La voiture s’arrête, dans le claquement qui lui est familier. Le vrombissement épais du vieux moteur se meurt en quelques instants, tandis que la conductrice de la vieille automobile regarde le bâtiment qui se dresse face à elle.
Sur le siège passager, le feuillet imprimé, annoté, du morceau qui lui a été envoyé, ainsi que son pupitre. C’est ici donc qu’on lui les répétitions de l’After Dark Orchestra, où elle a – plus ou moins – rendez-vous pour la toute première fois.
Cette histoire a commencé quelques jours auparavant, après que June ne se soit retrouvée au piano à queue d’une de ses amies pour prouver son niveau – si modeste soit-il – à l’instrument. Elle ne regrette pas d’avoir joué pour elles ce soir où elles ont préféré la chaleur d’un foyer aux rues animée ; elle regrette d’avoir dit qu’elle aimerait rejouer avec d’autres personnes.
Le décès de son père a réveillé en elle un désir oublié. Fouillant les cassettes familiales, elle s’est revue, enfant, jouant, sa mère chantant. Un voisin, qui se proposait de jouer du saxophone ; puis un bassiste, ami de son père, qui se joignait à eux, pour des jam session jusqu’au bout de la nuit.
Lorsque le flyer de l’After Dark Orchestra est arrivé jusqu’à elles, June n’a pas pu s’empêcher de sourire. Elle s’est souvenue de Chicago, et de probablement les seuls bons souvenirs qui lui restent de cette époque troublée par les médicaments. Pianiste depuis toute petite, la jeune June rêvait de devenir une jazz woman. Un rêve qui peut, aujourd’hui, paraître idiot, mais qui, pour une adolescente perdue comme l’était June, sembe tout à fait atteignable. Bien qu’elle soit parvenue à rejoindre l’orchestre du lycée, June avait dû s’astreindre à une réalité difficile : non, il ne lui serait pas possible de faire du jazz à l’école.
Rebelle étouffée par une affliction particulière, June s’était contrainte à jouer docilement le piano des pièces classiques et autres ballets ronflants. Puis il y avait eu… Cette autre fille, dont le nom échappe aujourd’hui à l’outre. Dans les brumes de son lycée, souvenirs compressés entre les devoirs, le cancer, l’éveil de ses dons et la révolution du monde, June semblait avoir redécouvert une partie d’elle. Cette sensation péculiaire des souvenirs qui remontent, comme une bouffée de nostalgie bien heureuse.
Une joie partagée par un sourire, discret, sur le visage de la taciturne June ; ainsi que sa récente expression de vouloir reprendre les bœufs ; a poussé ses amies à la convaincre de postuler pour l’orchestre. Dans un soupir, elle a accepté, une seule session, pour essayer. Ces derniers temps, elle ne joue plus trop, et pour tenir le rythme d’un orchestre, il faut de la pratique.
Après la soirée, et la réponse de la cheffe d’orchestre nommée Heidi, June avait commencé à lire la partition, pour tenter de visualiser le morceau, avant de pouvoir le jouer chez elle, à la maison familiale. Elle n’en a pas dormi de la nuit, à reprendre les polyrythmies compliquées, tentant de les travailler mentalement. Une sensation de défi, pour la joueuse encroutée qu’elle est devenue.
Le week-end est arrivé bien trop lentement à son goût ; et June a dû se contenter de la lecture du nouveau morceau. Musicos à ses heures perdues, il lui arrive souvent de profiter des petits groupes qui se produisent dans des salles vides pour découvrir de nouvelles mélopées, s’instruire des nouvelles tendances. Une passion solitaire, supprimant le bruit de la vie dans ses oreilles, encombrant son esprit de mouvements incessants, l’empêchant de trop penser à la vie passant dans le corps de l’humanité qu’elle côtoie sans cesse. Une des rares manières qu’à trouvé June jusqu’à présent pour ne pas devenir une joueuse taciturne, qui a oublié le goût de la vraie musique, comme le disait son père, de garder la musique vivante dans ses oreilles, de toujours chercher la découverte, le nouveau morceau ; de ne pas s’enterrer dans les vieux classiques et les ballets ronflants.
Puis le week-end est arrivé, et elle a pu jouer ; enfin ; ce bout de morceau. S’asseyant au vieux piano familiale, celui-là même des plus vieilles cassettes, elle a commencé à jouer. La première fois, elle n’est pas même parvenue à le faire, il lui a fallut s’habituer aux variations de tempo. Puis, elle a trouvé son rythme, dans ce morceau à l’énergie flamboyante. Comme cela arrive, bien que rarement depuis quelques années, June s’est prise au jeu, s’est complètement abandonnée à la musique. Ses doigts ont parcouru noires et blanches indifféremment ; et son jeu, bien qu’imparfait, lui a plu. Il faut encore du travail, certes, mais l’extase du moment, du vague au vide à l’âme ; quelques minutes de répit dans le brouhaha incessant du monde moderne.
Puis mardi est arrivé, et il a fallu prendre une décision. L’ayant promis, June s’est décidée rapidement à y aller. Elle s’est habillée sobrement, dans les teintes beiges qu’elle affectionne, de ses fidèles Docs qui ont déjà tant vécus, d’une chemise à carreau par-dessus ce short, les manches relevées pour conduire.
Le soleil tombe dans le ciel, et June sort de la voiture, pupitre et feuillet sous le bras. Elle regarde le numéro sur la porte, puis celui à l’adresse indiquée sur son portable. C’est le même. Elle est en avance d’une dizaine de minutes sur l’horaire. Il n’y a pas de sonnettes, alors l’outre toque. Bien malgré elle, June sent la vie de l’autre côté de la porte, qui s’agite. Si elle n’est pas au bon endroit, alors il y a quelqu’un qui va pouvoir la guider quoiqu’il se passe.
ertains disent que les choses arrivent pour une raison. Qu’il y a un truc appelé *Destin* qui regarde chaque personne sur la planète et décide de leur futur sans les concerter. Que cette chose indescriptible serait capable d’influer sur la matière, les pensées, l’âme et tout ce que l’on veut d’autre pour arriver aux fins dont elle a bien égoïstement décidé. Ces personnes diraient que c’est le Destin qui a choisi d’inviter Anna au concert le plus important de ta vie et de la faire piétiner ta réputation si durement acquise pour le simple plaisir de te faire de la peine ; ces mêmes personnes diraient que c’est grâce à cet événement que tu as eu l’idée de monter ton propre orchestre. La vérité est que tu ne crois pas au Destin ; la seule chose que tu crois avec la plus grande des certitudes, c’est que ta cousine est une sacrée salope. Et si tu te trompes, si le Destin existe bien, alors lui aussi est une belle salope. Qu’est-ce qui aurait empêché une entité omnipotente en 2021 de t’envoyer un texto ? « Yo Heidi, ici le Destin. Tu devrais recruter des zicos pour un projet plus sérieux, tu crois pas ? Allez a+ » Mais non, visiblement Monsieur Dudestin ne sait pas se servir d’un téléphone.
Une qui sait utiliser le sien, cependant, c’est cette June. Pianiste d’après ses dires, message reçu en fin de semaine dernière, tu n’as jamais entendu parler d’elle dans la petite communauté des musiciens de la ville, mais ça ne veut pas dire grand-chose. Tu lui as envoyé la partition du morceau que vous allez travailler aujourd’hui, et il n’y avait plus qu’à attendre la fin du week-end pour savoir si elle allait se présenter en personne. Ces partitions, c’est devenu toute ta vie ces derniers mois. Toutes transcrites à la main sans exception, pour chaque instrument, pour chaque morceau, original comme arrangé. En tout, une quinzaine de pièces dont elle n’a eu droit de voir qu’un infime échantillon. Tu as passé des jours et des nuits entières à noircir le papier à musique, tantôt dans le confort bourgeois d’un petit salon du manoir de ta mécène, tantôt dans l’intimité modeste de ton appartement. C’était un travail de longue haleine, mais tu as rarement ressenti une aussi grande fierté qu’en admirant les épais feuillets enfin remplis en totalité.
Cet orchestre c’est ton bébé, la preuve que ta vision peut compter. C’est un ramassis hétéroclite de musiciens qui ne t’apprécient peut-être pas humainement mais qui respectent ton amour pour la musique et ton dévouement à votre cause commune. A ce jour, il compte 6 membres, sans t’inclure. Batterie, contrebasse, trombone, trompette et paire de saxophones. C’est encore loin du compte, mais c’est suffisant si tu prends toi-même la place de pianiste. Peut-être que les prochaines fois, tu n’en auras plus besoin ; tu n’as cependant pas trop fondé d’espoirs en cette inconnue. Pas qu’elle ne parte pas gagnante, mais tu connais ton niveau d’exigence, et ce ne serait pas la première à ne pas être revenue après sa première répétition. Et pourtant, ce n’est pas faute de ne pas essayer de mettre tes musiciens dans les meilleures conditions possibles. Tu as trouvé toi-même le local, une salle à louer pour cause de faillite de l’entreprise qui l’occupait, en marge de la ville. Tu as acheté tout un tas de tapis d’occasion pour recouvrir le sol et les murs et assurer la meilleure acoustique possible. Tu as investi tes toutes dernières économies dans une vieille batterie et tu amènes à chaque fois ton propre clavier électrique pour t’assurer que la salle saura toujours accueillir une répétition en bonne et due forme. Au final, tous tes aménagements donnent à l’endroit un aspect étrangement cosy, presque convivial. C’est une sorte de cocon hors du temps dans lequel il n’existe plus d’individus, mais seulement des serviteurs de l’Art, et toi la première.
Un bref coup d’œil à ta montre : une vingtaine de minutes avant le début de la répétition. Tu as investi les lieux depuis une demi-heure maintenant. C’est important pour toi d’arriver autant en avance, tu aimes prendre ton temps seule pour régler les détails qui demandent de l’être. Installer le piano, accorder la batterie, allumer l’air conditionné, ce genre de choses. Chacun leur tour, les membres de l’orchestre finissent par arriver. Ils entrent sans frapper, habitués à ton mépris des conventions inutiles.
- Salut Heidi.
Le grand contrebassiste nonchalant et mal rasé d’une trentaine d’années passe la porte, traînant avec lui son instrument imposant. Concentrée sur quelque problématique harmonique encore floue, tu le salues en ne daignant même pas lever les yeux de ton papier. Il est habitué, il ne s’en formalise pas.
- Salut Sam. J’ai changé quelques notes par rapport à la partition que je t’ai envoyée, y’a la nouvelle sur ton pupitre.
L’espace semble peu à peu prendre vie, et la lumière chaude des ampoules ayant fini de chauffer rajoute encore un peu à l’atmosphère si particulière de la salle.
- ‘lut Heidi. J’ai pas eu le temps de bosser cette semaine, j’espère que tu m’en voudras pas.
Tu sais que c’est faux. Tucker « Pirate » Lonsdale, saxophoniste à peine sorti du lycée et à l’énergie intarissable. Il n’est pas mauvais, et assez motivé pour rester, même s’il a l’air de ne rien prendre au sérieux et aime sans doute un peu trop l’humour pour son propre bien. Tu le gardes parce que tu es persuadée qu’un jour tu arriveras à le mater. Tu ne relèves toujours pas la tête.
- A la première fausse note je te mets dehors avec mon pied au cul, c’est compris Pirate de mes deux ? Je suis sérieuse.
- Mon œil, j’aimerais bien voir ça.
On le surnomme comme ça parce qu’il a un méchant strabisme à l’œil droit et qu’il aime porter un bandeau pour le cacher. Il semblerait que ça le fasse rire.
- T’as pas envie, crois-moi. Y’a aussi un accordeur sur ta chaise, il s’appelle Revient. Cette semaine on perd pas de temps avec ça.
Et de la même manière, le reste de la troupe arrive, salue les musiciens déjà présents, et se prépare à quelques heures de torture. Finalement, un son que tu n’avais pas entendu depuis quelques temps : on frappe à la porte. Cette fois, tu relèves la tête, un sourire très subtil aux lèvres. Tu te lèves de la petite estrade sur laquelle tu étais assise et te diriges vers la porte sous le regard interloqué de quelques-uns de tes collègues. Quelques secondes plus tard, tu révèles à l’âme imprudente en dehors de ces murs l’intérieur de la pièce, et au premier plan, tes mèches blondes retombant sur les épaules noires de ton traditionnel col roulé. Dans le silence, tu examines pendant une paire de secondes celle qui est soit perdue, soit la nouvelle recrue potentielle que tu attendais.
- Tu dois être June ? Heidi.
Tu ne perds pas de temps en présentations, ça ne t’intéresse pas, et ça n’est pas censé l’intéresser non plus, elle n’est pas là pour ça. Tu te retournes et l’invite à entrer d’un geste du menton.
- Je laisserai les autres ses présenter eux-mêmes. Le piano est là, c’est le mien alors je te demanderai de faire attention.
Un très légère différence de ton à la fin de ta phrase, comme si tu y avais insufflé un peu plus d’âme, par-dessus de ton désabusé. Tes yeux de jade s’attardent quelques instants de plus sur les traits de son visage. Ils semblent… familiers, mais il est à peine frustrant de ne pas arriver à savoir pourquoi, et pourquoi son nom ne te dit rien.
- Tu as.. – tu vérifies ta montre – un peu moins de dix minutes pour te délier les doigts et on attaque. Si tu as des questions, je t’écoute. Sinon à dans dix minutes.
La porte s’ouvre quelques secondes après le timide appel. Une jeune femme blonde se dresse face à June, qui anticipe un sourire, prête à se présenter, à refuser la main qu’on va lui tendre. Un geste qui ne vient pas.
« Tu dois être June ? Heidi. » Une simple phrase, qui l’invite à entrer. Le premier pas dans la salle, et déjà, June comprend qu’elle n’a pas fait erreur. Des lampes, sobres, ornent murs et plafonds, eux-mêmes cachés derrière d’épais tapis aux motifs tantôt variés, tantôt sobres. Les autres musiciens sont déjà là, se préparant à la séance qui va suivre. Ils sont aussi variés et abimés que les tapis qui se dressent autour d’eux.
« C’est bien ça, enchantée. » La voix fait son chemin dans l’épaisse ambiance du lieu, d’où le jour a déjà fui, comme une bulle cachée, de la musique de contrebande. June suit Heidi, se demandant où elle peut l’avoir déjà vu. Peut-être dans l’un des concerts dépeuplés où elle s’est rendue par le passé ?
« Je laisserai les autres ses présenter eux-mêmes. Le piano est là, c’est le mien alors je te demanderai de faire attention. » La question se dissipe rapidement. Les visages se tournent vers elle, la salue. Ils se présentent. Elle remarque le pansement sur l’œil d’un d’entre eux. Les picotements familiers du mauvais rasage sur le visage d’un autre. Autant de distractions qui viennent perturber les sens de la pianiste en herbe.
« Je ferai attention. » La promesse est faite. Elle attarde son regard sur le clavier électronique. Il diffère des pianos qu’elle a eu l’habitude d’utiliser. Quand est-ce que c’était, la dernière fois sur un clavier de la sorte ? A son arrivée à Shreveport ? Avant encore, peut-être. Le lycée ? C’est peut-être plus ça.
« Tu as.. un peu moins de dix minutes pour te délier les doigts et on attaque. Si tu as des questions, je t’écoute. Sinon à dans dix minutes. » Sans un mot, June s’assied sur le tabouret qui fait face à l’instrument, se redresse, règle le siège pour convenir à sa taille, définitivement plus petite que Heidi. D’un geste habitué, le pupitre est mis en place sur le clavier, les feuillets disposés en bonne et due forme.
Heidi s’éloigne, et laisse la nouvelle s’installer comme il se doit. Les doigts de June viennent courir sur les touches, à la recherche d’une aise à venir. La pression fait battre son cœur plus rapidement que la normale. Le visage de June est fermé, tandis qu’elle suit sa routine, s’étire les doigts, se détend les épaules. Des gestes qu’elle n’a plus besoin de réfléchir, ancrés dans sa chaire par la pratique. Des gestes qui lui ont été réprimandé à une époque, de la part de Madame Chowsky, cheffe d’orchestre du lycée public où June a fait ses premières – et dernières – armes dans un orchestre.
« Salut toi. » La voix extirpe June de ses pensées, la rappelle aux mortels qui l’entourent. Elle dévisage le borgne qui se présente à elle. « Pirate, enchanté. » La main tendue, la voilà.
« June, enchantée. » Un silence, tandis que la demoiselle regarde la main tendue en sa direction. « Pardon… Je, hum… ne sers pas les mains. Rien de personnel. » Le dénommé Pirate dévisage, bras croisé, la jeune femme qui lui fait face. Encore une drôle d’énergumène, pense-t-il. Elle regarde son cadet la dévisager de son unique œil. Elle émet un vague sourire, pour essayer de désamorcer le malaise qui s’installe.
« T’inquiètes pas, on a tous nos problèmes. » lâche-t-il de sa voix encore jeune. « Tant que tu sais jouer, le reste, on s’en fout. » June n’écoute qu’à moitié, elle pense déjà aux notes qu’elle va jouer, se concentre pour éviter de sentir le musc du garçon qui lui fait face, fait taire en elle les vapeurs de vie qu’elle a sentis, elle n’a pas besoin de ses informations. « Puis, si jamais, t’as qu’à… »
« Parfait alors. » le coupe-t-elle, avant qu’il n’aille plus loin dans sa phrase, ne se sente l’envie d’approcher trop. Elle connait l’exercice, du demi-sourire qui appelle, à l’envie d’aider. Elle n’a pas besoin d’aide, se débrouille très bien seule. « Je penserai à toi si j’ai des questions, Pirate. » Sa voix est minaudée, trop forcée pour être vraie, un mauvais jeu d’actrice volontaire. Il s’éloigne finalement, la laisse seule avec l’instrument.
A côté d’elle, le bassiste a commencé à s’échauffer, un riff simple en afterbeat. D’instinct, le cœur de June se cale sur le rythme, et ses doigts glissent finalement sur les touches, tandis que ses pieds s’accordent sur les pédales du clavier. Du riff, elle propose ses accords, qui se fondent avec la contrebasse. Un sourire sur le visage de Sam. Si la démonstration n’est pas très technique, elle a le mérite de ne pas sonner faux.
Pour la première fois de son arrivée, June ne ressemble plus à une timide lycéenne perdue, et libère de cette énergie qu’elle contient en permanence. Comme une flammèche qui s’échappe de la bombonne, qui siffle sous la pression, qui ne demande qu’une chose : à s’échapper.
ilencieux à l’extrême il y a à peine un quart d’heure, le local retient désormais entre ses murs la cacophonie désarticulée d’une poignée de musiciens laissés en liberté. Gammes, exercices d’échauffement, querelles musicales pour déterminer qui de la section cuivre sera capable de jouer le plus aigu ce soir ; chacun semble être à sa place et jouer parfaitement son propre rôle dans cette espèce de famille difonctionnelle placée sous ta direction. June a l’air discrète et pas du genre à parler beaucoup. C’est une qualité, enfin de ton point de vue. Sans réponse de sa part, tu retournes vaquer à ton occupation, à savoir tâcher de trouver un meilleur contrepoint pour le baryton pour les mesures de chorus. On pourrait te dire que tu te prends la tête pour pas grand-chose, mais ce serait signer son exclusion ferme et définitive de l’orchestre. Le souci du détail, l’importance accordée au moindre choix, l’absolue minutie et l’orfèvrerie avec laquelle on dessine une mélodie ou un rythme, c’est tout cela qui détermine si ta musique est digne d’être écoutée. C’est en y mettant toute ton âme sans concession que tu arriveras à construire cette œuvre dont l’ampleur te dépasse.
A peine rassise sur l’estrade accueillant les chaises des soufflants, tu tentes de replonger le nez dans les partitions. Seulement, le marin d’eaux douces ne semble pas vouloir te laisser le moindre répit. Tu lèves les yeux en entendant sa voix s’attarder du côté de la section rythmique. Tu soupires, t’apprêtant à lui remettre les pieds sur terre. Par chance, ce s’est pas avéré nécessaire, et David, l’autre saxophoniste, retient un éclat de rire en voyant tes yeux assassins suivre Pirate pendant son trajet retour, bredouille. Tu continues à le fixer quelques secondes pour t’assurer qu’il s’accorde correctement, et en reviens à ta réflexion. Le temps court et tu n’arriveras pas à prendre de décision éclairée dans les quelques minutes qui te restent. Tant pis, tu dormiras dessus cette nuit, tu as l’habitude maintenant. En attendant, tu te lèves et tu vas prendre place devant ton propre pupitre, en face de tous les autres. Peu à peu, le silence reprend ses droits tandis que tu imposes ta présence. Les derniers souffles de chauffe s’étouffent contre les tapisseries, et finalement les échos se taisent. Tu prends un instant pour profiter de la mélodie du silence, une grande inspiration, et tu entames ton discours sur un ton calme, bien trop posé lorsque l’on t’a connue il y a quelques années de cela.
- Aujourd’hui, on attaque Caravan. C’est un incontournable, je l’apprends à personne. Il a été joué et arrangé de mille façons différentes, nous on va pousser l’intensité à fond. Ce morceau, c’est une course contre la montre et contre le métronome. Si vous êtes pas complètement essoufflés à la fin, c’est que vous avez pas vraiment joué. Dernière chose, c’est un morceau rempli de tritons, si ça frotte c’est normal alors ne pensez même pas à jouer moins fort. Assumez votre ligne.
Caravan, un classique du genre, en effet. Tu te souviens l’écouter encore et encore sur ton baladeur en attendant Casey à l’entrée de l’auditorium du lycée. Visage renfrogné, toute de noire vêtue comme c’est le cas depuis quinze ans, les genoux remontés contre la poitrine et adossée au mur, tu attendais le garçon à qui tu troquais tes desserts contre quelques minutes d’accès à sa trompette par semaine. Un souvenir que tu balaies d’un revers de main mental. Sobrement, appuyée contre ton tabouret haut, tu lèves une main et commence à battre la mesure d’un agile mouvement du poignet. De l’autre main, tu désignes le batteur.
- Les 8 premières, Danny. En boucle.
Un hochement de tête, signe qu’il comprend, et bientôt, les tambours se mettent à battre dans un roulement hypnotisant. Le charleston s’agite au rythme de ta main tandis que les tomes ronflent, presque menaçants, orage prêt à éclater au-dessus de vos têtes. La ride sur chaque temps fait tourner la tête comme un danse aguicheuse.
- Sam.
Ton regard se porte sur le contrebassiste, et d’un geste précis au timing chirurgical, tu l’invites à rejoindre son collègue. Le son inimitable des cordes vibrant contre la touche en ébène, rond et grave, résonnant avec intensité et complémentarité de la grosse caisse. Pendant deux minutes, tu laisses le duo faire vibrer l’air de la pièce, coupant court au moindre souffle voulant perturber l’énergie presque métaphysique s’étant imposée. Ton regard se tourne enfin vers la nouvelle recrue.
- La rythmique en entier. Et…
Ta main finit ta phrase à ta place, donnant à la musicienne l’élan pour commencer à jouer au bon moment. Un rythme en montuno, emprunté à la musique cubaine, et des harmonies dissonantes, un phrasé aigu pour contraster avec les basses fréquences et donner une impression de légèreté et d’urgence. Voilà ce que tu t’attends à entendre, et tu ne feras pas jouer les vents tant que c’est ce que tu n’auras pas obtenu. Tous les regards sont rivés sur June, la plupart empathiques, conscients de la sévérité avec laquelle tu la mets à l’épreuve pour une première fois.
Lorsque Heidi se lève pour prendre la parole, le silence se fait dans la pièce. L’air vibrant retombe, chargé de l’énergie des musiciens, prêt à écouter lui aussi le discours de la cheffe d’orchestre ; comme s’il se préparait à prendre un nouvel envol, bien plus en contrôle, le chaos apprivoisé, absolvant les limites de l’individuel au profit d’un tout, géré par une main de fer dans un gant de velours. Tous et toutes se tournent vers Heidi, attendent autant qu’elle le silence. Le regard de June remarque le pieds nerveux du batteur, prêt à en découdre ; la respiration lente et calme des cuivres, qui semblent préparer une longue et douloureuse brûlure à la manière des plongeurs en apnée. Le bassiste retient sa main à quelques centimètres des cordes, un fusilier qui attend l’ordre de presser la détente, de mettre le feu aux poudres.
Tous frémissent lorsque les termes sont donnés par la compositrice de l’arrangement. Ils ne le laissent pas percevoir ; pour June, l’intensité augmente encore, la chaleur du sang qui se mets à battre dans les veines. La vie, qui s’intensifie, prisonnière de chaînes qui s’apprêtent à être brisées, elle le sait. Droite derrière le piano, June, dévisage chacun des musiciens tandis qu’Heidi termine son discours de début. L’outre peut sentir la moiteur des lieux, l’ambiance à la fois lourde et sévère, mais empreinte d’une vigueur peu commune.
La note bleue, le cœur du blues, comme l’appelait le père de June. Elle le revoit lui faire écouter pour la première fois Caravan, une version par Duke Ellington, pointer du doigt en l’air en rythme, avec la même frénésie que celle qui anime le batteur. Elle se souvient de la remontrance de son ancienne professeur, quand elle a voulu jouer le blues en classe. Des notes volées sur le piano du lycée, en dehors des heures, à laquelle elle accédait grâce à son statut ; quel grand mot, statut, pour la piètre pianiste qu’elle était à l’époque.
La mesure commence à être battue. Régulière. Les huit premières vibrent dans l’air, la poussière déjà se mets à tourbillonner. Il ne semble pas à June que le lustre ne se balançait avant que les tomes ne se mettent à vibrer ; puis le bassiste donne la première note à son tour. June connait le morceau, elle l’a entendu maintes et maintes fois ; elle a lu ce réarrangement quelques dizaines de fois déjà, s’en est imprégné.
Son regard sombre quitte la feuille, se pose sur Heidi. Elle attend le signal, peut sentir certains de ses muscles se tendre, tandis que ses doigts cherchent à s’assouplir. Les pièges sont nombreux, tendus, prêts à s’abattre sur la pianiste amateure. Les mots meurent dans la gorge d’Heidi, se transmettent à sa main. Les épaules de June sursautent au premier mouvement, tandis que ses doigts pressent les touches, que son esprit ne se vide. S’envolent, en un instant, tous les tracas, tous les masques, les sentiments refoulés, les regrets ; mais également les joies, les souvenirs, l’avenir.
Dans cette quarte augmentée, ce n’est pas simplement la quinte qui se renverse, c’est l’esprit de June. Ses doigts ne risquent de sentir aucune présence vivante tant qu’ils courent sur les blanches et les noires. Son ouïe se concentre sur les temps que lui donnent la rythmique, dont elle fait partie, l’odeur de sa sueur emplie ses narines ; c’est pour cela que la musique lui manque, que cette intensité l’appelle. La musique bat dans son cœur avec plus d’ouvrage que la vie et la mort, qui s’oublient.
June jouera, tant qu’elle pourra jouer, jusqu’à se faire arrêter, dans son élan, lorsque ses doigts perdront le rythme, que son temps quittera le tempo de la mesure, qu’elle aura oubliée jusqu’à l’écoute, plongée, jusqu’à l’âme, dans le blue devils.
u as appelé la batterie, et la batterie joua. Tu as appelé la contrebasse, et la contrebasse joua. Tu as appelé le piano, *et le piano joua*. Être chef d’orchestre, c’est un peu comme crocheter une serrure : instrument par instrument, goupille par goupille, on déverrouille parfaitement un cylindre. C’est un travail de patience et de minutie, mais la sensation que chaque note, chaque coup de baguette, se trouve parfaitement là où elle doit est absolument enivrante. Que garde la serrure ? Aucun mot n’existe pour le définir ; celui qui s’en rapproche le plus serait l’Esthétique. Si tu focalises toute l’attention sur la nouvelle pianiste ce n’est pas par cruauté. Ce n’est pas non plus pour la tester, évaluer ses capacités ; c’est simplement parce que c’est ce que dicte la musique. Elle est en charge du cylindre suivant, et la seule chose qui importe est qu’elle puisse et veuille assumer cette responsabilité.
Les yeux perdus au loin, tu fronces les sourcils. La prestation est *pas mal*, mais elle doit être *parfaite*. Ta main continue de battre la mesure, régulière. Tu t’es entrainée des heures pour gagner cette rigueur métronomique, un métronome justement enfoncé dans les oreilles pour grave la régularité dans ton système nerveux. Il te faut quelques mesures pour mettre le doigt sur ce qui te gène exactement.
- Accentue la deuxième double, on entend presque des triolets. Te repose pas sur le ternaire de la batterie.
Peu instinctif ? Oui. C’est là tout le sel de l’arrangement. Ce n’est pas consensuel, ce n’est pas confortable : c’est presque méchant, mauvais. Ce doit être une épreuve d’écouter, et on doit en sortir essoufflé comme après une course de fond. On ne doit surtout pas regarder en arrière parce que l’on doit être absolument terrifié de la masse sombre et informe qui nous avalerait si l’on osait arrêter de suivre le rythme haletant que tu bats. Alors oui, tu pourrais dire que c’est *suffisant*, appeler les cuivres et les bois pour se démener sur une base *à peu près* convenable, mais où serait l’intérêt ? Dans la balance, vous n’avez que du temps à perdre, et ce que vous avez à gagner n’a pas de prix. Le diable se cache dans les détails, et c’est à vous de le prendre à son propre jeu pour jouer un swing littéralement diabolique.
- Attention à ta pédale, les notes sont trop longues. Mais elles doivent pas être trop courtes non plus.
Tu fermes les yeux, les sourcils toujours sévèrement froncés. Tu visualises presque cette serrure dorée et ornée que vous êtes en train de forcer méthodiquement. La température dans la pièce devient comme frissonnante alors que la goupille s’ajuste enfin parfaitement. Un sourire sincère et presque machiavélique se dessine sur ton visage. Il aura fallu dix vraies minutes, mais l’engrenage de la section rythmique fonctionne désormais comme une horloge parfaitement calibrée.
- Sax bar, trombone quatre.
Et ainsi, pendant près d’une demi-heure, les appels se sont enchaînés jusqu’à ce que chaque musicien soit occupé. Et pendant plus de quatre heures, vous vous êtes acharnés pour jouer parfaitement le morceau de bout en bout. C’est long et pesant, chacun devient de plus en plus nerveux et fatigué, mais personne ne semble avoir envie de partir. Ceux qui sont là sont des habitués, ils savent que c’est ce qui arrive, et que qui sort avant d’obtenir ta bénédiction sort pour la dernière fois. Cependant, ça ne les dérange pas ; pris dans quelque chose de plus grand qu’eux, ils tiennent bon jusqu’au point d’orgue final. Avec toute la sobriété que tu t’imposes, tu donnes le dernier coup de baguette dans l’air, et la machine infernale peut enfin cesser de fonctionner, laissant ses ultimes notes de la soirée se réverbérer contre les murs. Rien d’autre ne vient perturber les quelques secondes de silence qui suivent, si ce n’est la vie même des musiciens qui respirent tous du même souffle épuisé.
- C’est tout pour ce soir, vous êtes libres. A la semaine prochaine, j’espère.
Tu balaies la pièce des yeux, essaies de déterminer l’état de la nouvelle pianiste, puis plonges le regard dans ton conducteur pour en arranger les feuilles tournées avec fougue. C’est surtout un prétexte pour toi aussi te remettre de tes émotions, car bien que tu ne le laisses que peu entrevoir, l’expérience est tout aussi intense pour toi, si ce n’est plus. Finalement, la curiosité du début de séance refait surface alors que tu songes à la performance de la potentielle nouvelle recrue. Un discret coup d’œil t’indique qu’elle est encore là, et il serait sans doute temps d’aller la voir. D’un petit bond agile, tu descends de l’estrade et te diriges vers elle. Lorsqu’il s’agit d’autre chose que de musique, tu te sais bien plus maladroite, alors tu prends un moment pour réfléchir à tes mots une fois postée devant elle, mains enfouies dans les poches de ton ample pantalon.
- On finit rarement plus tôt que ça. Si ça te convient, ça me va aussi, tu peux revenir la semaine prochaine.
La fatigue se lit aussi sur ton visage et les grandes poches violettes qui soulignent ton regard désabusé. Et cette foutue curiosité qui te travaille, il faut que tu poses la question.
- D’ailleurs, où est-ce que t’as su pour l’orchestre ? J’ai pas souvenir de t’avoir déjà vue à une jam ou un concert, pourtant j’ai l’impression de t’avoir déjà croisée quelque part.
Une décennie en arrière, plus précisément. Quelles étaient les chances que ça arrive, après tout ? Elles sont si faibles que ton cerveau a sans doute préféré écarter d’office la possibilité de faire appel à tes vieux souvenirs du lycée.
Ce ne sont pas des conseils qui fusent depuis le pupitre de la cheffe d’orchestre, ce sont des réclames ; et June en a parfaitement conscience. Ses muscles, tendus, n’aident pas à s’accorder comme elle le voudrait. Les jeux sont faits, tandis que les minutes passent lentement, que ses doigts, agiles, filent sur les notes.
Les yeux de June ne se décrochent pas de ses doigts ; comme si, le moindre faux mouvement de son corps viendrait mettre en péril l’équilibre qu’elle cherche. Accentue une deuxième double, sans faire entendre un triolet. Un équilibre précaire à aller chercher, une mesure précise, qui n’existe qu’un instant, qui passe plus vite qu’un battement de cil. Ne pas se reposer sur le ternaire de la batterie. Ce ne sont pas que des réclames ; il y a du conseil également.
Le jazz, c’est savoir perdre le contrôle, tout en gardant la bonne direction. Le souvenir surgit, tandis que la charleston résonne. Elle revoit sa mère, au piano, le foulard qui encercle sa tête, cache les effets du traitement. Elle la revoit, de cette personne frêle qu’elle était devenue, se redresser pendant quelques minutes, se libérer de sa chair mortelle. Crier, sans ouvrir la bouche ; se faire entendre, sans paroles. Ne pas se reposer. Les yeux de June se ferment, elle visualise les chaînes qui ornent son cou et ses bras ; lourd est le plomb de celle capable de sentir la vie. Il faut trouver l’instant, sans briser l’équilibre, sans être la carte qui ploie et fait s’écrouler le château qui se hisse petit à petit. Trouver la balance, entre la longueur et la justesse.
Ne pense pas trop, tu sauras que c’est le bon moment quand c’est le bon moment. Elle est petite, assise à côté de sa mère, qui lui place les doigts sur les notes. Ses pieds ne doivent même pas atteindre les pédales. Le souvenir ne correspond pas ; des vagues, qui lui reviennent, de souvenirs, enfouis si loin. Tout tire en longueur, les notes sont trop longues. Le bourdonnement s’efface dans les oreilles de l’outre. L’air entier vibre autour d’elle, apaise ses songes. Tu n’es pas passive, même si tu es là en appuie. Tu dois vivre chaque instant. Le sourire, fatigué par la maladie, qui refuse de s’éteindre, qui sera là jusqu’à la fin, dans cette chambre d'hôpital miteuse à Chicago.
- Sax bar, trombone quatre. La voix d'Heidi la soulage, comme si elle venait de passer un premier test. June a trouvé son rythme, il n’y a pas eu de coupures, pas d’interruptions. Son rythme s’est calé sur la musique d’Heidi, sur celle de Sam et de Pirate, de tous les autres présents. Pour une fois, elle n’est pas la fausse humaine qu’elle prétends être ; elle n’est pas l’outre qui refuse de s’accepter, qui fait taire les échos qui glacerait l’âme de n’importe quel être vivant ; elle est simplement June la pianiste. Elle n’est pas seule. Un sourire, véritable, discret, se dessine sur son visage.
De là, le temps s’envole, comme si la délivrance promise s’effectuait dans la chaleur moite des lieux. Le morceau est répété, encore et encore, sans la moindre lassitude, sans autre fatigue que celle du corps, qui donne, toujours plus, pour satisfaire le rythme de la main de la cheffe d’orchestre, dont le mouvement bat la mesure, inlassable.
- C’est tout pour ce soir, vous êtes libres. A la semaine prochaine, j’espère. Le dernier mouvement est donné, et l’énergie de la pièce se fige, comme suspendu à un fil, comme la première respiration après une longue apnée. June passe ses mains sur ses cuisses, moites par un effort d’une intensité qu’elle n’a plus eu l’occasion d’avoir dans sa vie ; d’une intensité qu’elle n’a peut-être jamais eu dans sa vie. L’orchestre du lycée, sa dernière expérience similaire, était une blague comparé à ce qu’elle vient de vivre ce soir. Elle revoit encore ses camarades, à peine enthousiastes à l’idée de jouer, menés par une professeure trop fixée sur ses idées, faisant jouer inlassablement les mêmes morceaux fatigués chaque année. June se rappelle ses moments comme d’interminables cours, monotones malgré le plaisir de la musique. Elle se rappelle les jams avec une autre élève, bien plus énervés, punks qu’elles étaient, à refuser à se soumettre à l’autorité, l’une comme l’autre à leur manière particulière. Lorsque le regard de June croise celui d’Heidi, elle se mets à avoir une pensée qui la surprend, la rendra songeuse dans quelques heures, quand elle se sera glissée dans son lit, repensant à cet instant.
Le batteur passe à côté d’elle, la salue d’une main tranquille, tout en portant à sa bouche une cigarette, Pirate marche à ses côtés, lui fait un grand sourire et lève un pouce. Ils font tout deux un signe à Heidi, puis disparaissent dans la nuit ; tout comme chacun des autres musiciens.
June hésite, ne sait pas la marche à suivre. Elle n’a pas envie de se lever de suite. La fatigue se fait soudainement sentir, tandis qu’elle termine de ranger son feuillet. C’est son don qui lui fait remarquer la présence à proximité d’Heidi. Une chamade qui revient, fait, par automatisme, remonter les barrières mentales de June. Elle ne parle pas, prend son temps pour ranger ses affaires, réfléchit à quoi dire dans ce genre de situation.
- On finit rarement plus tôt que ça. Si ça te convient, ça me va aussi, tu peux revenir la semaine prochaine. La voix d’Heidi trahit sa fatigue, tout autant que son corps. June se concentre sur la voix de son interlocutrice, canalise son don à ne pas se manifester, pas maintenant. Ne pas tout ruiner en s’apercevant de détails dans la vie de sa nouvelle connaissance dont elle ne veut rien savoir. D’ailleurs, où est-ce que t’as su pour l’orchestre ? J’ai pas souvenir de t’avoir déjà vue à une jam ou un concert, pourtant j’ai l’impression de t’avoir déjà croisée quelque part.
- Je traine parfois dans les bars, ceux où il y a les petits groupes et…pas grand monde, a-t-elle failli dire. Une seconde de silence qui se glisse, la fatigue, probablement, qui la fait chercher ses mots. C’est une amie qui m’en a parlé, je ne sais pas où elle a trouvé le flyer, mais je pourrais lui demander. Un nouveau moment de silence s’installe. J’aimerai beaucoup revenir, oui. Je n’avais pas joué dans un orchestre depuis le lycée, et c’est possible que je manque de rigueur au début, mais tu verras vite que je suis minutieuse. C’est la minutie dans sa routine qui fait que June n’a pas encore été découverte, qu’elle arrive à se cacher derrière le masque de l’humanité, à vivre au milieu d’elle sans être découverte.
Je voulais demander aussi : pourquoi ce nom ? L’After Dark Orchestra ? Drôle de miroir qui se joue entre June et Heidi, toutes les deux aspirant à plus de réponses, mais trop endurcies, trop enfermées en elles pour avoir une réponse qui ne soit pas entrecoupée de silences et d’instants flottants.
Une rencontre, en bien des points similaires, oubliée pour le moment par June, qui a eu lieu à des miles de là, des années auparavant, dans un lycée de Chicago.
ientôt, le boucan féroce qui cognait contre les murs n’est plus qu’un vague souvenir. Les démons de la musique invoqués se sont échappés par la porte restée ouverte et laissant entrer en échange un courant d’air frais. Si ça n’avait pas été grâce à ton fidèle col roulé, tu aurais sans doute frissonné sous la caresse maligne de la brise nocturne. Seules deux âmes, séparées – ou plutôt réunies – par un instrument de musique, réchauffent encore la pièce de leur présence discrète, presque timide. Le contraste avec l’énergie bouillonnante à l’œuvre plus tôt est frappant, mais tu es bien placée pour savoir que tout est toujours histoire de facettes.
La réponse de la pianiste sonne finalement ; elle n’est pas satisfaisante, cependant. D’une certaine façon, tu attendais qu’en quelques mots elle éclaire la lanterne qu’invoque le déstabilisant halo de familiarité qui l’entoure. June, c’est pourtant la première fois que tu entends son nom, tu en es absolument certaine. La substance de sa réponse de t’intéresse que très peu, finalement, et tu lui signifies d’un geste éloquent de la main avant de t’empresser de la fourrer à nouveau dans ta poche. La mention d’un orchestre de lycée t’arrache un discret rictus d’amertume, à peine un battement de cil égaré avant de te rattacher à son discours. Manque de rigueur ? Minutieuse ? Si elle le dit, tu vas la croire sur parole. Après tout, tu n’es pas franchement douée pour te faire une opinion sur les gens. Enfin, une autre opinion que les mépriser sans autre forme de procès, et tu as pris conscience plus ou moins récemment que ce n’était pas une idée aussi judicieuse que tu as jadis pu le penser. Sa dernière question en revanche te surprend. Elle est la première à questionner l’origine du nom de votre formation et tu dois bien avouer être prise au dépourvu. Le spectre des réponses possibles est vaste, et aucune d’entre elles ne serait vraiment un mensonge, mais y a-t¬-il une raison principale ? C’est un clin d’œil malicieux à la nature que tu prises en secret, c’est une métaphore dissimulée de l’espoir que cet orchestre représente après avoir connu tant de douleurs et de tourments. C’est un nom qui sonne bien, tout simplement. Une poignée de secondes de silence précèdent le son de ta voix, éternellement froide mais notablement moins autoritaire que lorsque tu étais perchée sur ton humble estrade.
- C’est parce que je me fiche pas mal de ce que chacun fait la journée. Ce qui m’intéresse, c’est la musique. Ce qu’on fait une fois la nuit tombée.
Un clin d’œil éloquent en direction de la porte toujours ouverte depuis laquelle on devine le ciel noir et encore trop pollué par les lumières de la ville pour révéler ses étoiles. Tu aimerais prendre le temps, une nuit, de sortir de la ville seule et d’aller observer le ciel. T’allonger sur le tapis d’herbe fraiche d’une colline et deviner le tracé des constellations. Faire un point sur ta vie et peut-être de grâce te rendre compte de la différence dévorante d’échelle entre toi et les astres qui te contemplent en silence. Couper ton téléphone et ne prévenir personne ; laisser les rares âmes qui tiennent à toi s’inquiéter et te laisser oublier paisiblement. Te laisser ne faire qu’un avec le sol et espérer qu’un jour, un joueur de trompette solitaire viendra claironner quelques airs familiers puis s’allonger juste à côté de toi, se sentir tout petit devant l’immensité de l’univers et se laisser faner sans un mot. Un soupir t’échappe alors que tu remises avec un peu de peine cette pensée sereine.
- On a pas grand-chose à voir avec un orchestre de lycée. T’as l’air d’une grande fille, je vais pas t’envoyer un message tous les jours pour te dire de bosser les partitions. T’as ressenti la vibration ce soir, pas vrai ? Ce truc qui prend le dessus sur tes pensées et qui laisse ton corps réagir à l’instinct. Je veux que ce soit ça qui te pousse à bosser : le souvenir d’un moment qui dépasse tout entendement et l’avidité vorace de ressentir ça à nouveau. Tous ceux que t’as vu ce soir, ce sont des morts de soif. Quand ils vont rentrer ce soir, ils vont pas réussir à dormir parce que tout ce qu’ils voudront ce sera jouer encore, revivre les quelques moments d’élévation auquel on a eu droit.
Malgré la fatigue, malgré les cernes, au fond de ton œil était réapparu un éclat unique, le lustre subtil d’une passion qui signifie bien plus que ta propre vie. Tu fixais June droit dans les yeux avec l’air le plus sérieux que tu pouvais prendre, et pour cause : tu n’exagérais rien. Chaque mot de ton monologue était pensé et assumé à tous les degrés. Finalement, ton regard décroche du sien et s’attarde quelques secondes sur la mallette de ta trompette t’attendant sagement au fond de la pièce, derrière la pianiste. Tes épaules se relâchent et l’atmosphère devenue chargée d’électricité semble regagner sa neutralité.
- De toutes façons, je me suis fait recaler de l’orchestre de mon lycée à l’époque alors aucune chance que je veuille remettre de coup presque une décennie plus tard.
La Nouvelle a quelque chose de tranquille. Une façon d’être discrète qui, pour une raison que tu ignores, te donne l’impression qu’elle n’outrepassera jamais tes limites. Une satanée sensation de familiarité, quelque chose dans le regard qui te crie que ce n’est pas une rencontre mais plutôt des retrouvailles. Le ton de ta voix faiblit alors que des bribes de souvenirs épars commencent à se raviver. Trop agacée par tes mains sans occupation, tu commences à ranger le piano électrique qui retrouvera bientôt le coffre de ta voiture.
- A l’époque je.. squattais la salle de musique pour m’entraîner entre.. midi et deux..
Et des fois je croisais cette fille qui aurait pu être ta jumelle. Mais c’est impossible. Pas ici à des centaines de miles, tant d’années après. Cette fille qui ne t’a jamais adressé un mot et à qui tu as toujours été reconnaissante pour cela. La seule espèce d’amie que la vie avait décidé de mettre sur ta descente aux Enfers.
Sous le soleil des journées, où les mouvements sont coordonnés, une inhérente forme de musique, millimétrée, qui laisse penser au chaos mais qui n’en est rien. La remarque de Heidi arrache un discret sourire au visage de June, dissimulé derrière la bataille de ses cheveux, le visage baissée tandis qu’elle termine de ranger les quelques affaires dont elle dispose pour la soirée. Pas un jour ne passe sans que les mêmes gestes soient appliqués, les mêmes contraintes, les mêmes mensonges, de ceux-là même qui vous plie l’âme, vous inflige à chaque mesure comme des incisions fines, font s’envoler qui vous étiez à l’origine.
Ce dont parle Heidi est un synonyme de liberté pour June. Un échappatoire au milieu de la ville qu’elle abhorre. Lorsque la nuit tombe, les masques tombent ; parfois au profit d’autres, de ceux que l’ont aimerait avoir, celui du l’incorrigible, de la libérée, du tourbillon. Lorsque l’on est face à son instrument, il n’y a que nous. La voix de son père, comme en écho à la liberté que promet Heidi. Il n’y a pas de masques pour June, pour son genre, pour son don. Elle n’échappe à la frivolité, à cette envie de se glisser dans la peau d’une autre ; le temps d’une soirée, peut-être, l’espoir d’une vie.
- Bien sûr, non. Commente l’outre à demi-voix, lorsque Heidi la reprend sur l’orchestre lycéen. June a parfaitement conscience de la différence entre les deux endroits. Au diable même, elle ne pourrait pas s’infliger cette même souffrance qu’au lycée. Les classiques sont importants, mais la rigidité de la professeur de l’époque lui rappelle combien elle aime le jazz. Toutes ces choses que lui énonce Heidi, elle les sent encore, elle les sent toujours. Le regard sombre de la jeune Washington se plante dans celui de sa cheffe d’orchestre, plein d’un sentiment de compréhension. June lutte, réfreine les lianes de son don de s’agripper à Heidi, de lui apprendre jusqu’à ce que l’humaine présumée ignore. Lorsque les caisses vibrent, et que la basse lourde emplie l’air de la mesure, que les doigts volent les notes à la céramique du piano ; alors, les vibrations de la musique emplissent l’esprit, font taire le bourdonnement semblable au plus immonde des acouphènes.
- Je n’ai rien bu depuis des années. La phrase est presque murmurée, la nature discrète de June reprend le dessus, et s’envole déjà l’adrénaline, revient au galop le contrôle. Elle, elle va dormir ce soir, car c’est son répit, mais l’envie est tentante, de regarder le jour se lever, de jouer jusqu’à l’épuisement. Elle a pourtant besoin de la camisole chimique, pour ne pas ruiner cette vie qu’elle s’est construite, qu’elle doit continuer d’entretenir jusqu’à ce que son âme soit complètement vidée. L’échange de regard avec Heidi prouve à June qu’elle pense ce qu’elle dit ; par le non-dit, l’outre lui rend, avec toute la force de son âme, comme un aperçu des pensées de celle qui ne les partage qu’avec elle-même. Un hurlement silencieux, une force sourde, une flamme qui s’embrase. Dans ce silence partagée, June se confond avec Heidi ; elles n’ont pas la même histoire, ni les mêmes but ; la musique est leur salut, un échappatoire obligatoire, le dernier bastion de salvation.
- De toutes façons, je me suis fait recaler de l’orchestre de mon lycée à l’époque alors aucune chance que je veuille remettre de coup presque une décennie plus tard. June affiche une moue circonspecte. Les souvenirs continuent de remonter, June se rappelle l’odeur de la craie sur les tableaux, le bruit des chaises qui raclent le sol, la sensation dans ses mains de la balle de basket. Les notes qui se jouaient parfois entre les cours… A l’époque je.. squattais la salle de musique pour m’entraîner entre.. midi et deux.. Dans le regard de June, une illumination, et le souvenir qui revient finalement, comme la dernière porte au bout du couloir. Des années en moins, des soucis moins gravées sur les visages encore jeunes. Il n’y a jamais eu un mot échangé entre les deux adolescentes qu’elles étaient. June hésite un instant. Doit-elle fait revenir cette période ? Le lycée est, parfois, difficile à gérer, même des années après. L’outre s’écarte, laisse Heidi ranger son piano, s’occupe comme elle peut. June s’écarte, la laisse faire ; non pas qu’elle ne souhaite pas aider, plus qu’elle ne souhaite pas entrer en contact par inadvertance, s’éveiller au corps de Heidi, découvrir ses secrets par accident.
- Pour ta défense… Chowsky était une vieille peau sans cervelle, se risque finalement la pianiste. Elle se tient debout, à côté de la cheffe d’orchestre qui s’affaire, l’air détendue, à attendre de voir si le nom provoque une réaction ; et si, d’un geste, elle vient de balayer son nouvel échappatoire à la vie moderne morose.
travers la porte ouverte du local, la nuit semble d’une douceur cotonneuse. Un discret courant d’air bat une mesure lente et invisible, tantôt s’infiltrant entre les plis de vos vêtements, tantôt dans la maille désorganisée de vos cheveux. Finalement agacée qu’ils te tombent devant les yeux lorsque tu te penches au-dessus de la housse du clavier, tu ranges ta crinière blonde en un chignon grossier. Accroupie devant ton piano enfermé dans son lit de nylon, tu aurais juré entendre les murs de l’entrepôt tomber violemment et faire s’insinuer ici une bourrasque traversant et mordant ta chair, tes os et ton cœur comme depuis l’intérieur. Au dehors, une matrice de souvenirs inextricables de ta mémoire qui reprennent enfin tout leur sens et que tu revis de plein fouet, comme si un seul mot avait le pouvoir de te renvoyer dix ans en arrière. Figée, crispée, tu fixes sur le sol qui te renvoie en plein visages trois années de souvenirs que tu n’as jamais partagés avec quiconque. Que dire, en même temps ? Comment raconter ces rencontres strictement muettes, intimes ? Les mots sont incapables de décrire ces scènes avec toute l’authenticité qu’elles méritent, tant et si bien que tu ne peux pas te résoudre à croire que cette mémoire qu’elle vient de t’ouvrir est usurpée. Tout comme tu ne peux pas croire à sa présence ici. Oh, mais au fond, tu le crois : c’est l’accepter qui te pose problème.
Pourquoi croit-on certaines choses impossibles ? Est-ce que tu aurais peur d’enfin la reconnaître ? As-tu peur au contraire que ce soit elle qui t’ait reconnue ? As-tu peur par les souvenirs qui gravitent malgré toi autour du sien, ou au contraire sont-ce les siens qui t’effraient ? Elle qui possède les vestiges d’un passé que tu as tout fait pour effacer. Lentement, tu pivotes vers June, toujours accroupie. Tes yeux de jade se déposent sur ton visage et l’examine encore et encore, incrédules. Ta bouche est entrouverte depuis quelques secondes déjà, mais les mots peinent à en sortir, s’échapper de la tornade de poussière qu’elle a déclenchée à la seule mention de cette vieille peau de Chowsky. « Ferme ta gueule… » est finalement la première chose que tu parviens à articuler. C’est dit sans la moindre animosité, mais c’est la grossièreté de ta nature profonde qui ressort lorsque tous les autres remparts ont cédé. Tu clignes. Une fois, deux fois, avant d’être capable de formuler la moindre autre pensée. « C’est toi.. ? » La question est stupide au vu du contexte, mais comment ne pas la poser ? Elle dissimule derrière elle toutes les autres auxquelles tu penses, et celles auxquelles tu n’as même pas encore pensé. Pourquoi ? Comment ? Savait-elle ? Depuis quand ? Les gros mots défilent en boucle dans ton esprit encore embué par la violence du choc. Tu finis par te relever hasardeusement et faire un pas en arrière par réflexe sans décrocher ton regard de June. Il t’aura fallu dix ans pour apprendre son nom. Quel vertige.
« Putain, » lâches-tu encore abasourdie en te pinçant l’arête du nez, « quelle vieille salope, tu m’étonnes. » Un sourire encore largement teinté d’incompréhension finit par fleurir sur ton visage pâle éclairé par les néons de la salle. Il disparait pourtant vite, un peu trop même, en te souvenant des circonstances qui à l’époque avaient rendu sa présence si agréable. Et c’est au même moment que tu réalises pour la énième fois l’étendue de tes lacunes sociales. Les gens normaux savent-ils vraiment quoi dire dans ces situations ? « Je… pensais pas qu’on se reverrait un jour. » Tu prends une grande inspiration, et souffles longuement. Ton air devient subtilement plus sérieux, un peu plus grave. « J’aurais bien aimé te dire au revoir, avant de partir. » Et tu es désolée, sincèrement, même si tu n'arrives pas à en prononcer la formule.
Il y a bien longtemps, dans ce qui semble une vie différente, June était une tout autre personne ; ou presque. Elle découvrait son don, passait ses journées à essayer de comprendre pourquoi sa vie ne ressemblait en rien à celle des séries et des magazines, pourquoi le contact avec les autres lui donnait la nausée, lui faisait entendre des sons qui n’avaient jamais été prévu pour l’écoute. Famille de musicos, les Washingtons n’avaient pas été choqué en voyant leur fille se plonger dans la musique pour s’arracher aux problèmes du quotidien. Le cancer de sa mère, le bruit des corps qui vivent, l’omniprésence des sons impossibles à faire taire.
Et dans ce maëlstrom d’émotions, cette tempête étouffante qu’est l’adolescence, June avait trouvé l’amie parfaite. De son souvenir, elles n’avaient échangé aucun mot, pas plus que des regards. Perdues, à leur façon, sauvées par la musique. June faisait partie de l’orchestre du lycée, en tant que pianiste. La professeur de musique, l’une des plus vieille de l’école, Madame Chowsky, était de la vieille école. Ils jouaient des morceaux classiques, et s’osaient parfois à de petits écarts pour jouer une reprise plus moderne. Si ce n’avait pas été l’occasion de pouvoir jouer, June aurait tourné les talons ; mais rendre sa mère malade fière était important, alors, elle avait supporté les brimades de la vieille. Tandis que ses doigts réclamaient Ellington ou Evans, ils devaient se contenter de Beethoven ou Debussi.
Alors, June avait cherché à contourner les règles. Elle disposait de la salle de répétition, alors, elle en profitait parfois pour aller jouer ses morceaux favoris à l’abri des regards et des oreilles. C’est là qu’elle avait rencontré Heidi.
*
- Je… pensais pas qu’on se reverrait un jour. Le sourire discret de June s’affermit quand Heidi réalise. L’outre ne sait pas trop réagir. Elle est partagée entre l’appréhension de voir ressurgir les démons de son passé, et le plaisir de revoir celle qui lui a permis de ne pas sombrer complètement dans l’une des pires périodes de sa vie. Elle rit doucement à l’invective de la cheffe d’orchestre.
Elle sent son cœur battre plus rapidement. Elle joint les mains devant elle, tient le portefolio où se trouvent les partitions. Elle a de nouveau seize ans, se tient bien droite, s’écarte pour laisser l’autre femme se relever une fois le piano rangé. Heidi hésite, semble soudainement mal à l’aise, et June regrette son choix un instant, avant d’entendre les mots, alourdis par la sérieux soudain de l’humaine.
- Nous sommes bien loin de Chicago, c’est vrai. La phrase reste en suspens un instant, les pensées se bouleversent dans l’esprit de l’outre. Son sourire se fane, ses yeux se baissent. June se sent perdue.
- J’aurais bien aimé te dire au revoir, avant de partir. Elle cherche dans sa mémoire, mais les souvenirs confus de cette époque lui semblent surgir d’une autre vie. Cette histoire n’a jamais eu de fin, Heidi est partie du jour au lendemain, puis June a quitté le lycée, est entrée à l’école de médecine. Quand sa mère est morte, elle est partie pour la Louisiane, laissant cette vie dans le nord derrière elle. Les mots se bousculent dans l’esprit de l’outre, elle ne sait pas quoi répondre. En a-t-elle voulu à Heidi de disparaître ? Peut-être, June était bien plus sensible à l’époque. Ce sentiment n’a pas perduré, elle se rappelle uniquement les moments où elles jouaient, comme des flashs de lumière dans les ténèbres.
- Tu… Je… Pas de problèmes, on ne contrôle pas toujours.. June se mord l’intérieur des joues, sent ses yeux s’embrunir malgré elle. Elle contient l’émotion qui surgit, son humanité qui résiste vaillamment, quelque part en elle. Comme un diaporama usé, elle revoit des images de scènes de la vie de tous les jours, les derniers instants à Chicago, sa mère alitée, son père à son chevet, et elle qui se fatigue à essayer de la soulager. Si elle avait eu alors les connaissances qu’elle a aujourd’hui, est-ce que ça aurait changé quelque chose ?
D’instinct, June s’est mise à marcher, accompagne Heidi vers l’extérieur, pour ranger le piano.
- Je suis contente de voir que tu as bien pris ta vengeance du coup… Ton propre orchestre, c'est impressionnant. D’un revers de la main, June efface la larme qui s’est confortablement lovée au coin de son œil. Elle esquisse un sourire discret, mais sincère, souhaite relancer la conversation, mais ignore comment.
ien loin de Chicago, c’est vrai. Bien loin des hivers où l’on regarde la neige tomber par la fenêtre, des murs de gratte-ciels qui réverbèrent cet accent nasillard que tu n’entends maintenant plus que rarement sur ton téléphone ou à travers ta propre voix, bien qu’elle soit devenu plus neutre avec le temps. Bien loin les murs austères de l’internat et cette vie en apnée dont tu pensais avoir tout fait pour te détacher. Or, t’éloigner n’a jamais suffi à effacer ces souvenirs de ta mémoire, ni les principes qu’ils t’ont forgé. Tu es simplement partie vivre les conséquences du naufrage sur un récif moite et étouffant que l’on nomme Louisiane. Au final, la seule chose qui a changé après ta fugue a été la saison à laquelle tu regrettais ta garde-robe et les voix qui continuaient à te faire sombrer un peu plus profond vers l’abime. A Chicago ou à Shreveport, toucher le fond ne doit pas être une sensation bien différente. Peut-être as-tu préféré le faire devant des inconnus plutôt que devant ta propre famille. Tu n’aurais peut-être pas supporté l’humiliation de devoir quémander un toit ou un emploi à tes parents ou tes cousins, encore tremblante d’une énième tentative de sevrage qui finira noyée au fond d’un verre ou d’une bouteille le soir-même.
Mais maintenant, tu es loin. Loin de celle que tu étais, et tout aussi loin de celle que tu aspires d’être. « Pas assez, encore, » réponds-tu à moitié pour toi-même dans un souffle qui se confond vite avec un courant d’air. Ca fait quelques instants de trop que tu es figée à ne rien faire, et tu dois trouver quelque chose à faire pour occuper tes mains et ton corps pour ne pas qu’il devienne une source de gêne et d’inconfort supplémentaire, vaisseau de chair que tu as momentanément oublié comment piloter. Sans te presser, tu ramasses alors avec délicatesse la housse imposante. C’est vrai, qu’on ne contrôle pas toujours. Est-ce qu’elle en sait quelque chose ? Après tout, tu ne connais d’elle que ses notes et, depuis peu, son prénom. Quant à toi, tu en es encore à te demander s’il vaut mieux chercher à accepter de lâcher prise ou à gagner plus de contrôle. Tu soupires longuement devant cette nuit qui semble si tranquille et éternelle. Souvent en levant la tête, tu envies aux astres leur sérénité.
« Est-ce une si bonne chose, pourtant ? » La vengeance, tu veux dire. Tu laisses tes mots en suspens le temps de charger le coffre de ta voiture et d’enfin humer un air libre. « Je suis une grande adepte de la vengeance, tu peux me croire. » Un rictus désabusé fleurit un instant sur ton visage, et tu hausses les épaules. « Mais ce qu’on fait là… j’ai pas envie que ça ait cette saveur. Je veux pas ancrer l’orchestre dans cette direction. » Est-ce que l’initiative est née de la frustration du rejet ? Oui, indéniablement. L’épisode récent de la visite d’Anna lors de ton remplacement a laissé une trace vicieuse dans ton esprit, et ton naturel revanchard a été un moteur puissant pour arriver à cette fin. Pourtant, la revanche seule te laisserait un arrière-goût amer de défaite, presque une sensation de dégoût. « J’aime penser que le projet qu’on porte nous dépasse. Que c’est de l’Art, avec un grand A. » Tu souffle du nez en guise de rire devant ce quasi-sarcasme, formulation cliché parmi les clichés. Et pourtant, tu n’en demeures pas moins sérieuse, maintenant adossée à la carrosserie de ta berline et les yeux fixés vers le ciel nocturne. « J’aime me dire qu’il y a une sorte de… pureté, là-dedans. Quelque chose qu’il ne faudrait pas salir. » Tes yeux de jade se déposent alors un instant sur les boucles châtain de June, puis dans ses orbes assortis, cherchant peut-être à y lire une réponse sincère et crue à tes interrogations pseudo-existentielles. Tu ne savais pas quoi raconter d’autre, de toutes façons. Mais tu ne voulais pas non plus que la discussion s’arrête si tôt après avoir commencé. Tu aurais été trop triste après dix ans d’éloignement que la réalité ne colle pas avec cette toute nouvelle vision fantasmée des retrouvailles construites à la va-vite à partir des bribes de fiction qui constituent ta seule idée de ce qu’est l’amitié idéale. Si tu t’écoutais, vous devriez avoir des choses à vous dire jusqu’au lever du jour.
Ton regard se détourne d’elle. Il ne faudrait pas la fixer trop longtemps non plus, tu risquerais de la faire fuir, enfin tu imagines. Chaque seconde de silence se fait de plus en plus accablante, comme un millier d’yeux braqués sur toi attendant que tu parviennes à surmonter ta nature taciturne. L’effort est intense et déplaisant, mais tu finis par accoucher d’une question. Certains pourraient se moquer de ce handicap social, mais tu en as déjà bien assez honte toute seule comme ça. « Tu es là depuis longtemps, du coup ? »
L’amitié est une entité complexe, qui vit au cœur de chacun d’entre nous. Elle prend des formes si différentes, si subtiles, qu’il est parfois difficile de la comprendre, d’en saisir les nuances et les implications. L’amitié peut être terrifiante, d’avoir un sentiment si fort envers quelqu’un que nous ne désirons pas plus que sa proximité, son regard, son sourire. Heidi marche devant June, et quelque part en elle, l’outre sent le mouvement, l’euphorie qui se manifeste, comme éteinte depuis des années. L’amitié s’oublie, au détriment d’autres sentiments, d’autres aventures. Les visages s’effacent dans les limbes du temps, et parfois, lorsque nous y pensons le moins, nous revient en plein visage, nous rappelant les moments passés, qui ne reviendrons jamais. L’amitié se trouve dans le plaisir, parfois dans la difficulté. Pour Heidi et June, l’histoire s’est écrit dans le tourment d’une adolescence dont les conséquences les poursuivent encore aujourd’hui, des fantômes dans leur esprit.
- Pas assez, encore. Le mensonge de June est exposé, sa tentative de réconfort écrasée par le poids de ce passé. La distance n’a rien à jouer dans cette œuvre, et partout où nous allons, nous gardons les banshees qui dansent autour de nos esprits, hurlent et saccagent, murmurent et rappellent, occupent et emprisonnent.
Pour parachever son entropie, June a voulu oublier ; elle a cru qu’elle pourrait le faire. Oublier la discorde, les cris et la peur. Sa main enserrant celle de sa mère, mourante, tentant de la sauver de toutes ses forces, de puiser dans ses ressources d’enfant pour combattre le fléau moderne de l’humanité. La première vraie bataille, la plus terrible des défaites.
- Est-ce une bonne chose, pourtant ? Je suis une grande adepte de la vengeance, tu peux me croire. Mais ce qu’on fait là… J’ai pas envie de ça ait cette saveur. Je veux pas ancrer l’orchestre dans cette direction. J’aime penser que le projet qu’on porte nous dépasse. Que c’est l’Art, avec un grand A. J’aime me dire qu’il y a une sorte de… pureté, là-dedans. Quelque chose qu’il ne faut pas salir.
June s’arrête, pensive, croisant le regard de Heidi. Un échappatoire complet dans le tourbillon des jours. Il ne neige presque jamais à Shreveport, pourtant, la jeune pianiste frissonne. Qu’est-ce que la pureté ? Elle s’est souvent posé la question, face aux vies qui s’enchainent face à elle. C’est en ça que les deux femmes différent. June ne croit pas à la vengeance ; il n’y a pas de vengeance dans le cycle éternel, tout va à son rythme, et jamais nous ne prenons de revanche réelle sur nos naissances ou nos morts. Des prisonniers de la chair, condamnés à errer en attendant que ce grand tout accepte de nous reprendre. A quoi bon se venger, alors ? Ce qu’elle comprend, cependant, c’est l’envie de s’éloigner de tout, de protéger. C’est un secret comme un autre, qui cherche à s’échapper, qu’il faut contrôler, pour le préserver.
- Tout ça nous dépasse… Un murmure, battu par les vents. Heidi ouvre son coffre, y range son matériel consciencieusement. Un endroit où se retrouver, se libérer. June fixe ses pieds. Elle pourrait faire ça, au moins un petit peu. Si c’est important, il faut le protéger. Ca n’a aucun sens, se dit Washington. L’atrophie dans laquelle elle s’est plongée craquèle. Ses amies veulent la protéger, connaissant sa condition, sans la comprendre réellement. Aux dernières nouvelles, Heidi n’était qu’une humaine. Peut-être s’est-elle éveillée aussi ? Shreveport est si spécial à ce niveau, l’épicentre de l’épidémie. Elle ne pose pas la question, a peur de la réponse. Heidi a quelque chose à protéger, elle aussi. Là-dessus, elles sont pareilles, pour des raisons différentes.
Le coffre claque. June redresse la tête. Elle veut protéger ça. Le silence se prolonge. Sa respiration est lente et contrôlée. Les dernières vapeurs de l’adrénaline se dispersent, la fatigue se fait sentir. Quelque chose de pure entre ses mains souillées. La sensation de la terre sous ses ongles ne la quitte pas, les vers qui grouillent dans son estomac. Est-ce qu’elle mérite cette pureté ? Un sourire se dessine difficilement sur le visage de l’outre.
L’amitié est quelque chose de compliqué. Dix ans ont passé depuis leur dernière entrevue, depuis ce dernier morceau partagé, à écouter l’autre jouer, à ne rien attendre en retour. Etaient-elles amies, au moins ? June le pense ; une amitié peu conventionnelle pour les âmes errantes qu’elles étaient. Lorsqu’elle regarde Heidi, elle ne voit pas le cancer, ni n’entend les grincements et les lamentations dans son esprit. Elle entend le jazz, voit la neige tourbillonner, les couloirs vides du lycée tandis qu’elles se faufilent, mutines. Une pureté à protéger.
- Tu es là depuis longtemps, du coup ? Un sourire tendre, à peine feint, qui continue d’étendre l’expression de June. Elle vient aux côtés de Heidi, s’appuie sur le coffre de la voiture qui remarque à peine son poids plume.
L’amitié est une entité confuse, dix ans ont passé, et pourtant, June n’a pas envie de mentir. Elle n’a pas envie de se cacher derrière ses boniments habituels, d’exhiber ses excuses et ses faux-semblants ; comme si, dans cette soirée qui n’a failli jamais exister, elle avait retrouvé une partie d’elle.
- Je suis arrivée en… 2014. Jeez, j’ai l’impression que c’était hier. Hum… Elle joue du bout du pieds avec un caillou, soupire. La vérité, emprisonnée dans son cocon, peine à franchir les lèvres de l’outre, malgré sa volonté. C’est l’année où j’ai perdu ma mère, mon père m’a chassée…parce que je suis un monstre. La fin de la phrase reste en suspens. June se laisse glisser, s’accroupie, enlace ses jambes de ses bras. J’ai abandonné l’école de médecine et je suis devenue fleuriste. Une vie palpitante, hein. Un sourire plein de sarcasme, qui se fane aussitôt. Je retapais la maison familiale pour qu’il puisse venir y vivre, mais il est mort avant, donc je le fais pour moi maintenant.
Sa voix ne trésaille pas à ces annonces, elle oublie par moment, comme ici, de donner de ce trémolo dont raffolent les humains, qui ne comprennent rien à la vie, encore moins à la mort. Au mieux se fait sentir un désarroi inapproprié. La mort de son père n’a été qu’un pieds de nez de l’éternel pour June, l’empêcher de renouer avec son géniteur, de réparer les fautes du passé. Ce qui l’attriste, ce n’est pas la mort, c’est de n’avoir jamais pu lui expliquer avec ses mots d’adultes, avec sa nouvelle connaissance, l’étendue du monde qu’il ignorait, terré comme une autruche pour ne pas voir la réalité.
- Voilà tout ce qu’il y a dans la vie de June, j’en ai peur. Elle redresse la tête vers sa camarade. A ton tour. Gamine espiègle, ce même sourire honnête qui revient. Elle pourrait s’habituer à cette sensation sur son visage, à ce sentiment aux côtés d’Heidi. June se demandera plus tard si ce n’est pas la nostalgie d’une époque révolue qui joue, d’instants volés aux pieds et aux nez des adultes qui voulaient les conformer à la société. Elle se demandera plus tard si Heidi et elle peuvent réellement être des amies, et en viendra à la conclusion que c’est ce qu’elle veut.
Peu importe qui elles sont la journée. Elles sont là pour la musique, pour cette bulle à protéger une fois la nuit tombée.
e moment semble irréel, éphémère comme ces fleurs qui n’éclosent qu’une fois l’an pour celleux qui ont la patience et la minutie de les chérir tout le reste de l’année. Autour de vous, le vent souffle, tranquille et imperturbable, amenant jusque sous la lumière jaune d’une poignée de lampadaires les échos lointains des moteurs sur la voie rapide. A cette heure, rares sont les âmes qui vivent encore, surtout dans ce coin à l’écart de toute effervescence une fois la nuit tombée. Il est agréable, ce sentiment de solitude ; il ressemble un peu à celui que tu ressentais à l’époque au milieu du modeste auditorium de lycée : coupée du reste de la civilisation, intouchable. C’est reposant, de se sentir l’espace de quelques instants, comme en dehors du monde.
Et puis, tu vois la pianiste s’approcher d’un pas silencieux pour s’adosser à son tour contre la carrosserie de la voiture telle une vieille amie. Ton cœur se sert un instant dans ta poitrine. C’est parce qu’elle est une vieille amie, et c’est sans doute cela qui te dépayse le plus : la banalité flagrante de cette interaction. A quel point toutes tes barricades émotionnelles se sont ouvertes devant ses yeux familiers et comment tu l’as laissée approcher sans même t’écarter puisque tu avais, sortie de nulle part, la conviction qu’elle respecterait tes limites. C’est terrible, affligeant de normalité, et c’est un choc véritable de te rendre compte que tu es toi aussi capable d’être comme tout le monde. Tu glisses finalement les mains dans les poches en soufflant longuement pour évacuer la tension qui naît et meurt dans tes épaules chaque seconde. Tu cherches à apprivoiser le moment, si cela peut avoir un sens.
2014, ce n’est pas si longtemps après ta propre fugue. Une légère amertume teinte tes sentiments pendant une seconde, de savoir que le hasard aurait pu vous réunir bien plus tôt. Ta vie aurait peut-être été bien différente si ça avait été le cas. Du coin de l’œil, tu observes la peine s’échapper des lèvres de June avec dignité. Perdre sa mère, chassée par son père… toi, tu ne sais imaginer que la seconde partie. Peux-tu vraiment dire que tu es désolée ? Le silence est un bien meilleur messager que tous les mots que tu pourrais trouver, un témoin d’humilité qui, en considérant votre passif taciturne, semble parfaitement adapté. Tu n’as pas envie de l’enfermer dans des sentiments approximatifs que les mots sont bien incapables de retranscrire et que de toutes manières, tu n’as jamais connu ; qu’elle soit libre par ton silence de se sentir comme elle l’entend. Un long moment passe pendant lequel fane l’écho de la voix de ton amie, parfois coupé par une sirène lointaine ou le bruit métallique de petits animaux se battant pour fouiller une benne. Que dire à ton tour ? Comment résumer cette vie dont tu as maintenant le sentiment d’avoir été témoin sans te reconnaître ?
Un long souffle, encore, s’échappe silencieusement de tes lèvres pâles. « J’ai atterri ici quelques jours après avoir fugué de Chicago, juste après le dernier jour à l’internat. Je voulais surtout pas retourner chez mes parents. » Sur ton visage, un rictus tente nerveusement de masquer l’amertume que ces souvenirs provoquent ; il échoue devant la foule d’images et de sensations qui te reviennent comme un film mal monté. « J’ai échoué dans un foyer pour ados gays et j’ai enchaîné les petits boulots minables jusqu’à pouvoir payer un loyer toute seule. Et puis… » Instinctivement, tu sors les mains des poches pour croiser les bras fermement devant toi. Tu cherches à te protéger, mais tout le mal a déjà été fait, alors tu souffles encore une fois et tu poursuis en fixant de goudron. « Puis quand j’étais pas trop saoule, je faisais de la musique. » Dans un geste qui ne fait pas vraiment de sens, tu agrippes ton épaule avec une main, et tu déposes ta tête dessus en essayant de refreiner tes oscillations de nervosité. « Avance rapide de quelques années, j’ai rencontré une ou deux bonnes personnes, et j’ai réussi à m’en sortir. » Est-ce que tu dirais que tu es satisfaite de ta vie aujourd’hui ? Non, pas vraiment. Mais au moins, tu as renoué avec l’espoir de l’être un jour. « C’est pas facile, d’arrêter. Mais avec tout ça, avec l’orchestre, j’ai une raison de me lever le matin. » Tu as honte du chemin par lequel tu es passée, mais pas de celle que tu es ce soir. Quelque part, caché dans toute cette rancœur et cette amertume, il y a un éclat de fierté qui demeure et qui diffuse contre vents et marées sa lumière chétive mais immuable.
Une vie qui s’est résumée en quelques mots. La pensée est sombre, accablante. Repliée sur elle-même, June fini par se redresser ; comme un mouvement pour se libérer des fantômes qui tourbillonnent autour de sa tête. Une vie tronquée, résumée en quelques mots. Comment expliquer ses dons, chacun de ses sens, qui n’ont rien d’humain, qui s’épanouissent dans la moindre pression, le moindrement bruissement.
L’euphorie de l’orchestre s’est évanouie, et la fatigue tombe sur les épaules de la jeune femme ; assaillie par les souvenirs. En parler à haute voix, rattraper le retard en quelques instants, voilà un exercice que June ne pratique jamais, et ne s’attendait certainement pas à pratiquer ce soir. Qui l’aurait cru ; le monde est petit, l’humanité en microcosme. Heidi écoute sans interrompre, semble perdue elle-même dans ses pensées.
Ne sont-elles pas étranges, ces deux fleurs, piétinées, déracinées, mutilées, mais toujours fleuries ?
- J’ai atterri ici quelques jours après avoir fugué de Chicago, juste après le dernier jour à l’internat. Je voulais surtout pas retourner chez mes parents. Les mains posées sur le capot de la voiture, June écoute à son tour, sans rien dire, le même visage qu’à l’accoutumée, légèrement triste, fermé aux perturbations. J’ai échoué dans un foyer pour ados gays et j’ai enchaîné les petits boulots minables jusqu’à pouvoir payer un loyer toute seule. Et puis… L’instant flotte, comme il a flotté pour June. Les yeux sombres de l’outre dévisagent Heidi, passe sur son mouvement, ses bras qui se croisent, qui hésitent. Elle aussi, elle en a bavé ; elle aussi, elle a des secrets à protéger. C’est le seul moyen de ne pas souffrir, véritablement, de garder pour soi son véritable être, cette âme frêle et fragile et humaine, qui fait qui nous sommes. Puis quand j’étais pas trop saoule, je faisais de la musique. June est touchée, plus qu’elle ne pensait l’être ; y-a-t-il un monde où elles auraient pu affronter ce monde à deux ? Au lieu d’être ballotées par les flots viciés du monde, auraient-elles pu construire un radeau où se protéger mutuellement ; auraient-elles survécu à ces années cependant ? Avance rapide de quelques années, j’ai rencontré une ou deux bonnes personnes, et j’ai réussi à m’en sortir. C’est pas facile, d’arrêter. Mais avec tout ça, avec l’orchestre, j’ai une raison de me lever le matin.
Une pointe de fierté, comme une flammèche qui survit tant bien que mal à l’ouragan des souvenirs. Elles n’ont jamais parlé, par le passé ; elles n’étaient que musique. Une simple phrase aurait changé la donne. Ce qui est fait est fait, pourtant. La pensée s’envole de l’esprit de June, concentrée sur le présent plus que le passé ou le futur.
- Non, ce n’est pas facile… Pour moi, ce n’est pas l’alcool mais… La voix de June se meurt dans la gorge ; des vérités bien trop près de son cœur, de son âme. J’ai une… condition, qui fait que je dors mal sans mes cachets. Un léger haussement d’épaule. C’est pour ça que j’aime la musique, et la campagne. La tête de June bascule en arrière, fixe les étoiles, difficilement visibles malgré l’allée excentrée. Elle soupire, fait basculer le chef sur son épaule, en direction de l’amie retrouvée. Une ou deux personnes, c’est tout ce qu’il faut parfois. La pianiste dévisage à nouveau sa cheffe d’orchestre. La vérité lui brûle les lèvres, comme avouer ses sentiments à quelqu’un que l’on aime. Pourtant, les mots se refusent à sortir.
Tant d’années dans la peur et la mascarade ; trop de haine et de violence. Ce qui m’intéresse, c’est la musique. June s’écarte de la voiture, un peu perplexe, les bras ballants autour d’elle. Ce qu’on fait une fois la nuit tombée. Elle combat ses pulsions ; l’envie de fuite, d’aller se terrer chez elle, de disparaître dans les limbes d’un sommeil artificiel. Les questions se bousculent dans sa tête, l’adolescente qu’elle a été se mêle à l’adulte qu’elle est ; les pensées déraisonnent, la logique se bouscule.
A nouveau, June s’agenouille. Son regard se pose sur une herbe qui pousse à travers les pavés du sol. Une mauvaise herbe à arracher pour certains, plus l’impression d’une métaphore pour June. Des sirènes au loin, à nouveau ; des reflets sur les bâtiments hauts, tandis que le convoi de pompiers passe non loin d’elles.
- J’aime bien ton orchestre. La voix de June vient briser le silence qui a suivi le cortège salvateur. Tu peux être fière de toi. Moi, quand je te vois comme ça en tout cas, après ce que tu viens de me dire, je le suis, fière de toi. Un sourire tendre vient accompagner la phrase de June. Merci d’offrir un refuge comme ça à ceux qui n’ont pas encore trouvé le chemin.