We are the wild youth | Naya

23 décembre 2021 ❅

Ce soir, la patinoire est déserte. Il est tard il faut dire : les locaux ferment dans une heure et avec l’approche de Noël, les habitants ont d’autres chats à fouetter. Sans compter que même si les agressions les plus violentes ont cessé depuis une dizaine de jours, l’atmosphère de la métropole reste tendue. Isalín a suivi les réseaux : il y a eu d’autres faits divers, d’autres morts. Ça craint. D’ailleurs, les jours de Wendy ne sont plus engagés et elle devrait sortir de l’hôpital juste à temps pour les fêtes. L’Islandaise doit penser à son cadeau, elle le mérite. C’est carrément sa faute…

Ce soir, la glace est à elle. Dressée sur ses lames hybrides, l’adolescente évacue les sentiments qui la rongent en répétant une série de figures simples. Cigogne, cygne, avion, pagne. Forgé par l’habitude, son corps gracile se déplie, se courbe et navigue avec une grâce naturelle. Ça semble simple lorsqu’elle lève une jambe, déploie les bras, négocie un virage serré ou plie les genoux. Elle accélère, ses cheveux au carré se décollent de sa nuque et flotte dans les airs. Pas de géant, saut de valse. Saut de lapin, salchow. Demi-tour, boucle piquée. Pas assez difficile. Isalín prend encore de la vitesse, oubliant totalement ce qui l’entoure. Saut de valse, double boucle, avion, demi-tour, triple axel. Elle longe le bord de la piste, lève la jambe en arrière et maintient la position de pagne en tenant sa lame dans sa main, puis elle repart : triple lutz, saut de thorren, triple salchow, toupie. Un sourire fend son visage. C’est encore là, son bagage de championne. Il suffit de le stimuler un peu.

Du coin de l’œil, elle avise Naya et sa crinière rousse qui la mitraille depuis le début. L’adolescente continue alors, improvisant un programme sur une musique de Björk qui lui trotte dans la tête. Pour terminer, lorsqu’elle est bien chaude, elle va chercher un quadruple axel – soit la figure la plus compliquée du répertoire. Ça manque un peu d’explosivité, elle rate un demi-tour de rotation et la réception est bancale, mais… c’est pas si mal pour une athlète sur le banc. Isalín baisse le régime et glisse jusqu’à son amie tout en redressant le bandeau éponge qui commence à tomber de son front. Son cœur tambourine contre ses côtes avec enthousiasme, elle a les joues rouges et le regard pétillant. Clairement, elle est heureuse, comme chaque fois qu’elle est sur un ring.  

- Alors, t’as réussi à prendre c’que tu voulais ? qu’elle demande en s’accoudant à la rambarde.

Elle en profite pour lever le nez et jeter un œil à la grande horloge qui trône au-dessus de la patinoire. Fermeture dans trois quarts d’heure et toujours pas un chat. Hum… est-ce que ça lui donnerait pas une idée ça ?! La jeune femme regarde rapidement autour d’elle et, puisqu’elle ne voit personne, elle interpelle Naya à mi-voix :

- Hey, r’garde…

Elle accompagne sa volonté d’un geste de la main vers la glace à ses pieds. Un tourbillon de cristaux s’arrache au plancher blanchâtre, s’élèvent et décrivent des arabesques autour de ses jambes. Grâce aux leçons de Lucy, elle a acquis une meilleure maîtrise de sa kinésie pour les manipulations simples comme celle-ci. Elle laisse finalement retomber la poudreuse et glisse un coup d’œil mutin à sa complice :

- T’voulais faire des shootings de CESS qui utilisent leurs dons, non ?!

Yolo, pas vrai ?! Elle peut lui refaire une série en y ajoutant quelques « bonus ». Ça ne blessera personne et aujourd’hui, l’Islandaise est capable de rendre à la patinoire son aspect normal !

Parait que dans deux jours c’est Noël. Et surtout, dans deux jours, j’ai 20 ans. J’sais pas trop quoi penser de ça. J’ai comme l’impression que ça va faire un changement important dans ma vie, mais j’arrive pas trop à savoir en quoi. Ptet parce que tout se bouscule ces dernières semaines et que je remets tellement de choses en question que j’en ai la tête qui tourne.

Alors, plutôt que de réfléchir à tout ce qui se bouscule, j’me focalise sur un truc que j’aime, qui me rend heureuse, sans que j’ai à me poser de questions. Appareil photo entre les mains, écharpe enroulée autour du cou, je mitraille Isalin depuis … assez longtemps pour que le bout de mes doigts commence à être froid. Je sais, les mitaines, c’est pas forcément le meilleur plan, mais c’est comme si mes mains avaient besoin de respirer, surtout pour pas devenir trop chaudes. J’en oublie tout ce qui se passe autour de nous, alors que je suis concentrée à essayer de capter ce qui émane d’Isalin. L’agilité, la grâce et un je ne sais quoi d’indéfinissable dont je suis parfaitement consciente que, même avec toute la bonne volonté du monde, j’arriverais pas totalement à saisir. Mais c’est pas grave, parce que j’arrive à m’imprégner de la magie du moment et à le vivre, pas juste à y assister.

Et franchement, je suis impressionnée. Genre vraiment. J’parle même pas des figures complexes qui me vaudraient probablement – surement – une ou deux fractures, mais de la façon dont elle vit le truc. A la voir comme ça, j’comprends mieux son désarroi quand elle a dû raccrocher les patins officiellement. Ca fait partie d’elle, ça semble aussi naturel que de respirer. Et c’est un truc de dingue à regarder en tout cas.

Je lui rends un large sourire alors qu’elle finit par se diriger vers, les joues rougies par l’exercice. « C’était COMPLETEMENT dingue Isa ! T’es… c’est magique quand tu patines ! » Je sais même pas comment j’en ai pas lâché mon appareil, mais, à sa question, j’ai un hochement de tête. « Ouais, je crois. Enfin ! Ca sera jamais aussi bien qu’en live, mais j’espère qu’il y aura quelques trucs sympa. » Je fronce le nez, le regard pétillant, avant de me figer quand elle me dit de regarder et que la glace semble comme s’animer autour d’elle. « Oh… » Des cristaux qui tourbillonnent autour d’elle et qui rendent la scène encore plus magique… et cette fois, le terme utilisé convient parfaitement hein.

Je me recule, attrapant mon appareil, avec un sérieux inhabituel chez moi, alors que je me rends compte de cette opportunité que j’ai en cet instant précis. Pouvoir capturer l’essence même de ce qu’on est. Cette magie qui nous entoure, qui fait partie de nous et qui gravite, à chaque seconde, à chaque minute. « C’est exactement ce que je voulais faire oui. » J’ai un temps, hésitant quelques secondes, avant de reprendre, d’une voix douce. « Tu crois que tu pourrais faire un tour comme ça ? Et… j’ai ptet une idée pour la suite. » Il fait nuit, y a personne. Je me dis que quelques petites lucioles qui volètent autour d’elle, alors qu’elle fend la glace, ça pourrait rendre un truc vraiment cool non ? C’est le moment parfait pour ce genre de trucs.

Isalín a la banane et les compliments de son amie l’envoient définitivement dans les étoiles. Elle se sent grisée, engourdie d’une énergie nouvelle. Le spectre des conséquences brûle dans ce brasier insouciant, réduit en cendres insignifiantes. Elle est libre. C’est ce qu’elle ressent à ce moment, naviguant sur la glace désertée de l’unique patinoire de Shreveport : la liberté absolue.

- J’crois qu’j’peux, ouais !

Elle dégage de son front la frange de cheveux d’encre qui lui colle à la peau et repart à l’assaut du ring. Avec la même habileté nonchalante, l’adolescente adopte une courbe, tournoie sur elle-même, puis vient se placer au centre de la piste. Un instant, elle s’immobilise. Une jambe légèrement pliée, bras élégamment tendus au-dessus de sa tête, paupières closes. Les feux artificiels qui la douchent depuis le plafond découpent les contours de sa silhouette diaphane galbée par sa combinaison bleu nuit.

Trois, quatre. Première impulsion. Dans son sillage, ses lames soulèvent un nuage de givre qui reste en suspension dans l’air. Isalín décrit une arabesque, ondulant avec souplesse, puis négocie un demi-tour serré. Tel un ruban, elle embarque dans sa course la poudreuse et la fait spiraler autour d’elle. Les cristaux virevoltent, scintillants à la lumière, puis retombent sur la glace. Étape suivante. L’adolescente reprend de la vitesse, pivote et se propulse dans les airs d’un piqué ferme. La surface de la patinoire se déforme et la suit, comme si elle avait cherché à sauter avec elle. L’Islandaise boucle deux fois et atterrit avec agilité, projetant une constellation de glace qui se fige une second avant de s’évanouir.

Nouvelle courbe, elle revient tourner autour de l’Icerberg créé à même le sol. Il se fractionne, se décompose et chaque fragment monte dans les airs. Couronnée de ces gerbes glacées, Isalín tourne de plus en plus vite sur elle-même, sur un pied, ses bras allongeant sa silhouette dans la hauteur. Elle rit. Tout son corps pulse, sublimé par l’effort physique et surnaturel. A la surface de sa peau, jusqu’au bout de ses doigts, elle peut sentir son cœur battre. Et elle rit encore.

Lorsqu’elle cesse, un bruit attire son attention. C’est l’agent d’entretien, tout en haut des gradins, qui vient de faire tomber sa lavette. Depuis combien de temps il est là lui ?! Le bougre fait mine de ne pas les voir, absorbé par son travail, mais l’adolescente se sent happée par la réalité. Fin du show, elles ne sont plus seules. Dernière manifestation de ses pouvoirs pour redonner à la patinoire son apparence normale, puis elle glisse jusqu’à la sortie du ring. Là, elle récupère ses protège-lames et les clipse sur ces dernières – c’est aussi ce qui lui permettra de marcher correctement. Elle s’empresse de rejoindre Naya, incapable d’empêcher l’excitation de teinter sa voix murmurée :

- Alors ?! C’était cool ?! Du coin de l’œil, l’Islandaise observe l’agent de ménage – peut-être qu’elle vire parano, mais il les ignore presque trop pour être honnête, viens, on devrait y aller. T’viens chez moi ?! T’peux même dormir à la maison s’tu veux ! l’invite-t-elle.

C’est une soirée pyjama qui s’annonce ça !

Quand j’vois Isa’ patiner comme ça, j’comprends vraiment pas comment les gens peuvent haïr autant les CESS, la magie et j’en passe. J’veux dire… je comprends que les gens soient inquiets de ce qu’ils connaissent pas, qu’ils puissent se méfier et tout. Mais là, en la regardant, j’ai envie de croire qu’on peut vraiment arriver à faire de belles choses, à les convaincre que ce qu’on est doit pas les effrayer ou les inquiéter.

J’me surprends même à rêver, alors que je continue de la photographier, à un monde où on pourrait faire ça tout le temps, sans avoir à s’assurer que personne nous regarde au risque de nous faire du mal dans la foulée. Et, quand elle se rapproche, forcément, j’suis super enthousiaste. Je l’accompagne même avec des petits effets trahissant ma propre nature, avant de récupérer l’appareil et de la mitrailler de nouveau. Je sais pas si j’arriverais vraiment à retranscrire la magie du moment, mais en tout cas, je sais à quel point il peut compter pour moi. Alors ouais, quoi que je fasse du résultat de ce shooting, j’suis contente d’être là. Plus que je saurais le dire.

Et puis, ça rend quand même pas mal tout ça non ? Les petites lueurs qui brillent autour d’elle, les éclats de givre qui virevoltent et qui nous transportent loin, très loin d’ici. J’pourrais rester des heures sans me rendre compte du temps qui passe, mais j’me doute que pour elle, ça doit pas être vraiment la même. Pas b’soin d’être une athlète de haut niveau pour en être consciente hein.

J’me fige quand j’entends le même bruit qu’elle, fronçant les sourcils quand je remarque le type. Il était déjà là lui ? J’ai pas souvenir, mais j’étais trop focalisée sur Isa’. Je me mordille quand même la lèvre, pas vraiment contente que mon amie puisse être vue par un parfait inconnu dont on sait rien du tout. Il fait genre il a rien vu et tout, mais j’aime pas ça du tout. Alors, j’suis soulagée quand j’vois mon amie revenir vers moi. Je l’attrape et je glisse mon bras sous le sien. « C’était hy-per cool. Franchement, tu m’as fait oublié tout ce qui était en dehors de cette patinoire, c’est dingue. » Appareil photo sagement rangé dans mon sac, je me contente d’entrainer Isa’ dans la direction opposée du type. Juste au cas où. Et je lui lance une œillade interrogative à la dérobée, soufflant, dans un murmure audible d’elle seule – j’espère en tout cas. « Il était là d’puis longtemps ? Je l’ai pas vu débarquer… fait chier. »

Parce que bon, c’est pas comme si Isa s’était pas mis une grosse cible sur la tête il y a quelques jours à peine. Alors je m’inquiète un peu – beaucoup – pour ce qui pourrait lui arriver. Une fois de plus, je me soucie pas de ma propre position, persuadée que, vu que je fais ce qui me parait juste, il peut rien m’arriver de mal. « On rentre, c’est mieux ouais. J’sais que t’es pire qu’une esquimote et que tu crains pas le froid, mais j’ai pas envie que tu tombes malade. Ou alors c’est moi ça… » Une œillade malicieuse, alors que je peux sentir la sacrée différence de température entre nous, malgré les fringues. « Oooh ! Mais carrément ouais, ce serait trop sympa ! Ca dérangera pas tes colocs ? Et on peut passer récupérer des trucs bien gras à manger aussi… ou des trucs plus sains. Il parait qu’il faut que j’arrête de manger n’importe quoi. » Nouveau coup d’œil en direction du type, alors qu’on s’éloigne. Il fait toujours super bien semblant de nous ignorer en tout cas.

- Tomber malade ? Mais il fait super bon là !

Isalín rit comme une enfant, absolument pas incommodée par la fraîcheur intérieure de la patinoire. A propos de l’agent de ménage, elle a haussé les épaules : elle ne sait pas depuis quand il est là, ni ce qu’il a vu, et elle n’y peut pas grand-chose.

- Ça les dérang’ra pas, elles sont cool ! Et elles n’ont pas le choix, j’ai graaaave la dalle en plus ! J’ai une envie d’chicken wings sauce BBQ, me d’mande pas pourquoi. …J’crois que j’deviens américaine… l’horreur ! ricane-t-elle en exagérant son emphase.

En compagnie de Naya, il est de toute façon difficile d’esquiver toutes les (bonnes) occasions de nuire à son régime alimentaire. Par habitude – et parce que ses séances de danse sont intensives mine de rien ! – Isalín a remis un peu de rigueur dans ses repas depuis quelques semaines. Elle s’accorde néanmoins plus de souplesse qu’à ses grandes heures d’athlète.

Dans les vestiaires, elle quitte sa combinaison isolante pour une tenue insolente de désinvolture : short en jean grunge, crop top en coton et Converses délavées. Elle fait l’impasse sur le soutif, monte ses chaussettes à mi-mollet et enfile une veste de survêtement qui retombe de ses épaules. Pour le commun des mortels, il fait frais ; pour l’Islandaise, il fait presque chaud.

Les deux camarades ne sortent du bâtiment que quelques minutes avant la fermeture officielle et croisent donc le gardien, occupé à tout verrouillé. Impossible de dire s’il les dévisage intensément à cause de leurs « exploits » sur la glace, ou parce qu’elles n’ont pas été assez rapides à son goût. Quoiqu’il en soit, elles sont dehors, et Isalín reprend la conversation tout en pianotant sur son téléphone.

- Pour les photos, faudrait p’t’être qu’on voit aussi avec l’EEA. Ashley m’avait dit qu’ils peuvent aider pour c’genre de trucs… des expos ou quoi.

Ashley, la fameuse et mystérieuse fille qui l’a soutenue et relayée sur insta. L’adolescente n’a pas poussé l’échange plus que nécessaire mais a précieusement enregistré son numéro et son adresse. Elle en a aussi longuement parlé à la rouquine. En googlant le fameux club, elle n’a pas trouvé grand-chose de croustillant, si ce n’est qu’il semble… particulier.

- Ptain c’est ouf… mes abonnés arrêtent pas d’augmenter… genre j’suis presque à 20k maintenant. C’trop bien mais flippant en même temps…

Et excitant aussi ! Ça veut dire qu’elle a été entendue ! Il y a des bons et des mauvais followers, mais Isalín n’a pas « peur » des haters. En fait, ils la renforcent même ! Plus ils ragent, plus elle se sent légitime. Ça lui donne des ailes dans cette croisade que certains ont pensé perdue d’avance.

- J’pense ont d’vrait aussi poster tes photos sur les réseaux. T’crois pas ? J’sais pas… j’ai trop envie qu’les gens les vois en fait ! On peut bosser d’ssus chez moi cette nuit t’crois ?! T’as d’quoi faire ?

Le flot de parole de la jeune femme s’enchaîne et ne s’arrête pas. Elle est tellement enthousiaste que les idées se télescopent dans sa tête et elle en oublie de laisser à sa camarade le temps d’en placer une.

Je plisse des yeux à sa répartie, pas vraiment convaincue par ce qu’elle vient de me dire. « Non mais… t’es pas une référence en matière de froid ! J’veux dire, t’as combien de couches là ? Une ? Moi j’en ai déjà trois et… » Ouais bref, on a pigé l’idée quoi. Quand même, heureusement que j’vis pas toute l’année dans la neige quoi. J’me demande d’ailleurs comment font les gens. Ptet qu’ils sont comme Isa et qu’ils ont genre jamais froid. Ca m’épate un peu j’avoue.

Bon, le programme qui s’dessine me plait bien. Je pianote rapidos sur mon téléphone pour aviser ma coloc que je serais pas là ce soir et, vu que j’ai pas besoin de prévenir qui que ce soit d’autres, j’me focalise sur la brune, le regard pétillant. « Aaaah, je dirais plutôt que tu commences à avoir bon goût ! T’as déjà goûté des nachos avec du cheddar ? Si c’est pas le cas, on est face à genre un crime national. A minima. » Du coup, je note dans un coin de ma tête d’en prendre, en plus des wings donc. « Et en dessert, t’as envie de quoi ? » Songeuse, je reprends, fronçant le nez. « C’était quoi la spécialité de chez toi ? » Ouais, je suis curieuse. J’veux dire, un monde sans nachos ni wings, c’est triste un peu quand même.  

Un dernier regard en direction du type et je préfère faire comme s’il existait pas, c’est encore le plus simple. Il a pas intérêt à nous suivre celui-là mais, dans le doute, je me dis que c’est pas plus mal qu’on fasse quelques détours avant de rentrer chez Isa. On sait jamais. Ca coûtera rien de jeter des regards de temps à autre, notamment quand on sera en train de commander notre repas ou de faire les quelques courses. J’ai une moue songeuse, avant de me focaliser sur mon amie qui est, comme à son habitude, pleine d’énergie et d’enthousiasme. Difficile de pas être contaminée. Et je l’écoute avec attention, hochant la tête. « Y a aussi January, la fille du Capri. Mais bon, c’était avant qu’elle sache pour mon soutien aux CESS. Je sais pas si elle me proposerait toujours d’exposer là-bas. » Je peux toujours lui demander, même si je me demande à quel point ce serait prendre des risques pour rien. Bon en vrai, j’ai dit que j’assumais qui j’étais maintenant et je la vois mal essayer de me faire quoi que ce soit en représailles. Ca changerait ptet même notre relation en bien, allez savoir.

J’ai un rire quand elle parle de ses abonnés. « C’est le moment où tu vas devenir une super-star et oublier le commun des mortels ? Préviens-moi, que je me raccroche à ta jambe avant que tu t’envoles hors de portée. » Lâché avec un clin d’œil malicieux. « Mais c’est totalement mérité que de plus en plus de monde te suive hein. » Je lui assène un petit coup d’épaule affectueux avant de reprendre, plus sérieuse. « Et puis, tu l’es pour de bonnes raisons. Pas que c’était pas le cas avant hein. Mais là, c’est pour des prises de position pleines d’optimisme et positives. Et j’le dis pas assez souvent mais… j’suis fière de toi tu sais. » Peu importe les haters et les autres connards qui s’défoulent de temps à autre sur sa page. On les oublie vite avec tous les messages de soutien qu’elle reçoit.

Et, au reste, j’ai une petite pointe d’appréhension. Qui a rien à voir avec la nature même des photos que j’ai pu prendre. Juste à l’idée qu’on puisse voir des photos de moi plus travaillées et qu’on puisse les trouver nazes, ça m’effraie un peu. D’autant que là, on parle pas juste de mes potes en cours quoi. Je me mordille la lèvre inférieure, un peu indécise, alors qu’elle continue de parler, sans vraiment s’en rendre compte. « Oh, j’ai mon ordinateur, y a moyen de bosser dessus sans problème ouais. » Reste à savoir si j’oserais cliquer sur envoyer quand ce sera le moment, c’est une autre histoire. « Tiens, on va par là, y a un snack qui fait des wings à tomber par terre là-bas. » Et j’ajoute, toujours songeuse. « Tu crois que… si éventuellement on poste une photo de ce soir… on pourrait proposer à d’autres CESS de jouer le jeu et de faire une séance ? » J’suis prise d’une timidité inhabituelle mais, plus le temps passe, plus j’ai envie de soutenir cette cause, à ma façon.

- Des nachos avec du cheddar, répète-t-elle d’un air amusé : je viens de prendre 3 kilos rien qu’en le disant ! Un rire enfantin ponctue sa petite pique, hum… en Islande, on aime genre beaucoup le poisson. Et les soupes, mais surtout le poisson ! L’meilleur plat du monde, c’est le plokkfiskur de mon père, une tuerie ! Tu ne peux pas critiquer avant d’avoir goûté, anticipe la jeune femme.

Malheureusement, le sujet de la soirée est beaucoup plus lourd que leurs goûts culinaires. Tout en se dirigeant vers le fameux stand de « snacks à tomber par terre », Isalín commente les suggestions de son amie. Pour elle, c’est simple : plus elles ont d’options, plus elles ont de chance de se faire entendre. C’est que c’est un gros morceau à attaquer quand on a 17 ans et… en dépit du soutien dont elle bénéficie, y compris de Sofia et Elizabeth, elle se sent un peu dépassée.

- Tu dis n’importe quoi ! Jamais je t’oublierai toi ! Assure-t-elle en prenant Naya par le bras.

D’aussi loin qu’elle se souvient, c’est la première fois qu’elle a une « amie » au sens propre du terme. Une fille de son âge – ou presque – à qui elle peut se confier. Pour faire bonne mesure, l’Islandaise lui colle même un baiser exagérément taquin sur la joue. Les Anti peuvent bien essayer de leur mettre des bâtons dans les roues, de les effrayer, de les brûler… elles n’arrêteront pas. Stupéfaite pas la soudaine timidité de sa complice, Isalín s’arrête pour mieux la regarder dans les yeux.

- Tu rigoles ?! Ce serait TROP COOL si d’autres faisaient des séances ! J’veux dire… t’imagine : ça voudrait dire qu’on a donné assez de courage aux gens pour oser le faire. J’ai grave envie de voir ça ! L’adolescente de pince les lèvres et jette machinalement un regard sur le ciel ; elle aussi se prend à songer, j’aimerais vraiment que ça devienne un truc… « normal », tu vois ? D’être nous.

Que les CESS se montrent, qu’ils exposent leurs dons, leurs talents, sans avoir à se cacher. Elle refuse de croire que le monde n’est pas prêt et toutes ces excuses-là : il ne sera jamais prêt si on continue à cacher les surnaturels comme des animaux dangereux. Il y a de la place pour tous à Shreveport, et sur la planète, à condition de faire les bons choix. A trop se focaliser sur les travers de l’être humain, on oublie que c’est aussi une espèce merveilleuse si on lui en laisse la chance. Si seulement les veux n’étaient pas si bornés et aveuglés par leurs bêtises…

- Chicken wings et publication de photo donc ! Conclut-elle avec un regain d’enthousiasme. C’est plutôt un bon programme !

Je fais mine de lever les yeux au ciel à sa remarque, avant de l’aviser de bas en haut. « Oh, je suis sûre que tu saurais où les caser tes trois kilos en trop ! » Et, à sa réponse, je bats des cils, un brin dubitative. « Du plo…quoi ? » Un froncement de sourcils, alors que j’essaie de me concentrer pour répéter ce qu’elle vient de me dire – avec un accent particulièrement pitoyable, autant le dire tout de suite. « Plokkkfisk… bon, j’abandonne, j’ai l’impression d’avoir une patate dans la bouche. Et c’est quoi alors ? Une soupe de poissons ? » Forcément, ça parle de bouffe, alors je suis curieuse.

Et, si le sujet qui s’enchaine est autrement plus sérieux, j’ai un rire à sa répartie, pressant mon épaule contre la sienne quand elle me prend le bras. « Me voilà rassurée. Mais je devrais ptet l’enregistrer juste au cas où. » Soufflé avec un sourire malicieux, alors que je suis vraiment rassurée. Parce qu’en dehors de Zoey, Isalin est probablement l’amie la plus proche que j’ai pu avoir depuis… toujours. Ou presque. Nan, en fait, depuis toujours en fait. Je peux lui parler de tout et de rien, être moi-même sans avoir à me poser de questions. Et on est sur la même longueur d’ondes. Sans que j’ai quoi que ce soit à lui cacher, ce qui est pas forcément le cas des autres personnes que je peux fréquenter.

C’est probablement pour ça que j’ose lui parler de mon projet d’expo photos. J’ai commencé à souffler ça aux responsables sur le campus et ils sont d’accord. Sauf que j’ai potentiellement pas donné le sujet exact de l’expo. « Si je te disais que… j’ai déjà contacté d’autres CESS. Et que j’ai déjà un paquet de photos sous le coude. » Et possible que je doive leur donner les photos genre demain et que j’ai encore rien imprimé parce que je flippe comme pas permis. Mais pour le moment ça, je le garde sous silence, espérant qu’Isalin va réussir à me rassurer sur ce coup. Je me frotte le nez, de plus en plus intimidée par ce que ça implique, avant de continuer, dans un murmure. « J’ai même un endroit où afficher tout ça. J’ai juste… peur. » Mais peut-être qu’en lui montrant les photos sur lesquelles j’ai déjà bossé, ça fera disparaitre un peu tout ça. Et j’ai un hochement de tête au reste. « Ce qui est dingue, c’est que, quand j’étais petite, ça me paraissait normal d’être comme on est. C’est le monde extérieur qui m’a fait m’inquiéter. Les réactions des autres. » Je repense aux échanges qu’on a pu avoir avec des gens de nos âges et c’est souvent – toujours – ce qui revient. Cette peur viscérale de la réaction des inconnus, ou pire, des gens qu’on pensait connaitre justement. « Enfin… J’ai peur que ce soit naze en fait ce que je veux faire. Tu me donnerais ton avis ? Genre sincère à 1000% et tout ? »

Cette idée me remotive grave en fait. Avec les chicken wings, les nachos au cheddar et probablement un truc tout aussi gras pour le dessert. J’attrape la main d’Isalin et je l’entraine avec moi, mes doigts entrelacés dans les siens comme pour sceller ce lien entre nous qui me porte bien plus que je l’aurais cru. « Allez ! Sinon, on aura jamais le temps de tout faire. » Et nous voilà à déambuler dans les rues de la ville, à la recherche du fast-food dont je lui ai parlé. Heureusement, y a pas grand-monde. Et on ressort de là les bras chargés, direction l’appart d’Isalin. « Oh, tu crois qu’il fait assez froid pour neiger ? Ca sent la neige, tu trouves pas ? » Je parle à une pro là, non ?