De son vivant, Alaric ne garde qu’une infime poignée de souvenirs. Quelques visages flous, de rares souvenirs de voix, d’odeurs. La majorité des moments de sa vie ont été effacée par l’éternité, chose à laquelle il n’a jamais réellement réfléchi. Ses moments humains sont quelque chose qu’il considère comme une faiblesse qui ne mérite guère d’être déterrée. C’est comme si Alaric Lanuit était né pour être éternel. Tout ce qui précède cela ne sont que formalités à oublier.
S’il y a bien une chose dont le français se souvient avec vivacité, cependant, est à quel point il a toujours détesté l’automne. Cette saison qui n’en est pas vraiment une, comme coincée entre deux opposés et incapable de prendre une décision. Alaric déteste l’indécision. Fort heureusement, les nuits automnales ont tendance a être bien moins monotones que ces journées ponctuées de brumes et entrecoupées d’averses glaciales. Les soirées ont le mérite d’être constamment fraîches et sombres.
C’est avec ces pensées en tête que l’Aîné a entamé sa nuit. Il est d’humeur particulièrement joviale, ce soir. La raison est aussi simple qu’elle est logique. Après tout, Alaric Lanuit est un homme de famille.
La porte du véhicule réquisitionné pour l’occasion s’ouvre. Un tout nouveau modèle ajouté à sa collection, qui aura le mérite de faire saliver Nicola, il en est sûr. Il se gardera cependant de faire essayer la Mustang à son vieil ami. Il n’a pas envie de lui connaître le même sort que la précédente. Portière claquée, Alaric époussète lentement son costume qu'il sait pourtant intact. Le mince sourire qui danse sur son visage s’agrandit quand ses yeux se posent sur l’immense bâtiment qui lui a toujours offert des moments de retrouvailles qu’il chérit particulièrement. Ses mouvements sont lents, alors qu’il s’approche de la porte et du valet. Du haut de sa tour dorée, elle l’a vu, et il le sait. Une expiation de bonheur lui échappe en l’imaginant faire les cent pas dans son immense salon décoré avec tout le goût qu’il lui connait.
Les semaines écoulées depuis la dernière fois où elle a daigné lui offrir de ses nouvelles lui paraissent une éternité encore plus longue qu’un automne pluvieux. Alaric n’aurait certainement pas dû la provoquer une fois de plus, il le sait. Sa principale faiblesse réside pourtant dans sa témérité.
- Belle soirée, Edward, eh?
Il salue le réceptionniste d’un hochement de tête en passant à sa hauteur, alors que les portes de l’ascenseur s’ouvrent. L’homme se contente d’un raclement de gorge incroyable; il sait que s’opposer à la visite du Lanuit est vain. Seul dans l’espace confiné, Alaric observe les numéros défiler, gardant tout de même la principale raison de sa visite soigneusement rangée dans un coin de son esprit.
Le français traverse le luxueux couloir éclairé de part en part, mains rangées dans les poches de son pantalon.
“Blue skies Smiling at me Nothing but blue skies Do I see…”
Les paroles de cette chanson d’Ella Fitzgerald sont chantonnées en boucle dans son esprit, alors qu’il se poste derrière la porte. Alaric a toujours été amateur de Fitzgerald. Sa soeur aussi. Retenant le sourire qui menace d’étirer ses lèvres sur ses incisives meurtrières, il prend quelques secondes pour apprécier le tourment qu’il ressent, depuis l’autre côté du mur. Seulement alors, il toque.
“Bluebirds Singing a song Nothing but bluebirds All day long…”