Juin 2021.C'est une putain de blague.La carte de visite à moitié effacée dans sa large paume, probablement suite à un déversement involontaire d'une substance alcoolisée de la veille, il étudie la façade d'un air ahuri, sans paraître comprendre ce qu'il foutait là. Dans son autre main, la géolocalisation clignote sur son téléphone. Pas de doute, il était au bon endroit. Devant l'une des boutiques du Juggler's Bazaar, lieu dont Eoghan Underwood lui avait bien peu vanté les mérites.
Tous des vendus, hein ? En toute honnêteté, il n'avait jamais pris le temps de se forger sa propre opinion sur la question, tout occupé qu'il avait été à se tenir soigneusement à l'écart de tout clan. Exilé sous le simple motif de ne pas se sentir appartenir à ces communautés, il s'était chassé lui-même, imposteur parmi les arcanistes.
Qu'est-ce que j'fous ici ?La gueule de bois ne l'aidait pas à rassembler ses idées et à remonter le fil d'Ariane à l'envers, pour faire lumière sur les événements saugrenus. Il s'était réveillé ce matin, le crâne fendu en deux, le rectangle cartonné retrouvé au fond de sa poche. Pas de patronyme, seulement le nom de la succursale ainsi que l'adresse. Probablement avait-il dû aborder une créature du sexe opposé et avait décroché un rendez-vous galant. Avec un tel charisme, c'était l'explication la plus rationnelle.
De lourdes gouttes s'écrasent sur l'écran de son smartphone. Il grommelle, tout en levant le regard vers les cieux obscurcis. La matinée est bien avancée mais pourtant, les sombres couleurs des nuages épais alourdissent l'atmosphère, tant et si bien que la nuit pourrait napper la ville, cela ne ferait pas de grande différence. Et les grondements qui provenaient de la chape de plomb au-dessus de sa tête n'annonçaient rien de bon, eux non plus.
Une bourrasque de vent l'incite finalement à ne pas rester planté comme un abruti devant la boutique, et à y pénétrer d'un pas faussement assuré. Une main décidée actionne fermement la poignée, et un bras puissant repousse la porte un peu trop violemment. Le carillon tinte et s'affole, et le battant claque derrière lui, trop fort, témoignant de toute la brutalité de son geste.
«
Erm, désolé pour la porte… bonjour ? »
Une entrée discrète et raffinée, tout ce qui caractérisait Serguey Diatlov.
Sa grande taille ne joue pas en sa faveur parmi les rayonnages étroits et les nombreux grigris accrochés au plafond. Il doit se pencher à de multiples reprises pour éviter aux herbes ou amulettes diverses de lui lécher le visage, intimidé malgré lui sans l'admettre. Les nombreuses effluves assaillent ses sens, et éveillent autant sa curiosité qu'un relent de nausée, reste de sa soirée arrosée de la veille dont des bribes désertent encore sa mémoire.
J'aurais dû appeler Evy avant de venir. Elle, elle se serait peut-être souvenu de comment cette foutue carte s'est retrouvée dans ma poche. Quoique, parmi ses souvenirs égrainés de la veille, elle en avait tenu une bonne couche également. Comment une femme pouvait-elle boire autant sans flancher ?
Ça doit être la canne, ça aide à marcher droit, mine de rien. Il ne peut s'empêcher de se marrer à sa propre blague, et sa poitrine se secoue de ce rire tonitruant qui attire finalement la vendeuse. Alertée par le vacarme, entre la voix grave et le bruit des objets déplacés sans délicatesse, elle intervient et tend le bras vers le Colosse, le front plissé d'inquiétude.
«
Ouhla, doucement avec ça, reposez-le ! N'allez pas me le… Donnez-moi ça. »
La petite brune lui arrache le bol tibétain des mains et le réprimande d'un froncement de sourcils, avant de replacer l'article sur l'étalage. Elle ressemble à Hay-Lin, les origines extrêmes-orientales en moins. Ça le fait sourire d'autant plus, une réaction qui n'échappe pas à la vendeuse.
Dans un haussement de voix teintée d'impatience, malgré son professionnalisme, la jeune femme s'adresse à son client potentiel, hésitante quant à l'attitude à adopter avec ce bruyant personnage.
«
Je peux peut-être vous conseiller ? »
Il la scrute sans pudeur, détaille sa silhouette, puise dans sa mémoire. Non, ni son visage ni son corps n'évoque quoi que ce soit pour lui. Mais peut-être avait-il oublié ? Les concours de beuverie avec Evangeline finissaient souvent plutôt mal, et il ne se souvenait plus de la quantité de whisky qu'il avait ingurgitée. Qui plus est, ce n'était pas l'alcool qu'il tenait le mieux, malgré sa carrure et son entraînement dans le domaine. Et puis, les Irlandais partaient toujours avec une longueur d'avance, dans ces illustres compétitions.
«
C'est vous qui avez glissé ça dans ma poche hier, au Bourbon's Palace ? Vous avez bien une tête à vous en jeter quelques uns après le taf. »
Éberluée, son interlocutrice cligne des yeux plusieurs fois, devant la carte de visite qu'il lui tend pour lui prouver sa bonne foi.
«
… Pardon ? Mais ! Je ne vous permets pas ! Je ne vous ai jamais vu, ni ici, ni dans ce bar ! Je suis là pour vous conseiller sur les articles que nous possédons en boutique. Si vous n'êtes pas intéressé par ce que nous vendons, je vous demanderais de bien vouloir… »
«
Oh ça va, pas de ça avec moi. C'est un lieu normal pour un rencard ? Tu pouvais pas me proposer un café plutôt ? Pourquoi ici ? C'est pour se foutre de ma gueule, c'est ça ? Laisse-moi deviner : j'ai trop picolé et j'en ai trop dit hier, c'est ce qu'il s'est passé pas vrai ? Tu trouves ça marrant ? J'ai l'air de quoi moi ici, d'un poisson dans l'eau selon toi ? Non. Alors tu vas reprendre ta putain de carte et arrêter de te payer la tronche des gens comme moi, tu piges ? Ou faut que je te le placarde sur le front pour que ça imprime ? »
Est-il gêné de se donner en spectacle, sans preuve de ce qu'il avance ? Visiblement pas, étant donné l'aplomb qui porte son discours, élevé par une voix de plus en plus affirmée, qui résonne dans toute la boutique. Tétanisée, la vendeuse finit par lever les mains pour désamorcer le conflit naissant, et avec des gestes lents, recule prudemment vers l'arrière-boutique, cherchant à poser son timbre et ses mots pour apaiser l'énergumène qui lui fait face.
«
Je vous assure que tout ceci n'est qu'un affreux malentendu, je n'ai pas fait… ce que vous dites ! Maintenant, vous devriez sortir et arrêter de mettre la pagaille sur mes étagères, je ne sais pas ce qui vous prend, mais je n'y suis pour rien… Je n'ai aucune idée de comment ma carte a atterri dans votre poche, d'accord ?! Arrêtez de me… »
Les éclats de voix rebondissent contre les nombreux ingrédients et bibelots entreposés, amplifiés par la taille exiguë de la boutique. Dehors, un coup de tonnerre déchire les cieux et strie l'échange houleux d'éclairs aveuglants. Le vacarme absorbe les dernières paroles défensives de la vendeuse, comme le bruit des pas de l'Estonien qui s'avance vers elle, désireux de tirer cette histoire au clair, emporté par sa colère et ses convictions erronées que son esprit ébréché ne remet plus en cause. Il avait passé trop de temps loin des arcanistes, loin de toute magie, pour comprendre qu'il se fourvoyait et qu'il terrorisait une inconnue qui n'avait nullement égratigné sa fierté. Tout ce qui comptait pour lui en cet instant, c'était d'étouffer ce sentiment d'injustice qui lui trouait la poitrine.
(c) AMIANTE