Trois jours et une après-midi pluvieuse depuis qu'elle l'avait revue, non sans se manger de douloureux coups de canne. "— Ca t'apprendra à m'ignorer ! Que s'est-il passé ?! " "— Rien." Avait Hena répondu. "— Rien du tout, juste très occupée..." Bordel qu'Abigaelle détestait ce genre de réponses, Hena le savait. Sa grand-mère avait usé du seul moyen de pression véritablement mesquin. Assise à la table de la cuisine, son café brûlant entre ses mains ridées qui ne s'enquéraient plus du chaud. "— Tu ne m'abandonneras pas. Je sais que tu n'es pas comme ton maudit de père.". Sa voix, inflexible. Pourtant, au fond de ses yeux, la parcelle d'une certitude qui avait plus des allures de questions. N'est-ce pas ?
Pour la première fois, Hena avait remarqué avec quelle précaution elle se penchait pour vider la caféière. Avec quelle mesure elle reposait sa canne contre le carrelage glissant. Le temps, pernicieux pour des métamorphes, se faisait oublier à force de s'étioler... jusqu'à vous rattraper, à l'usure, trop chargé d'histoires mouvant au sein du physique et de l'esprit. Quand ce n'était pas ce dernier qui vous rattrapait, alors le corps se chargeait de le rappeler aux survivants, toujours. "—Laisse-moi faire" avait marmonné Hena, incapable de regarder oeuvrer plus longtemps les stigmates de l'âge. "— Tu pourras partir d'ici, Hena. Attends simplement que je m'en aille la première." Hena avait cligné des yeux. "— Ne dis pas n'importe quoi..." avait-elle soufflé en lui prenant la cafetière des mains. Dans cette cuisine, où un liseré lumineux par la fenêtre frappait comme un spot pour une scène sans acteurs, Hena avait compris que malgré les rencontres, les possibles liens de sa vie qui iraient, viendraient, il ne restait véritablement plus qu'elle et Abigaëlle. Qu'elle ne pourrait pas disparaître pour l'instant.
"J'ai suffisamment recueilli d'enfants pour savoir qu'ils grandissent trop vite. N'oublie pas que les secrets d'une vieille mourront bientôt, quant à toi, Hena, tu seras toujours là. Alors dis-moi : qu'est-ce qui s'est passé ? Que me caches-tu ?"
— Je dois y aller. On se revoit plus tard.
Regard de reproche, ignoré. La clope au bec, les sourcils froncés, déviant des interminables escaliers pour préférer l’ascenseur où Hena entra seule... enfermée dans cette boîte de ferraille qui descendait. Elle leva son nez au ciel invisible, les yeux fermés, ravalant son cri de rage. Enfuie, enfuie, enfuie. Les reproches de sa grand-mère vaquaient à cette interminable tâche de la hanter. "Tu n'es pas comme ton père" L'homme qui désignait le rond du satellite bombé comme un vulgaire oeuf en état de naître, loti d'un sens de la famille qu'il ressassait, avait fui. Et Hena voulait faire pareil. Elle avait couru dans la rue pour décharger son besoin de hurler. Cognée dans la foule qu'elle bousculait. Ignorant l'homme outré, la femme surprise, allant jusqu'à heurter un paumé qui tomba par terre, sans s'excuser. Essoufflée, grimpée dans les entrailles d'un car, lorgnée avec étonnement par les occupants, pour qui toute émotion montrée en public était une preuve, incontestable, de folie. Enfuie enfuie enfuie. Jusqu'à ce que les tronçons de goudron se tarissent, le soleil retourné à la liserée des obstacles... elle s'était endormie sur la banquette, bercée par les secousses disciplinées des longues routes et la douceur indifférente des rayons tièdes sur sa peau.
enfuie.
Zigzaguant entre les immenses barreaux de la nature, elle n'avait pas véritablement pris soin, cette fois, de plier ses vêtements. Elle s'y était extirpé en tirant dessus comme pour se détacher de liens... Laisser ses pattes s'habituer à la terre meuble, entendre tourbillonner l'atmosphère agitée de délicieux vertiges éthérés bordés de couleurs. Les brindilles d'herbes sèches, taquines, lui chatouillaient gentiment le museau. Elle se frotta la gueule avant de repartir. Ce n'était pas les landes nues. Les bras verts s'entrelaçaient au dessus de sa tête tels des amants cherchant à protéger le sol grouillant de vagues d'insectes. Tout pulsait de vie comme le muscle creux au sein duquel naissaient et s’entre-dévoraient ses cellules. A l'intérieur, elle sinuait. Géante parmi le microscopique, minuscule dans la forêt, ses pattes la propulsèrent d'un petit bond, au dessus d'un tronc couché, pour provoquer le cri d'un petit rongeur qui mourra de peur, littéralement. Le mulot dans sa gueule, elle repartit, amusée d'un rien, attentive à tout. Jusqu'à ce que le vent lui porte le son d'une respiration profonde. Une patte levée, la renarde se figea. Le poil devenu hérissé, elle laissa retomber son mulot pour partir en sens inverse. Mais la cadence de pattes aux muscles puissants la suivirent. Les mètres qui les distançaient, de moins en moins, de plus en plus proche : la bête l'avait prise en chasse. Le coeur catalysé par l'effrayante sensation, la renarde fila à vive allure. Pareil à un souffle qui traque, une flèche qui se lance pour atteindre sa cible : ce chasseur la frôla. La renarde jappa aussitôt d'une plainte grondante. Elle sautilla sur un tronc. Grimpant comme un petit singe, elle se cramponna à l’écorce, la poitrine soulevée par l'affolement, ses grands yeux rivés sur l'ombre majestueuse, terrifiante.
Il semblait que le ciel mugissait, de quelques souffles longs et rabattus sur les branches qui se gonflaient puis se refermaient sous son joug, pareilles aux voiles d'un coeur dans un port en stries. La cadence des deux animaux dansait dedans, en dedans, bigarrée de lutte et de survie qu'était le tourbillon incessant du monde. D'un élan vif, comme une projection sanguine, le félin bondit. Ses griffes se plantèrent dans l'écorce et arrachèrent un cri agressif à la renarde qui grimpa frénétiquement vers le sommet. Les oreilles rabattues, sa poitrine pulsa d'un besoin affolé d'oxygène, comme si son coeur savait sa fin proche et qu'il cherchait, par tous les moyens, à vivre plus intensément ses derniers instants.
Le félin prêt à frapper se figea soudain. Sa gueule s’entrouvrit dans un roulis muet, magnifique, venu des gorges de l'instinct qui replonge en son sein et puise dans l'inconscient... quelque chose qui, visiblement, lui fit écarquiller les yeux. Ses grandes pattes posées sur l'écorce, il ne bougea plus. Le vent trouva ce moment propice pour reprendre son inspiration, charrier leur silence autour de leurs oreilles. Pour la renarde fracassée par la terreur, c'était difficile... le retour à la raison, difficile. Encore agrippée à l'écorce mangée de fourmis qui piquetaient ses coussinets, elle claqua furieusement sa mâchoire, déconfite, blessée par le tourment. Va-t’en ! paniquait-elle. Et doucement, le cougar retomba à terre pour prendre de la distance, sous un miaulement d'invitation. La renarde resta percluse. Ses prunelles dilatées par la peur, son souffle court, tenue à son immense pieu de bois, la torture d'une part d'elle-même, qu'elle avait pour l'heure chassée, la poussa à émettre un jappement étranglé. Compliqué de traduire sa frayeur. L'attitude subitement raisonnable du prédateur lui rappelait une parcelle qu'elle ne voulait pas fouler... Comment je fais ? Je refuse d'y marcher. Elle le demanda du haut de son mât. Le gros chat, docile, s'assit sur le talus de feuilles mortes. Ses yeux comme deux soleils fondus, il leva le museau vers elle, patient.
Cette vision frappa Hena d'un doux uppercut. Ses oreilles se redressèrent malgré elle. Elle tendit un peu la tête pour capter son parfum familier... étrange. Qui es-tu ? Lui demanda-t-elle entre ses babines, sous la forme d'un trémolo de chuintement que font les renards qui cherchent à s'identifier. A nouveau, elle oubliait que les félins ne parlaient pas le renard, qu'il lui aurait fallu, pour cela, accepter de retourner en deçà, plus bas, vers ce qu'on nommait, trop souvent, la terre. Le vent l'y aida, sans qu'elle sache bien comment, il l'y aida. Une exhalation différente, plus lointaine, totalement étrangère cette fois, poussa ses pattes arrière à descendre en sens inverse. A quelques centimètres de la surface, elle bondit, littéralement, donnant l'air de s'être fait foudroyer, pour retomber et courir sur le sol en diagonale, de façon risible tellement la peur picotait ses muscles. La gueule bée et la langue pendante, à dix bons mètres de distance, Hena fit mine de renifler les feuilles. Son sens de l'humanité revenait par ressac, ce n'était ni agréable ni dérangeant... Elle tâchait simplement de ne pas chercher les souvenirs qui appelaient aux détails, plus préoccupée par l'odeur dangereuse captée depuis peu, âcre et roussie de pelages transpirants. Doucement, elle s'approcha du cougar, comprenant qu'un humain vivait là dessous. Elle fuyait parfois par réflexe face aux lents mouvements de tête du félin, jusqu'à faire semblant de cracher en claquant les crocs, avant de revenir, à nouveau en reniflant le sol, une patte après l'autre, le coeur rompu de trop battre. S'il n'y avait pas eu cette fragrance acide qui dérangeait tout, Hena aurait presque pu s'amuser. Le félin vibrait d'une justesse qui rappelait aux nuits originelles des temps. Puisque la sauvagerie était une insulte et la bête une nuisance, dans les tourbes de ferrailles, pas de place pour des êtres qui tuaient par faim plutôt que par plaisir, pas de place... Mais ici, la vérité déconcertante s'affichait, absolue. Ce cougar assis veillait comme un sphinx façonné par le seul talent de la nature, étranger à l'homme, de son oeil jaune et sage. Et si on partait ?
La renarde baissa l'échine, dans une invitation au jeu. Et si on partait ? Loin de ces hommes.
Mais impossible. N'est-ce pas... impossible. Il n'y avait pas de place, ici, pour des vies simples. Elle n'était plus qu'à un mètre de lui, maintenant. Elle redressa son museau, toute petite devant la créature de chair, plus grave à mesure que le mauvais pressentiment rabattait son étau. La renarde avait juste oublié, ivre d'espaces sans béton elle avait oublié la limite des territoires.
C'était bizarre. De se regarder dans un corps animal à travers des yeux d'humains. Qui que tu sois, je suis désolée, j'ai merdé.
Trop tard. Trop petite pour s'enfuir. A quelques kilomètres de là battaient les lourdes pattes d'animaux, tels des tambours qui foncent à la guerre. Hena s'assit face au cougar, une oreille levée, l'autre sur le côté, étrangement calme dans la brise. C'est qu'elle se savait déjà incapable de distancer les bêtes en approche. Un coup d'oeil muet vers l'horizon. Les arbres restaient son seul salut. Va-t’en, dégage. Ta vitesse et ton endurance sont plus grandes que les miennes. Je me débrouillerai. A peu près ça, qu'elle lui signifiait.
Ca faisait comme des coeurs battants, comme des coeurs battants... Les feuilles bougeaient paresseusement, des flit flit d'oiseaux perçaient entre deux arcs croisés de bois et plus loin... la trémulation de la terre vivait, en quelque sorte : à ces courts kilomètres il y avait le souffle des gueules chaudes, le tempo âcre aux relents du pelage humide, de la langue et des babines baveuses, elle jurait pouvoir ressentir plus qu'entendre le tremblement sauvage qui approchait aussi vite qu'un raz de marée, qu'une fin du monde... Et ça ne faisait pas peur, c'était plutôt angoissant, pas terrifiant, angoissant... parce que c'était comme dans l'ordre naturel des choses, d'être happée par les marées, de tenter sa survie en s'accrochant. Elle s'imaginait en haut sur son arbre, elle s'imaginait caler son échine contre une des branches recouvertes de sève, se frotter dessus, sur les cimes cramées par le soleil, masquer sa présence dans la senteur des pins qui colle au pelage, au poitrail et à la truffe, elle s'imaginait dormir tout un jour, puis toute une nuit, les muscles ankylosés, son odeur disparue, les loups tournoyant et ratissant le terrain comme des ombres d'en bas, des pics de crocs qui croquaient tout ce qui glissait de leurs abris, clac. La renarde se releva à moitié, le museau pointé au ciel. Quel arbre ? Quel arbre choisir ? Un frisson d'hésitation la poussa à bouger sur le côté. Mais le puma gronda. Il se releva, se pencha vers la renarde qui resta un peu idiote en clignant des yeux. La mâchoire du félin se referma sur son cou aussi délicatement que possible... Un chuintement, comme un petit rire surpris, fit trembler ses babines. Tandis que derrière le danger menaçait, qu'ils auraient pu mourir tous deux, qu'elle se trouvait dans la gueule d'un animal qui mangeait les renards, un sentiment étrange rendit la métamorphe pleinement consciente, là, plus consciente de sa vie, après la chasse, après le coup d'adrénaline, autre chose de plus puissant... Elle sentit le souffle du félin picoté d'appréhension au dessus d'elle sous le galop qui accompagna les pattes puissantes du puma qui filait comme une flèche : il s'élançait, la renarde dans sa gueule, si vite que le vent sifflait aux oreilles, si fort qu'elle discernait les pulsations du coeur félin se coupler aux retombées des pas, ba-bam, pareils à des instruments en peau tannée qui se faisaient écho dans son dos, sous son petit corps porté, envoyant voler la poussière dans un nuage de terre et d'herbe.
Après plusieurs minutes les respirations dangereuses dans leur dos perdirent en intensité, ne devenant plus qu'un souffle tenu d'appel lointain... Soudain, le puma bondit : d'un saut prodigieux, il s'accrocha, ses griffes dans la roche, la renarde glapit d'une petite plainte à cause du tiraillement de son cou. Mais le puma ne parut pas s'en soucier, il ralentit l'allure cependant... Essoufflé, consciencieux au moment d'approcher de la rive, le puma s'enfonça dans l'eau glacée. Frappée par le coup agréable du froid qui électrisa son cortex, la renarde commença à remuer les pattes. Maintenant que les ennemis étaient loin, elle essaya de nager seule, inutilement, sa tête hors de l'eau, et ça l'amusait beaucoup, malgré la douleur à son cou et la hantise que les monstres finissaient par revenir, une fois qu'ils touchèrent terre, que le puma la lâcha enfin, la renarde l'observa s'ébrouer, mise sur arrêt, une patte levée, ses yeux grand ouverts et le coeur encore rompu de leur fuite. Puis elle se retourna, décida de longer la rivière. Elle fit mine de trottiner fièrement, joua la pitre sans avancer trop vite. Le bras du ruisseau courrait comme une cicatrice le long du versant, quittait le territoire de la meute, ce qui allégea le pouls de la renarde, assez pour qu'elle se retourne vers le puma, et fonce vers lui en faisant mine de lui mordiller les pattes. A la dernière minute elle s'enfuit, avant qu'il ne puisse répliquer, gloussant dans son chuintement de renarde caractéristique. Sa manière à elle de le remercier.
Après quelques minutes, elle profita que l'eau devienne à mesure plus profonde pour s'élancer soudain. Sauter dans la rivière. Le museau en premier, elle plongea, littéralement, se laissa doucement imprégner du bruit cotonneux à ses tympans... le ressac des courants créés par ses mouvements de pattes était comme une musique ouatée... le bruit sous l'eau, un timbre feutré... Presque regagnée le fond, elle effleura de ses coussinets les galets, toucha la pierre glissante... Quelques secondes, clore les paupières, elle resta là sans trop bouger...
Une fois remontée, Hena se laissa, elle, l'humaine, retransformée, la bouche à peine hors de la surface, sa nudité recouverte par le bleu-gris de la rivière et ses mains posées sur son visage où s'éparpillaient des mèches de cheveux mouillés. Au dessus d'eux, le ciel commençait à lentement se charger de beaux nuages perle... Doucement, elle écarta les doigts, pour croiser le regard du félin en face d'elle. Aussitôt elle se mit à rire. D'un rire nerveux, agréable, incrédule. Le coup de l'adrénaline lui faisait tourner la tête. Elle avait beau avoir regagné sa forme humaine, elle avait un aspect très animal, dans l'éclat de ses prunelles, son sourire entier, et sauvage.
— Qui es-tu ? lui souffla-t-elle, dérangeant la surface de l'eau au moment de le dire.
C'était comme si l'époque n'avait plus lieu. Comme s'ils se trouvaient sur les landes de terres premières où nul bâtisse, immeuble, ville n'existait. Où il n'y avait que des êtres, des esprits et des animaux qui auraient peuplé leur monde.
Elle avait beau être redevenue humaine, elle se sentait toujours renarde, plus que dans la ville, plus que lorsqu'il fallait faire semblant, semblant de se soucier de l'actualité, des taxes, prétexter être totalement saoule quand elle enquillait trop vite trop de verres. Ici... il y avait l'eau, glacée, la sensation du vent qui renvoyait l'odeur des herbes sèches, quelques bruissements de quelques insectes, ses mains sur son visage, sa vue, nette, ses doigts qu'elle ouvrait doucement à mesure qu'elle le fixait, son souffle court. Un sourire se dessina lentement sur ses lèvres, un doux rire de surprise agita ses épaules quand elle le vit se transformer, un rire incrédule, ravi, légèrement étranglé, à cause de l'adrénaline... lui. Elle sentait sa tête tourner, frappée par le retour des coïncidences.
— Jeremiah qu'elle souffla, immensément surprise par tout ce qui défilait depuis ces si courtes heures. Elle avait toujours un sourire idiot aux lèvres. Depuis combien de temps n'avait-elle plus ressenti cette adrénaline ? Depuis combien de temps ? Elle se rappela de la particularité du moment passé : dans ce bar. Ce bar où ils s'étaient rencontrés et où ils étaient restés les seuls à ne pas rire cette nuit, les deux à ne pas sembler boire pour s'amuser... Elle le revoyait assis au fond de ce bar, alors qu'autour les exclamations passaient sans les toucher, qu'ils étaient restés là à se fixer d'un bout à l'autre de la salle à la lumière basse, leur verre à la main. Comme s'ils n'appartenaient pas à ce monde. Deux étrangers au lieu. Et comme une gamine un peu débile, elle se remit à glousser, trop éberluée à mesure qu'elle comprenait ce qu'ils avaient osé faire aujourd'hui. Une meute.
-Encore désolé… pour tout à l’heure.
Accaparée par son état, la renarde releva ses yeux vers lui, histoire de revenir à la réalité. Difficile... Elle laissa retomber ses mains, comme pour retracer le parcours d'une eau qui glisserait de ses joues à ses hanches, de ses hanches dans la rivière, finirait par remonter... D'un geste absent, elle effleura de ses paumes la surface de l'eau, en sentir les battements des vagues qu'elle dessinait, revigorée par le cadre et par son regard de félin. Il avait beau être retourné sous sa forme humaine, elle y voyait les traits, intrinsèquement liés, profondément ancrés, du cougar, son totem, elle n'en doutait pas, il ressemblait à une statue grecque qui raconte l'histoire des créatures mythologiques... assis, reposé là, une joue contre son genou nu. Elle ne répondit pas à ses excuses. Il aurait pu la tuer. Elle ne lui dirait pas "ce n'est rien". Elle acceptait ses excuses dans son langage muet de renarde, avec un fidèle sourire insolant.
-Et toi, qui es-tu si ce n’est la fille du bar ou la renarde chanceuse ?
— Hena, je m'appelle Hena répondit-elle aussitôt.
Envolées la méfiance, les mises en garde. Elle se rapprocha de lui, pour s'assurer qu'elle ne rêvait pas. Le vent créait un tapis de reflets sur cette eau qui lui arrivait aux clavicules, et elle rit encore, émerveillée d'expérimenter l'instant, de retrouver ce qu'elle avait perdu depuis longtemps... Chaque trait de son visage. Chaque battement de coeur. Elle voulait tout graver de ce moment dont seuls deux métamorphes en saisiraient l'intensité. Il lui semblait qu'ils auraient pu clore leurs yeux, maintenant, pour être préservés par de rares dieux et se réveiller des millions d'années plus tard, lorsque les hommes auraient disparu, que les villes auraient été englouties, tout... retournés à la terre, aux forêts et à une neige brûlante.
— ... j'aurais dû deviner que tu étais l'un des nôtres...
Elle ressemblait à la fois à une enfant, à la fois à une créature dépassée, rien d'humain, son comportement n'avait rien d'humain, pas de museau pour faire mine de renifler un talus de feuilles à mesure qu'on s'approche, mais pourtant la même précaution, son corps sur le qui-vive, et un sourire un peu trop lumineux. Au bruit d'un craquement de branches elle tourna vivement la tête sur le côté, mais ce n'était qu'un geai bleu. Elle regarda l'oiseau s'envoler, ailleurs, malgré tout bien présente.
— ... Le territoire d'une meute. murmura-t-elle. L'ampleur des risques rattrapait son esprit. Petit à petit, elle comprenait ce qu'ils avaient évité de peu, ce à quoi ils s'étaient frottés. Et ca la fit rire, encore, d'un rire nerveux. Inspirant à fond, elle tâcha de regagner son calme, s'enfonçant un peu plus dans l'eau.
— On ne devrait pas rester là... non ?
Mais elle ne bougeait pas, préféra clore un instant ses yeux, s'enivrer de la sensation du froid contre sa peau.
—Moi qui croyais que les chats n'aimaient pas l'eau.
Yeux rouverts, amusée. Elle accepta finalement de sortir de la rivière, se raccrocha habilement au rebord pour s'y asseoir, à une légère distance polie de lui, ses prunelles rivées sur l'eau brillante...
— Et si on recommençait à zéro ?
Elle tendit sa main vers lui avec un air faussement sérieux, trempée d'eau, se retenant de pouffer de rire.
— Ravie de faire ta connaissance, Jeremiah.
Trop heureuse pour ne pas être farceuse. Et parce qu'elle savait que, bientôt, ils devront effectivement s'en aller de là, regagner la ville et leurs habits... Au dessus de leur tête, les nuages se mirent à gronder un peu. L'air sentait l'avant-pluie, donnait à l'atmosphère une douceur qui contrastait avec la nature et ses dangers. Elle leva le nez vers le ciel...
— A Shreveport depuis longtemps ?
Elle se rappelait que sa venue dans cette forêt avait été poussée par le besoin de fuir. Suite à cette journée, à cette rencontre, est-ce que le ciel voulait faire passer un message ? Brusquement, elle tourna sa tête vers lui, menton toujours levé.
— Et est-ce que tu t'y plais ? Est-ce que cet endroit te plaît ?
Pour la première fois, elle avait complètement perdu son sourire, paraissait même devenue un peu grave.
Il n'avait aucune idée. Aucune idée de ce partage dans la nuit, un souffle d'oxygène, se sentir pleinement respirer... Là, sa venue ne chutait pas perpétuellement dans le sablier du temps sans raison, depuis qu'elle avait posé un pied à Shreveport, pour la première fois, elle s'ancrait au moment. Alors elle se laissa à inspirer, poser ses paumes à plat dans son dos, sur la terre meuble, se pencher légèrement en arrière, l'écouter parler, lui et le lieu, un petit sourire aux lèvres.
-Je pensais que les renards ne grimpaient pas aux arbres.
Elle gloussa doucement, quittant ses yeux pour se perdre sur le ciel. Si elle avait pu rester ainsi pour une notion d'éternité qui ne demanderait plus à réfléchir sur les journées à poursuivre... si elle l'avait pu. Elle lui prêtait une oreille attentive, et son regard allait aux nuages... Il lui racontait. Son choix. Né ici, retourné après une longue absence... Sur l'écran noir des cieux, plus difficile d'ignorer la similitude des actes qu'elle avait traités différemment, et il lui sembla que si elle se décidait à prendre un vol pour regagner son ranch, elle y entendrait le rire cristallin d'un petit garçon, un fantôme qui contournerait la face de la bâtisse, Jared, qui ne laisserait aucune empreinte sur la terre sablonneuse... A peine passée la porte que les nouveaux occupants auraient tourné leur tête surprise vers elle. Une zone de disparition se meublait de remplacements... Elle avait beau respirer pour le moment, peut-être son esprit en avait-il terminé avec cette enveloppe, qu'il aurait dû regagner sa forme jumelle d'une petite renarde attentive dans une nuit, et elle lui aurait montré, à Jeremiah, quelques passages cachés entre les ronces, écoute, vois... as-tu remarqué ces passages du temps ? Elle aurait souri, de son sourire de renarde, se serait éloignée dans l'ombre projetée par la ramification des vies noueuses, quelques racines démembrées, à la mémoire des âmes qui avaient vécu, elle aurait vu le pays autrement... Mais elle était là, humaine, à contempler le ciel...
La neige me manque. Le Montana, ses trop grandes forêts, tout ça me manque, ma sœur me manque, aussi. Mes parents sont loin, la plupart des miens le sont, et pourtant… Je reste.
... La renarde eut un triste sourire. Qu'est-ce que les humains cherchaient au juste ? Qu'est-ce qu'elle y cherchait ? En s'attachant au passé...
-J’ai trop de souvenirs et de choses précieuses, ici, pour ne pas aimer cet endroit. Et toi ? Tu n’es pas d’ici hein ?
— Non... non souffla-t-elle, fronçant pour la première fois les sourcils. Le bruit de l'eau était encore là, la lune au dessus, et elle n'aurait plus voulu s'attarder sur ses propres souvenirs mais ce n'était jamais aussi simple, jamais si simple, les efforts pour éteindre de soi-même ce passé, il revenait dans un murmure de vent à travers de si simples échanges.
-C’est fou comme tout a changé, trop vite, ici.
Lentement, Hena se retourna vers lui, lire sur son visage : il ne donnait pas l'air de s'en faire pour ses réflexions, elle se demandait un petit peu, progressivement, pourquoi il lui léguait tout ça à elle, ce soir, et pourquoi tout sonnait si naturel. Un drôle d'élan de compassion la traversa, : cet homme, il ne s'était pas rendu seul dans ce bar sans raison, et il n'avait pas foulé la terre de cette forêt sans hasard.
-Qu’est ce qui pousse un renard à venir à Shreveport, alors ?
S'il pouvait aider...
— Je ne sais pas Jeremiah lui avoua-t-elle. Sa grand-mère l'y avait contrainte mais une renarde n'aurait eu qu'à se borner pour camper dans ce ranch vide, dans ce désert qui composait chaque nervure de ses jongleries, née ailleurs peut-être qu'elle serait devenue une habituée des endroits chargés, des zones pleine de vie qu'on aspire à regagner comme l'avait fait Jeremiah, pourtant là où se posait son regard il n'y retenait que l'absence, à chaque fois.
— Qu'est-ce qui me pousse à y rester surtout... avoua-t-elle sous un sourire. Un petit ange perché sur la branche de ses souvenirs, très exactement. Autrement, elle aurait planifié sa fuite, loin de cette ville... Mais ce n'était pas le moment de disparaître, pas encore. C'était absurde, elle avait à l'instant une vision idéale du futur : une Mona un peu plus âgée, qui tiendrait à son tour la main d'un autre petite ange. Comme quoi, les promesses perpétuelles de la vie étaient précaires, éphémères, mais à chaque fois aussi belles...
Elle se releva enfin, énergique.
— Je crois que c'est les casinos. La ville en est remplie. Y'a vraiment un truc à tenter avec les machines à sous, non ?
Plaisantin l'animal, comme toujours. Elle rit, lui tendit une main. Il n'avait clairement pas besoin de son aide pour se relever, mais le geste était symbolique pour la renarde, les attitudes l'étaient toujours pour les renards...
— Merci de m'avoir sauvé la mise.
Elle voyait dans ses yeux le moment particulier à leur présence. Sans attirance charnelle cette fois, à croire qu'ils avaient passé ce stade, qu'ils n'avaient souhaité que se perdre lors de leur premier échange, deux semblables désirant se fondre dans des esprits. Peut-être dans un autre monde. Dans une autre vie.
— Je ne crois pas pouvoir récupérer mes vêtements là où ils sont. Mais ils vont faire des heureux chez cette meute.. lui chuchota-t-elle. Elle s'était faite grillée comme une bleue. Quelle idiote. Elle éclata de rire, partit à reculons, ouvrant largement ses bras pour déplorer cette vision d'elle. — Moyennement sympa de se balader à poil dans la ville...
Slalomer entre les bennes à ordure, patienter dans l'ombre d'une venelle sous forme de renarde, aller grattouiller à la porte de Mara en espérant que celle-ci s'y trouvait. Il faudrait faire avec.
Un jour je m'en irai. Où ? N'importe où. Et tu viendras aussi. ...
La nuit était silencieuse. Hena gardait son sourire, les bras écartés, reculant lentement comme prête à s'en aller. C'était facile de jouer la pitre. Facile de sembler assurée après avoir fait des erreurs. Quelque part, un garou venait peut être déjà de s'emparer de ses vêtements. Et Hena était là, consciente de ses bêtises, s'enfonçant dans la comédie absurde qui la caractérisait : songeant à se retourner comme si toute cette nuit n'avait été qu'une ellipse époustouflante mais irréelle. Elle n'était pas faite pour rester sur place. Plus faite pour suivre un semblable. Sans doute la raison qui lui fit perdre son sourire, quand il lui dit.
-Je peux ramener une renarde chez moi pour lui donner des vêtements, sinon.
Mise sur pause. Le visage devenu grave, ses bras retombèrent le long de son corps. Au dessus de leur tête, un plus large nuage découvrit la lune : les rayons de celle-ci donnèrent un aspect étrangement argenté à la chevelure d'Hena. Le regard incertain, elle l'observa lever le nez au ciel. Jeremiah semblait toujours très détaché, serein. Il avait l'air si irréaliste, au centre de ce cadre. Elle se demandait comment elle avait pu ignorer sa nature la première fois où elle l'avait vu. C'était comme si l'âme de sa nature resplendissait dans le désert nocturne. Il était le premier être, depuis tellement d'années, à lui faire ressentir ce qui avait toujours laissé chez elle ce vide béant : cette part animale qu'une ville n'accepterait jamais.
-Enfin… c’est toi qui vois.
— Moi qui vois.... qu'elle murmura. Elle venait de passer une main sur son visage sans s'en rendre compte, comme pour en ôter le tracas qu'on pourrait y lire dessus. La rivière continuait de chuchoter. Dans les quelques inspirations du vent, c'était comme si la nature lui disait qu'on pourrait tout à fait effacer les souvenirs, qu'on pourrait recommencer à s'endormir auprès d'un semblable et trottiner à ses côtés, oublier la raison des années, oublier que ce genre de mémoire se soldait par des disparitions à répétition. Et au lointain, au très lointain, à l'autre versant des reliefs, une étrange lueur couvrait la basse atmosphère : un halo plus clair, trace que là bas encore se trouvait la civilisation qui ne lui avait pas tellement donné ; et si elle devait courir ici en sa compagnie, Hena avait la terrible impression que, cette fois, elle ne retournerait pas à l'état humain. Qu'elle s'en irait, définitivement. Alors elle recula d'un autre pas quand il lui dit Tu viens ?
Touchée, plus un sourire. Seule une grimace triste. Elle hocha doucement de la tête pour lui signifier "non Jeremiah" "— désolée..." nouveau murmure. Ses yeux voguèrent sur sa silhouette avec regrets, mélancolie. Un peu comme si elle s'excusait de sa faiblesse. Il y avait un temps où elle avait passé ses nuits à cavaler entre les ronces ou sur les pavés, claquer sa mâchoire sous forme de gloussements et se rouler en boule contre un autre, à écouter le langage de la nuit, les paroles d'un monde qui n'étaient pas plus effrayantes que le jour si on pouvait les percevoir. Son père lui avait dit que "de la lumière naissait une ombre, quand on y pense, que c'était peut-être de la lumière qu'il aurait fallu se méfier." Quand on y pense. Et Hena y avait pensé, un nombre incalculable de fois, lorsque ses yeux de renarde avaient observé à travers les vitres vétustes en Alaska et qu'une silhouette était passée derrière le bosquet, une ombre dans la nuit, ce n'était pas plus qu'une toute petite lumière qui touchait nos yeux, autrement on ne verrait plus rien, "autrement on resterait aveugle". Mais aujourd'hui, plus qu'en d'autre circonstance, Hena acceptait de fermer les yeux. Elle aurait voulu lui offrir un dernier sourire. A défaut elle se contenta d'un geste lent d'aurevoir de la main, comme si elle se sentait lésée d'un poids, celui des années qui entraînaient dans son sillage la fatigue. Quand l'appel de la nature était trop forte, il fallait apprendre à se rappeler : du regard inquiet de sa grand-mère, du rire resplendissant de Mona. Prête à retourner sous sa forme de renarde, mais pour ne faire que regagner les lueurs de la ville. Et s'efforcer de ne pas jeter un regard en arrière, là où les formes du monde étaient un si beau manteau sombre, qui se déposait sur la lumière, et les peurs.
Bon, eh bien notre épopée féérique touche à sa fin, j'irais demain ou ce soir demander l'archivage de ce topic, le temps que tu lises tout ça tout ça, j'espère que ça t'a plu Au plaisir de te recroiser inrp