Minuit moins le quart sur le boulevard • Tyler

Octobre 2021.

La journée s’est étirée, presque sans fin. La faute à pas de chance. La faute au travail.

Le Loup remonte Arkansas Street, indifférent à l’agitation qui émane des restaurants, des bars, des fêtes improvisées ou préparées de longue date qui diffusent la musique criarde jusque dans la rue. Il a piétiné tard, présent pour le rendez-vous à honorer : la conférence donnée par le musée, exposition invitant universitaires et autres vénérables professeurs à se retrouver autour des belles tables dressées. Tout s’est déroulé à la perfection. Aucun aléa à déplorer. Après plusieurs heures passées à piétiner, à surveiller, il s’est retrouvé à servir, cette fois dans un cadre plus élégant que celui de la cafétéria. Sans être moulu, habitué à travailler sans compter, une sorte de lassitude s’est toutefois emparé du Français. Il fume, recrache ses bouffées grises avec une certaine délectation, et surtout, la satisfaction d’avoir gagné sa soirée comme sa journée du lendemain : repos bien mérités. Il a quitté le costume pour un jean noir et une chemise immaculée, que recouvre une veste de blazer, derniers stigmates qu’il remporte jusqu’à chez lui. Western Hill pulse, quand lui se fait fantôme. Il quitte peu à peu les abords trop animés de la rue principale, pour s’engouffrer dans le nœud de ruelles plus intimes ; direction sa planque. Son esprit divague. Il se pose tour à tour sur le visage de Mei Long et sur le Lucky Star Motel – il aimerait qu’elle le quitte, mais ne se résout pas à le lui proposer. En outre, il n’a rien de mieux à lui offrir, aucun abri aussi sûr que ce nid de vampires tous aptes à se protéger des rayons du soleil avec certitude. Il ne pourra jamais partir tranquille en la sachant potentiellement victime de l’astre qui la tuera, s’il la touche. Il songe aussi à leur avenir, perpétuellement caché derrière une nappe de brume qu’il ne cherche pas forcément à écarter prématurément. Il n’y a peut-être rien d’autre qu’un mur gris, derrière la couche de brouillard. L’ignorance est souvent préférable, dans ce genre de cas. Il jette le mégot dans une flaque, et le courant imperceptible l’entraîne dans la bouche d’égout la plus proche.

Désormais, il est seul.
Seul entre deux pâtés d’immeubles contenant des bureaux. L’allée s’étire, interminable. Il n’est pas pressé. Il aime marcher la nuit. Plus à l’aise que le jour durant, les trottoirs sont désertés par la plupart des habitants et voisins. Ou dehors et loin, car plongés dans le tumulte, ou bien déjà rentrés, à l’abri dans leur tanière. Il se demande s’il conservera la sienne encore longtemps. Les avertissements de Kaidan sonnent encore à ses oreilles, à l’image de leur dernière conversation. Et puis, logiquement, le lien se tisse. Medea. A-t-elle jeté le grappin sur lui ? A-t-elle à son tour entraîné un autre thérianthrope dans ses filets de veuve noire ? Il ne sait toujours pas ce que cela lui ferait, de savoir.

Comment a-t-il décelé dans l’air cette vibration infime ?
Comment a-t-il perçu le danger ?
Comment a-t-il su qu’il n’était plus vraiment seul, à marcher là ?

Ce n'est pas la première fois, ces derniers temps, que l'alarme retentit, sous son crâne.

Il n’est plus qu’à quelques minutes de chez lui. Son pas a imperceptiblement ralenti, sans pour qu’il ne puisse se résoudre à s’arrêter pour autant. Il hume, étire ses sens, cherche à comprendre ce qui a soudain fait jaillir en lui le flot d’instincts qui le talonnent, désormais. S’il s’arrête, il risque de perturber l’élément perturbateur lui-même. Il n’en est pas question. Il ne pourrait s’agir que de la rengaine habituelle de sa paranoïa. Ce pourrait n’être rien. Rien de bien méchant. Rien de bien suspect. Pourtant, la concomitance entre ses pensées et ce qu’il éprouve ne paraît pas relever de la simple coïncidence. Plutôt que de rester dans le champ ouvert des lampadaires, Gautièr tourne à droite ; sans précipitation inutile. Il opte pour ce qui pourrait passer comme le raccourci idéal. La voie est étroite, certes. Sombre. Mais elle ne sent pas l’urine, et aucun détritus ne jonche le bitume. Une fois sa silhouette engouffrée, il accélère, silencieux comme une ombre. Son pas s’allonge, et le voit se dissimuler dans une encoignure du mur, contre une porte d’un local quelconque. Rendu invisible par la paroi et son corps mince, il guette. Ses lèvres se pincent, ses doigts caressent le battant de métal lisse dans son dos. Ce n’est pas la Milice. Pas dans ce quartier-là. La discrétion dont fait preuve l’élément perturbateur provoque également une dissonance. Il réfléchit toujours. Il pèse le pour et le contre de ses doutes, avant de déterminer que ses pressentiments se sont toujours avérés malheureusement justifiés. Sa vie est trop équilibrée, ces derniers mois, pour mettre ce vacillement sur le compte d’une illusion tant espérée.

Il guette.

Un souffle.
Un son.
Sa bouche, jusqu’alors sèche, menace de saliver. La Bête est là, tapie.

Et elle attend.