Meravigliosa la mente della bambina eh!

Avril 2019 ☾

La première chose qui la frappe lorsqu’elle descend les escaliers dissimulés à l’arrière du bar, c’est l’odeur. Un parfum d’hémoglobine rance, mêlé à celui des corps qui s’échauffent en se vautrant dans la violence. Viennent ensuite les clameurs de la foule, massivement masculine. A croire que les siècles s’enchainent mais que la bestialité reste l’apparat des mâles. Quand elle arrive et qu’elle se présente auprès de ceux qui organisent les combats, on lui demande si elle est perdue, non sans la dévisager de la tête aux pieds. Myrtle sourit, dévoilant volontairement ses deux paires de canines, mais ses paupières ne cillent pas.

- Je viens m’inscrire. Contre la meilleure personne que vous avez.
- Euh…

Son interlocuteur se fige. Il ne la regarde plus comme s’il essayait de voir à travers la veste qui masque sa silhouette, mais comme si elle avait perdu l’esprit. L’Immortelle est loin de se démonter. A son âge, les surnaturels suffisamment puissants pour rivaliser avec elle se raréfient. Quitte à se chercher une nouvelle méthode de catharsis, autant se dégoter un challenge. Qu’on ne lui propose pas un vieux garou de 60 ans ; tout dans l’apparence, rien dans la puissance. C’est d’un ennui…

- Ça pose un problème ?
- Non, comme vous voulez !

Il échange un regard avec ses acolytes et griffonne son nom sur un tableau. D’un signe de tête, on lui indique une direction qu’elle découvre être les vestiaires. Sur son passage, les murmures se répandent comme une trainée d’étincelles. Ça pue ici. Et ce n’est pas uniquement à cause des deux lycans arborant fièrement leur forme galbro, impatients d’en découdre sauvagement – littéralement. Myrtle ignore les regards insistants qui l’étudient et se trouve une place ; inutile de chercher un local pour femmes, il n’y en a visiblement pas. Qu’importe.

Avec des geste assurés, elle ôte son blouson, révélant sa silhouette svelte galbée par une tenue de sport en élasthanne. Loin de se vouloir sexy, le legging et le débardeur ont surtout vocation à ne pas gêner ses mouvements. La caïnite refait les lacets de ses baskets et noue méticuleusement sa crinière d’encre en chignon serré. En vérité, elle ressemble plus à l’une de ces quarantenaires modernes qui se rend à son cours de yoga du jeudi midi qu’à une vampire bicentenaire prête à disputer un duel clandestin. Trompe-l’œil immortel.

Pas de protections spécifiques, pas d’étirements. Myrtle n’est pas rôdée à ce contexte, elle est une prédatrice brute, une guerrière de terrain ; une tueuse. Mais faire le show ? C’est un monde inconnu. Alors elle s’y rend nature, avec ses tripes et la hargne qu’elle a à revendre. Le type de tout à l’heure revient la trouver, pour lui poser quelques questions. Tandis qu’elle lui dresse rapidement son profil, il n’ose croiser ses prunelles hypnotiques et préfère fixer le néant. En partant, il lui souhaite « bonne chance », sans avoir l’air d’y croire.

*

Après presque une heure à lorgner des affrontements brutaux, mais terriblement lents, c’est à son tour. On lui fait un rappel des règles : tous les coups sont permis, le premier qui abandonne ou qui n’est plus en état de se relever a perdu, pas de coup mortel… si possible. Un homme à la plastique sculptée fanfaronne sur le ring, sous les parois renforcées qui viennent fermer l’espace de jeu. C’est donc lui le meilleur. Féline, Myrtle grimpe à son tour sur l’arène, ignorant les exclamations « enthousiastes » du public. En apparence, le match est absurde. Il a des airs de soldats romains dans la fleur de l’âge, elle a l’enveloppe d’une aristocrate britannique. L’illusion de la mort. Par mimétisme, elle penche aussi la tête sur le côté, pendant que son adversaire entame avec une tirade enjôleuse. Pas de réponse, mais un sourire sans joie fend son visage laiteux et montre ses crocs atypiques. Un latin, d’après l’accent – italien ou espagnol, elle en a fréquenté suffisamment le siècle précédent pour les reconnaitre.

Pieds ancrés dans le sol, droite, l’Anglaise l’étudie sans bouger. Il cause, avec ce timbre badin qui donne l’impression qu’il ne prend pas leur combat au sérieux. Lui non plus, peut-être, ne croit pas en son potentiel. Alors pour le remettre dans le bain, elle va aller piquer droit sur l’orgueil :

- J’espère que vous maniez aussi bien vos poings que votre langue. Autrement, je risque de m’ennuyer.

Visiblement, il aime causer. Le privilège du roi qui joue sur son territoire. Myrtle n’a qu’une posture instinctive, plutôt pensée pour signifier qu’elle est prête à en découdre que pour anticiper une attaque. L’autre lui tourne autour, elle le suit de ses prunelles perçantes, de ses yeux qui ont cessé de ciller. L’Immortelle n’a pas manqué la lueur dans le regard de l’adversaire, la vue de ses crocs atypiques. Et puisque ça l’intrigue, elle répond à la question sur sa longévité par un nouveau sourire carnassier.

- Pourquoi, il y a un âge où vous cessez de cogner ?

Elle se fiche de livrer cette information, ça lui parait simplement… superficiel, ou inutile. Dans tous les cas, ils sont là pour en venir aux mains ; la boîte qui les retient prisonniers est en théorie faite pour ça. Lui, est vieux. Elle le devine à cette décontraction exacerbée et au statut qu’il a gagné ici. Ça se voit, qu’il est le champion de ce bouge. La foule scande son nom, il arpente le ring comme si c’était sa chambre. Et d’après ce qu’elle a observé l’heure passée, aucun caïnite de seconde zone ne serait aussi incontestablement intronisé au milieu de garous et autres brutes surnaturelles massives. A-t-elle une chance de l’emporter ? Probablement pas par la force pure, mais à la différence de gabarit, elle peut l’avoir à la vitesse et l’agilité.

Le public s’impatience, son adversaire réagit presque immédiatement en prétextant de laisser « l’honneur aux dames ». Deux attaques, deux feintes, qui la prennent par surprise. Pas d’impact, heureusement pour ses parades désynchronisées. Il est rapide, lui aussi – et taquin. La tension monte d’un cran mais son palpitant est toujours aussi lent. OK. Myrtle ne comprend pas ce qu’il lui dit, mais le prend comme une invitation à se projeter en avant.

L’absence de réelle technique est compensée par une férocité brutale. Les coups qui partent sont vifs, puissants, portés par un rugissement animal. A droite, à gauche, elle balance ses poings comme autant d’estoques de sabre et reprend presqu’instantanément la distance. Ne pas rester à portée de l’une de ces paluches qu’elle devine capable d’assommer un taureau. Jusque-là, il s’en sort. Une série d’esquives et de parades, sans faire montre de riposte. Il s’amuse. Un sourire indélébile scotché à son visage, le champion « Nicola » joue la tempérance…

… à moins que ce ne soit qu’une façon de faire monter le suspens, pour un public captivé qui beugle à chaque offensive. La violence appelant la violence, Myrtle sent peu à peu ses instincts brutaux la submerger. Difficile de faire le tri entre « c’est simplement un show » et « j’ai besoin de briser des os ». On lui a demandé de ne pas porter de coup mortel, si possible. Promis, elle va faire de son mieux. Alors elle prend plus de risque, se jette avec sa furie de chat sauvage. Il y a dans ses phalanges toute sa force surnaturelle vieillie en fût de 200 ans ; si elle parvient à faire mouche, il va le sentir passer. Et autrement… elle a bien une cartouche à utiliser, si jamais ce combat devient une impasse.

Du point de vue d’un spectateur humain, l’enchaînement des coups et des parades est probablement difficile à suivre. Portée par la rage qu’elle évacue, Myrtle va chercher les limites de son corps surnaturelle, par des gestes aussi imprécis que violents. L’autre tient bon, il est habile et habitué à la besogne. Parfait. Elle n’a pas besoin de menu fretin, elle veut se tester.

La tempête finit par payer. L’un de ses poings percute l’épaule de son adversaire avec l’explosivité d’un obus. L’immortelle peut entendre le craquement des os, l’articulation qui dérouille, mais la satisfaction n’est que de courte durée. Nicola transforme ce déséquilibre en opportunité, et la vivacité avec laquelle il lui envoie son pied en pleine figure est imparable. Le choc éclate sa lèvre, fracture sa pommette et fait rebondir son cerveau dans son crâne.

La caïnite, recule, déstabilisée, la vision voilée et le goût de son propre sang dans la bouche. Impossible de voir venir la toupie qui fauche ses jambes, et la voici qui heurte douloureusement le plancher du ring. Explosion dans la foule, les cris encouragent le « champion » qui vient de prendre l’avantage de façon spectaculaire. Myrtle crache l’hémoglobine qui lui coule sur la langue, ses dents carnassières teintées de rouge.

La réplique en italien lui passe au-dessus – elle parie qu’il cherche à la provoquer – mais elle retrouve tout juste ses esprits quand Nicola se met à marteler le sol. Ses jambes échappent au pilon, son buste manque de peu de se faire torréfier, mais sa dernière esquive laisse malencontreusement trainer une main. Grossière erreur. La caïnite éructe un rugissement animal lorsque la semelle de son adversaire lui piétine le poignet. Les os ont cassé net et les nerfs, bien qu’engourdis par la mort, l’électrisent d’une puissante décharge.

L’immortelle ramène son bras contre elle, comme si le serrer contre son ventre allait résoudre quoi que ce soit. Changement de méthode. Myrtle fait appel à ses ténèbres et noie le ring dans un impénétrable voile nocturne florissant depuis sa silhouette. Les râles de protestation du public lui parviennent encore, mécontents que sont ces voraces avides de violence de ne plus voir ce qui se trame dans la cage. Bien. Si son homologue ne la voit pas venir, il aura plus de mal à parer et à riposter.

La prédatrice se relève, épousant avec habileté ces ombres surnaturelles et opaques. Elle en connait les limites et l’avantage qu’elles procurent. Elle n’a plus qu’un bras, mais dans ces circonstances, c’est suffisant pour donner le change à Nicola. D’un pas félin, elle lui tourne autour, jouant psychologiquement avec l’effet de cette perte de sens. Bien que ses ténèbres étouffent partiellement les sons, Myrtle prend garde à être silencieuse – elle arrête même de respirer.

… MAINTENANT. Elle se projette en avant, bien décidée à tourmenter son adversaire de coups aussi puissants que furtifs, ne lui laissant que trop peu de temps pour réagir. Et par précaution, elle changera l’angle, l’approche et enchaînera aléatoirement, pour empêcher qu’il puisse analyser son schéma. Il est fort, probablement résistant, alors elle doit viser les zones qui peuvent tout de même sonner un vampire : mâchoire, tempe ; le plexus et le foie sont largement moins intéressants contre un mort.

Ça ne fonctionne pas. Chacun de ses assauts, aussi furtifs soient-ils, finissent bloqués par son adversaire. Myrtle en a les phalanges abimées, écorchées par la force surnaturelle insufflée dans ses coups. Comment est-ce possible ? A mesure qu’elle prend conscience de la puissance de Nicola, celui-ci semble prendre plus d’espace. Un mur, infranchissable. Et alors qu’elle pense pouvoir lui torpiller le visage, il esquive au dernier moment pour l’immobiliser contre lui. Tout son corps se tend, mais il n’y a rien à faire : il est beaucoup plus fort.

Une sensation de brûlure lui déchire la peau du cou, avant que l’homme ne l’expédie à l’autre bout du ring d’un vol plané spectaculaire. L’Immortelle retombe lourdement, non sans étouffer un grognement de souffrance. Ses membres tremblent, épuisée qu’elle est par ce combat qui siphonne ses forces vitales, mais elle est incapable d’abandonner.

Qui est-il ?!

Myrtle a rencontré des vampires plus âgés qu’elle par le passé. Certains plus que d’autres. Mais même son Sire, de trois siècles son aîné, ne lui a jamais paru aussi… invulnérable. Nicola n’a pas l’air de forcer, il s’amuse toujours, comme un fauve défié par un chat sauvage. Elle devrait capituler, sortir de ce piège blindé alors qu’il vient de réduire à néant les espoirs de sa stratégie, mais au contraire : elle montre les crocs à son tour.

La caïnite n’a jamais vraiment su quand s’arrêter. La faute à cette rage maladive et au chloral qui a ravagé son cerveau. Ses doigts recueillent quelques gouttes de son propre sang, évaluant les dégâts annonciateurs de bien pire. Les serres de son adversaire sont impressionnantes, mais elle peut toujours essayer de l’avoir. Jouer sur sa vitesse, l’assaillir du côté de son bras démis. Oui, c’est sa solution. Et elle ne dissipera pas les ténèbres, même s’il y voit ; car elle aussi se sent plus à l’air dans le noir…

*

Tout s’est enchaîné très vite. La charge finale, soldée par une réception brutale – même bestiale. Myrtle s’est vu échouer au milieu de la cage, une auréole rouge s’élargissant autour de sa silhouette inerte, avant que le voile nocturne ne s’estompe et qu’elle ne perde connaissance. Les exclamations de liesse des spectateurs l’ont accompagnée dans l’inconscient… et l’en ont tiré un certain temps plus tard.

Elle est allongée à même le sol, transie d’une douleur sourde. On a dû l’évacuer du ring après sa défaite évidente et la larguer ici, dans un coin de la grande salle de boxe, pendant que les affrontements ont continué de défiler. Non sans un feulement animal, l’Immortelle se redresse et tente d’évaluer ses blessures. Si elle ne l’était pas déjà, elle devrait être morte. Sa tête lui tourne, mais surtout : la bête a faim. Elle en tremble. Avoir consommé autant de son énergie pour un bête match clandestin était inconsidéré ; les différentes silhouettes mouvantes qui continuent de s’agiter autour des combats lui semblent désormais drôlement appétissantes…

Alors qu’elle tente péniblement de se remettre sur pieds, la main de Myrtle rencontre un objet non identifié. Ses yeux s’abaissent sur deux poches de sang, déposées ici par dieu sait qui. La créature assoiffée balaie toutes les mesures élémentaires de prudence et s’empresse de planter ses crocs dans ce repas inespéré. C’est ça ou un massacre ; dans tous les cas, la bête a gain de cause. La saveur aseptisée du sang synthétique s’écoule sur sa langue, elle boit avec avidité mais sans plaisir. Il faudra bien plus que ça pour accélérer sensiblement sa cicatrisation, mais c’est mieux que rien.

La caïnite s’arrête soudain au milieu de la deuxième poche. Ses sens l’ont alerté : il y a quelqu’un. Planquée dans un recoin sombre de la salle, cette personne s’intéresse plus à elle qu’au match en cours. Mais toute tentative de dissimulation est inutile elle y voit aussi.

Sans l’intervention de l’autre, Myrtle se serait sans doute jetée sur le curieux. Il sent bon l’humain d’ici, et sa bête intérieure se fiche de savoir si c’est un leurre. Finalement, la présence de l’homme qui aurait littéralement pu l’éventrer à mains nues l’incite à se tenir tranquille. Elle est trop faible pour tenter un deuxième round, alors qu’il semble déjà avoir repris du poil de la bête. La caïnite le dévisage avec l’air farouche d’un félin qui se sent menacée. Recourbée sur elle-même, prunelles perçantes, prête à montrer les crocs.

Mais Nicola semble venir en paix. Il s’installe à bonne distance, adossée à l’une des parois blindées. Caricature de ces sportifs qui ne se séparent jamais de leur gourde, il s’abreuve avec nonchalance, portant même un toast à leur affrontement. Ou au massacre, devrait-il dire. Myrtle n’est ni dupe, ni stupide : il aurait pu lui broyer les os et la dépecer en quelques secondes. Il a fait durer pour le plaisir du spectacle. Un chat, enfermé en cage avec une souris trop téméraire.

En silence, sans trinquer en retour, elle termine son piteux repas. C’est peu, mais ça lui évite de virer complètement folle. Elle redresse sa position, afin de s’adosser aussi à l’une des cloisons, indifférente au combat qui se joue dans le ring. De sa main libre, elle défait le chignon qui tire sur son cuir chevelu – de toute façon, il a déjà été bien malmené par le duel musclé. Sa crinière d’encre dégringole sur ses épaules blanches, et en partie sur son visage marbré d’un hématome violacé. Le coup de pied en plein visage ne l’a pas épargnée. Seule la plaie de sa lèvre s’est déjà résorbée.

- Qui êtes-vous ? souffle-t-elle finalement. Qu’est-ce que vous faites là ?

Évidemment qu’elle s’attend à autre chose que son prénom, qu’elle connait déjà. Son âge, son allégeance, ses origines. Il ne l’aurait pas dominée à ce point s’il n’était pas d’une vieillesse rare. Myrtle a conscience d’être encore jeune dans sa catégorie d’Immortelle, mais a tout de même acquis le statu d’Accomplie depuis un siècle. Et plus le temps s’écoule, plus les caïnites plus âgés qu’elle s’égrènent. Cruelle logique.

- Je suis morte en 1816, consent-elle à confier, supposant qu’il ne fera pas d’effort si elle n’accède pas à certaines des questions qu’il a posé plus tôt, en Angleterre.

Lui, est italien. Ou en tout cas, c’est ce qu’elle comprend de son accent, et de sa tendance à croiser sa langue de Shakespeare avec celle de Michel-Ange. Elle tente de changer de position, mais la douleur plantée à coup de griffes dans son abdomen la rappelle à l’ordre. Un léger rire la secoue, sans joie véritable. Outre l’apparente chair mutilée, elle a probablement plusieurs côtes cassées.

- Ça faisait longtemps…, maugréé-t-elle.

Mais elle a vu pire également. Un quart de siècle plus tôt, un ours garou l’a ouvert sans pitié, du nombril au menton. Il a fallu des quantités de sang, et une Torpeur de plusieurs semaines, pour la remettre d’aplomb. En comparaison, ceci n’est qu’une égratignure.

1230. Cet homme a donc près de 800 ans. Myrtle le dévisage d’un œil nouveau, comme s’il lui était donné d’observer une œuvre rarissime. Elle n’a jamais croisé d’immortel si âgé et… il est bien différent de ce qu’elle aurait imaginé. Dans son esprit, le temps finissait par faire flétrir le moindre détail rattachant à l’humanité, pour ne laisser qu’une coquille anesthésiée par trop de savoir. Mais Nicolo parle, interagit, cherche le contact. D’une certaine manière, il est plus proche de la vie que la Britannique, avec six siècles de bonnes raisons supplémentaires d’être dégoûté de l’Homme.

- Je vois, commente-t-elle sobrement.

Elle n’avait aucune chance, en effet, et son ex-adversaire ne se prive pas de le souligner. Le coin de ses lèvres pâles esquisse un sourire narquois, alors qu’elle hausse les épaules. Myrtle entend le compliment mais n’en fera pas grand-chose : s’est-il battu à son maximum ? Elle en doute. En situation réelle, il l’aurait probablement bouffée avant même qu’elle n’ait pu faire usage de ses dons ; alors sa maigre victoire ne vaut rien.

- On est déjà mort. Cela devrait changer notre propre notion de ce qui est suicidaire ou non ? rétorque-t-elle avec une forme de malice désabusée, et je suis encore là, alors…

Alors une fois de plus, son corps transgresse les règles en lui autorisant de poursuivre son existence sur cette planète. Dieu n’en a probablement pas fini de la tourment pour ses péchés, et elle ne peut pas lui en vouloir. Avec dépit, elle repousse les poches de sang vidées jusqu’à la dernière goutte et lorgne la gourde de l’Aîné avec envie. Ses langues passe sur sa lèvre inférieure, qu’elle mordille inconsciemment. Elle a toujours faim, la bête ne sera pas tenue en laisse pour longtemps.

- J’ai le même que vous je crois. La métamorphose. Mais je n’ai jamais réussi à sortir les griffes pour l’instant, précise-t-elle en observant sa propre main blafarde.

Logique. Louis lui a légué le don des ténèbres, alors c’est celui qu’il la plus facilement poussée à développer. Et en effet, lorsqu’on est une prédatrice formée à assassiner rapidement ses ennemis, alors le voile de la nuit est une faculté des plus capitales. Un humain privé de la vue est tellement plus vulnérable, quel que soit son équipement et sa formation.      

- Pourquoi vous vous battez ici ? demande-t-elle soudainement.

Myrtle a volontairement gardé sous silence son dernier don. Ils ne se connaissent pas encore, son instinct la pousse à fractionner les informations. Quand bien même son talent pour altérer les émotions ne fonctionnera probablement pas sur lui – justement parce que ça ne fonctionne pas sur lui – elle préfère garder le secret. Laisser planer le mystère, c’est instaurer l’ombre d’une potentielle surprise.

- Vous ne vous ennuyez pas ?

Un vampire de huit siècle dépasse certainement de très loin la puissance de toutes les créatures qui fréquentent cet endroit. L’Immortelle ne l’imagine pas avoir de véritable challenge ; et un lion qui n’a que des souris à se mettre sous la dent va finir pas perdre la tête, non ?

- C’est une intéressante manière de voir les choses, commente-t-elle en esquissant un rictus.

Pour la première fois, il arrive à lui arracher ce qui ressemble le plus à un sourire. Le « Hasard ». Myrtle serait tentée d’appeler ça le « Chaos ». Il y a encore une partie d’elle-même qui croit en Dieu, et aux plans qu’il tisse pour chacune de ses créatures. Mais elle est aussi persuadée que les vampires ne sont pas sous sa protection, ni sous sa coupe. Ils sont dans l’angle mort des manigances divines, avant d’être jetés dans l’oubli éternel. Ce sont des dégâts collatéraux, des anomalies du règne de la vie. Ils sont donc un facteur aléatoire mais indésirables.

- J’aimerais être capable d’autant de… légèreté

Ça doit sonner mélodramatique, pour lui et son expérience octocentenaire. Nicola doit avoir souffert plus qu’elle ne peut l’imaginer, il a dû perdre bien plus qu’il a gagné. Alors l’Immortelle ne cherche pas à attirer sa compassion – et elle n’en a pas besoin. Elle capte son tremblement d’ailleurs, mais ne s’y appesantit pas pour cette fois. Pensive, elle se surprend à sérieusement se pencher sur sa question.

- Je crois que je n’attendais rien de Shreveport elle-même, alors je ne peux pas dire si elle m’a satisfait ou déçue… j’ai autre chose en tête. Une chose que je dois faire depuis longtemps, et qui m’empêche de m’ennuyer.

Mais aussi, un objectif qui la transforme peu à peu en coquille vide. La haine n’est miscible avec rien, elle ronge toutes les autres émotions, tous les autres sentiments. Que deviendra-t-elle une fois son méfait accompli ? Peut-être s’immolera-t-elle au feu diurne, sacrifiée au soleil qu’elle pourra voir pour la dernière fois. Jusqu’à maintenant, elle n’a trouvé d’autre raison de continuer.

Néanmoins, la curiosité de l’Ancien ne s’arrête pas là. Myrtle le jauge un instant, méditant sur son intention – ou non – de lui répondre. La prudence des plus élémentaires l’incite à poursuivre dans la langue de bois. S’il connait Louis, s’il veut rendre service à ce potentiel « ami », il pourrait très bien lui arracher la tête à mains nues. Mais en même temps, il l’intrigue. Sa philosophie est à mille lieu de la grandiloquence complexe qu’aiment entretenir la plupart des vampires qui prennent de l’âge. Quand la plupart cherchent la richesse et le raffinement de temps révolus, lui se bat comme un animal dans un bouge souterrain. Et elle a beau avoir été duchesse, forgée à la racine par l’élégance, cette brutalité toute nue l’attire. Elle s’y sent à sa place.

- Je suis avec Aliénor Bellovaque depuis 80 ans, confie-t-elle alors, suppose que le nom de la française s’est taillé une place dans le paysage désormais, quand bien même son clan a encore le statut d’outsider, pourrait-on poursuivre cette conversation après un repas convenable ? grogne lorsque son corps meurtri se rappelle à elle, tout un bar clandestin avec un vampire en haut de la chaîne alimentaire, vous n’avez pas prévu de nourriture chaude ?

Autrement dit, des pommes de sang bien humaines. La caïnite devient grincheuse quand elle a soif – plus que d’habitude en tout cas. Qu’il ne s’y trompe pas pourtant : elle ne cherche pas à le fuir. Au contraire, elle voudrait pouvoir mieux le découvrir, loin du brouhaha et sous un meilleur profil.

- A moins que le Hasard n’ait d’autre plan pour vous cette nuit ?