que possible de déclencher une métamorphose en étant en pleine intervention. La dernière fois que c'était arrivé, je m'étais transformé en scorpion géant alors que j'étais en pleine enquête avec Azadeh. Pour le coup, ce n'était pas vraiment la faute à la pleine lune, je m'étais transformé de manière impromptue entre deux pleines lunes parce que quelque chose avait déclenché le processus. Résultat des courses, ma collègue a été profondément traumatisée par cet épisode, si bien que je ne l'ai plus revue par la suite. À l'heure actuelle, j'ignorais ce qu'elle était devenue, si elle allait bien. Il est vrai que je pourrais la contacter pour le savoir, mais après ce qui s'était passé je me voyais mal me trouver face à elle. Je lui avais menti depuis tellement longtemps sur qui j'étais et ce que j'étais que je serais tout simplement bien incapable de la regarder en face. J'avais toujours des scrupules de mentir ainsi à mon entourage puisque d'habitude, j'étais plutôt direct et franc du collier, mais parfois, se taire était préférable, en particulier quand une vérité était des plus abjectes. C'était aussi quelque chose dont j'avais l'habitude, de m'arranger pour disparaître aux moments les plus critiques de façon à ce que mon secret ne soit jamais découvert.
Ce fut ainsi que je me suis retrouvé à dormir dans cette rue apparemment calme. Quelques voitures étaient d'ores et déjà garées le long du trottoir et il n'y avait pas un chat. Les riverains étaient sans doute en train de dormir sur leurs deux oreilles, ne s'attendant pas plus que moi à être réveillés par du grabuge juste en bas de chez eux. Ou alors, vu le quartier, ils y étaient tellement habitués qu'ils ignoraient juste ce qui se passait, en se disant que ça allait bien finir par se calmer. Il est vrai que j'aurais pu trouver meilleur endroit pour me reposer, mais pour le coup mon esprit n'était plus focalisé que sur un seul objectif : dormir. Sans doute était-ce mon instinct d'insecte qui reprenait le dessus, à vouloir se planquer dans les coins sombres de manière à passer totalement inaperçu. Il n'empêche que ce n'était pas suffisant ; qu'il y avait toujours quelque chose pour venir foutre la merde. Encore entre deux eaux, émergeant péniblement de mon sommeil profond, j'entendais des cris, ça faisait un boucan pas possible, plusieurs accents se mêlaient, la cacophonie était insupportable. Je grognais un peu et essayais de me caler un peu mieux contre la banquette mais bientôt, on tira un coup de feu.
Cette fois, je me réveillai en sursaut, le cœur cognant à tout rompre. Sans réfléchir, je plongeais pour ouvrir la boîte à gants pour attraper mon flingue. Quand je disais que certaines habitudes ne se perdaient pas. Dans un pays où la possession d'armes était un droit fondamental de chaque citoyen, il était courant que l'habitant lambda possède une arme à feu. Je n'étais pas tout à fait un citoyen lambda : non seulement j'étais un ancien soldat, mais en plus j'étais un immigré. Statistiquement, j'avais plus de chances de me faire trouer comme une passoire que n'importe qui d'autre, même si le fait que je sois un mec blanc me permettait de m'extirper de bien des situations dangereuses sans trop de dégâts. Il n'empêche que, de mes années de services dans l'armée américaine, j'avais gardé certains réflexes, et être sur le pont à tout moment de la journée et de la nuit en faisait partie. Tout en chargeant mon arme et non sans pester entre mes dents, lâchant quelques jurons que je ne répéterai pas ici, je finis par sortir de la bagnole tant bien que mal. Mon regard perçant ne tarda pas à repérer un groupe d'hommes, visiblement en pleine dispute, et ils tenaient en joue un autre mec, ou plusieurs autres mecs, dans cette mêlée de flingues on ne savait jamais trop qui visait qui. En tout cas, dans un premier temps, je décidai de ne pas agir à découvert. Mes anciens réflexes d'ancien sniper me revenaient, de là où j'étais, je pouvais en canarder un, ou même plusieurs. La bête, elle, était aux aguets ; enfin un peu d'action. Il lui tardait toujours d'en découdre et d'avoir de la chair fraîche à se mettre sous la dent, même si de la carne de camé, ce n'était pas très ragoûtant à première vue.
Je me faufilais entre les voitures, tâchant de me faire le plus discret possible, flingue au poing. Avant d'être trop proche du groupe, je décidai de me planquer derrière une poubelle, le genou à terre, tendant l'oreille pour écouter ce qui se passait.
Avec un peu de chance, personne ne m'avait encore repéré.
Mais la chance était une notion très relative, n'est-ce pas ?