Le taxi s’arrête un peu brusquement. D’un geste, la jeune femme tend les quelques billets que lui demande le chauffeur, sans insister sur un quelconque pourboire. Trop de questions, trop de jugement à propos de cette femme à l’unique sac noir, qui semble bien trop léger. L’étudiante n’a rien fait pour que le conversation qu’il tentait d’instaurer ne se poursuive ; oui, elle est étudiante, oui, elle part en voyage ; où ? Le Mexique ; pourquoi ? ça ne le regarde pas.
Il la dévisage, tandis qu’elle claque la porte, le sac sur l’épaule, sans un regard en arrière. Drôle de bout de femme, aux cheveux blonds. Dans les minutes qui suivent, une nouvelle personne rentre dans le taxi, et déjà, le souvenir de cette étudiante bien peu aimable se dissipe. Le lendemain, il aura même oublié cette rencontre.
Au comptoir, Morgane présente ses papiers. Le vigil semble l’ausculter.
- Orianne Genièvre ? En voilà des prénoms bien particuliers. Français ?
- Du côté de mon père, irlandaise par ma mère.
- Je vois. Voyagez prudemment, Miss Wuntherson.
- Merci à vous.Un sourire qui se dissipe aussi vite qu’il est apparu, et la jeune femme poursuit son trajet. Le sac n’a présenté aucun souci, et pour cause, il n’y a à l’intérieur que quelques vêtements, un ordinateur et quelques livres essentiels. Si le sac avait été ouvert, les ouvrages sans inscription en cuir noir n’auraient pas posé problème ; à moins d’être ouvert. Sur la première page, l’écriture fine de l’arcaniste, qui y a inscrit les quelques mots suivants :
« W. Legrasse – mémoires »
Des pages, ensuite, de souvenirs, plus ou moins confus, d’actes tantôt simples, tantôt méprisables. Des formules, latines, hébraïques ; de nombreux dessins, de cercles et de formes plus subtiles. Des recettes de potions dont la base n’est pas l’eau, mais du sang humain. Une forme de magie impie, même chez bon nombre de sorciers.
Le livre n’a pas été l’exutoire que Morgane espérait qu’il serait. Certains souvenirs, passagers fugaces, ont disparu, mais d’autres se sont marqués au fer rouge sur les paupières de la fille de feu-William. Ces derniers mois, la fille est devenue femme, finalement. Depuis cette nuit dans les songes de son ancienne amie, rien n’a plus été pareil. Longtemps, dans le déni, Wuntherson a eu besoin d’une violente confrontation pour ouvrir les yeux ; et quoi de mieux qu’un rat garou s’apprêtant à se nourrir de vos entrailles pour réveil ?
Personne n’est au courant de ce départ ; personne à part la seule personne qui a été à ses côtés deux années durant, lui permettant de ne pas sombrer dans la folie obscure de la magie de William. Il a été le seul que Morgane a prévenu ; même Dana, sa patronne au cyber-café, n’a eu le droit qu’à un mail de démission.
Pourtant, l’arcaniste n’a pas eu le cœur à ne laisser qu’une lettre à son mentor ; une lettre pourtant écrite, manuscrite, qui traîne désormais dans le sac, à moitié froissée. C’était la nuit dernière, la dernière nuit d’une enfant de Louisiane dans ses terres. Il n’a pas arrêté de pleuvoir depuis, l’automne correctement installé dans la ville aux portes.
Partir ; une décision qu’elle aurait dû prendre il y a bien longtemps.
Le parfum de rose et de sable se met à danser dans ses narines. Une odeur qui l’obsède depuis janvier et qui va enfin avoir une réponse. Dans son regard, qui cherche le numéro de son bus vers Dallas, Morgane voit la petite maison de bois, à la sortie d’une ville oubliée du temps, dont elle ignore le nom. Elle revoit le visage de cette femme qui s’éteint, et son propre reflet, enfant. Une odeur qui l’obsède, car elle sait, que dans ce maelström qui danse dans son esprit, ce souvenir est le sien : le seul de son enfance dont elle est la certitude qu’il soit vrai.
Dallas, puis un autre bus vers Mexico. De là, elle doit retrouver un contact de sa mère, s’il vit encore, qu’elle peut voir à travers les yeux de William, lui offrir ses secrets sans même le savoir. Puis, ensuite, qui sait ?
Le bus arrive vingt minutes plus tard, et Morgane s’installe, à l’avant. La pluie bat doucement contre les vitres du bus, tandis que montent les autres passagers.
Il y aura eu, dans cette vie qu’elle a menée deux années durant, une folie qui n’appartient qu’à cette ville. L’émotion submerge Wuntherson, soudainement prise d’un regret. Elle aurait pu rester avec Eoghan, apprendre le rouge, découvrir le bayou – ils n’auront jamais eu le temps d’y aller, finalement ; mais le destin, qui tisse des fils compliqués, ne l’aura pas permis.
Une larme coule le long de la joue à peine maquillée de Morgane, qui aborde aujourd’hui le style le plus sobre qui soit. Quiconque l’aura connu aurait eu peine à la reconnaître. Le blond de ses cheveux, pâle figure face aux couleurs bariolées de sa vie adolescente, le jean sombre et les Doc de la même couleur. La veste en cuir par-dessus un simple tee-shirt bleu.
Le bus démarre, et s’engage bientôt sur la voie rapide. Le voyage va durer entre quatre et cinq heures, le temps que la nuit passe. Les lumières de la ville brillent au loin, tandis que la Greyhound Line s’avance dans la nuit. Shreveport semble si calme, vu de loin, banal à souhait même. Une grande ville américaine comme il en existe tellement d’autres.
Le téléphone de Morgane vibre, un snap de Virgil. «
En ville pour quelques jours, on se capte ? » Les doigts de la jeune femme hésitent. «
Déso, plus en ville… On se reparle bientôt » un smiley accompagne ce message. Une bouffée de chaleur, envers ce camarade. Il va lui manquer. Elle aurait aimé lui dire ce qu’elle voulait vraiment ; ce qu’il a toujours représenté pour elle. Cela lui brise le cœur ; mais c’est pour le mieux. Ils ne peuvent pas savoir pourquoi elle fait ça ; ni lui, ni Julia.
Morgane s’imagine sa camarade la chercher lundi matin, tandis que Miss Blackwood fera l’appel en classe. Elle désinstalle l’application puis branche ses écouteurs à son vieil Ipod, un cadeau reçu bien avant tout ce qui s’est passé ici. La lecture aléatoire lance « Breathe me » de Sia.
- Qu’est-ce que c’est cliché putain. Lâche-t-elle à voix basse. L’émotion la saisit une nouvelle fois, tandis que les larmes coulent chaudement sur ses joues désormais. Les lumières de la ville se font de plus en plus discrètes dans la nuit, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien d’autre que l’obscurité.
- Est-ce que tout va bien ? Demande une voix à côté de Morgane, tout en appuyant sur son épaule. Une jeune femme, à la peau halée, et aux yeux d’une tendresse sans arrière-pensée. Son accent trahit ses origines françaises.
- Oh, ‘scusez moi, c’est la première fois que je pars voyager seule. D’un revers de la main, Morgane essuie ses larmes.
-
Ce sont toujours beaucoup d’émotions, ne vous inquiètez pas. Un sourire bienveillant sur le visage, Morgane se sent tout de suite à l’aise aux côtés de cette inconnue.
Même après avoir parcouru le monde entier, ça fait toujours quelque chose de partir d’un lieu ; surtout un lieu aussi spécial que cette ville.-
Vous n’êtes pas d’ici ? Se surprend à demander Morgane.
-
Non, j’étais venu chercher quelqu’un, mais je ne l’ai pas trouvé, alors je rentre chez moi, mais avant, je voulais visiter un peu. L’inconnue se redresse un petit peu, et tend sa main à Morgane.
Est-ce que ça vous dirait de faire un peu la conversation avec moi durant le trajet ? Je m’appelle Fadia, et vous ?- Morgane… Enchantée.
Les deux femmes se serrent les mains, et entament une discussion. Le bus fini par quitter la Louisiane, et emporte avec lui deux inconnues, pleines de rêves et d’ambition, pour qui Shreveport n'est désormais plus qu'un souvenir.
Un chapitre qui se termine, laissant derrière lui tant de pages blanches qu'il reste à écrire.
Ouch I have lost myself again
Lost myself and I am nowhere to be found
Yeah I think that I might break
Lost myself again and I feel unsafe
Be my friend, hold me
Wrap me up, enfold me
I am small and needy
Warm me up and breathe me