Pay the price

20 décembre 2021 ❅

C’est de sa faute.

Elle n’arrête pas de se le répéter alors qu’elle fixe le visage presque intégralement bandé de Wendy. Sa faute. Depuis la veille, elle n’a pas beaucoup dormi – pour ne pas dire pas du tout. L’adolescente a dû répéter son histoire à la police, aux médecins, aux parents de son amie : elles sortaient de la patinoire, une personne cagoulée a déboulé et leur a balancé un liquide à la face. Une sorte d’acide corrosif, impitoyable pour les chairs humaines. Dans sa précipitation, il a manqué Isalín et c’est sa partenaire qui a encaissé toute la projection. Le ou la coupable s’est enfui(e) en courant, Wendy s’est tordue de douleur.

Tout ça, à cause de son post sur instagram. Certes, les retombés sont au-delà de ses espérances : l’Islandaise s’est vue partagée, citée, tweetée, et il y a même un magazine qui a écrit sur elle. C’est fou. Mais fatalement, il y a aussi le lot de haters, et parmi eux, ceux qui n’hésitent pas à passer à l’acte.

Son téléphone sonne. C’est sa mère – encore. La jeune femme ignore la sonnerie, une fois de plus, et se lève pour aller jeter un œil à la fenêtre. Pensive, elle observe la cour extérieur. Est-ce qu’elle regrette ? Non. Elle a peur, ça oui, mais elle préfère avoir peur et agir qu’avoir peur et se cacher. De tels actes prouvent qu’elle est sur la bonne voie, n’est-ce pas ? Parce que si elle faisait fausse route, on ne chercherait pas à lui nuire si violement. Isalín s’égare dans ses songes, jusqu’à ce qu’une drôle de sensation l’extirpe de ses rêveries.

- Oh helvítis, marmonne-t-elle.

Elle a laissé ses émotions la submerger et son don vient de geler tous les liquides de la chambre. Le gobelet d’eau sur la table de chevet, la bouteille sur la table de repas et la solution de la poche à perfusion. C’est la panique ! Ses leçons avec Lucy l’ont aidée à mieux comprendre ses pouvoirs et comment les travailler, mais le chemin vers le contrôle total est ardu. Est-ce qu’elle doit partir comme si de rien était ? Ne rien dire ? Appeler quelqu’un ?

- AH !

Elle a sursauté en entendant la porte s’ouvrir. Merde². Plus le temps de s’esquiver là ! C’est une infirmière qui vient d’arriver, avec un petit chariot. Le cœur de l’adolescente se met à battre si fort que le sang bourdonne à ses oreilles. Isalín ouvre la bouche mais les mots ne viennent pas. C’est pourtant pas si dur ! Son regard vas de l’employée à ses méfaits, le malaise grandissant dans ses entrailles. Ça va se voir, pas vrai ? C’est comme le nez au milieu de la figure. Sans compter que la température ambiante de la pièce a perdu un ou deux degrés.

- J-j’ai pas… j’ai pas fait exprès… j-j’suis désolée…, bafouille l’Islandaise. J’ferai peut-être mieux d’partir…

Et elle espère bien s’enfuir avant que l’infirmière ne la retienne et n’appelle la police – ou pire : le PASUA !

Je jette un coup d'œil sur les dossiers des admissions. Ma prochaine patiente est une adolescente, brûlée au visage par un liquide corrosif. Elle est plongée dans un coma artificiel afin de la préserver de la douleur de ses plaies. Je grimace, quel fou peut bien s'en prendre à une autre personne pour la défigurer ainsi ? Et si l'acide avait atteint ses voies respiratoires, elle aurait pu en mourir ! Ce monde ne tourne vraiment pas rond et un soupir quitte mes lèvres.

Je dois changer les pansements de la jeune adolescente et vérifier l'état de ses blessures. La priorité pour le moment c'est qu'elles ne s'infectent pas. Je rassemble tout le matériel nécessaire sur un chariot avant de prendre le chemin de sa chambre. Mes pensées se dispersent. Il se passe beaucoup de choses à Shreveport ces derniers temps. Je repense à la balle en argent de Samuel, puis aux herbes qu'Ethan a reçu, deux fois, sûrement en guise d'avertissements. Cette agression est-elle liée à tout ce qu'il se passe ? Ce ne serait pas étonnant. Il semble y avoir une haine profonde portée aux CESS, cela n'est pas sans me rappeler douloureusement ce qui est arrivé à ma famille.

Je pousse la porte et m'arrête, surprise. « Oh... » Je ne m'attendais pas à trouver quelqu'un dans la chambre à cette heure-ci. La jeune fille devant moi semble totalement paniquée et je ne tarde pas à comprendre pourquoi : tous les liquides de la pièce ont gelé. La surprise peut se lire sur mon visage. Je reconnais alors le minois de l'adolescente. Il ne m'est pas inconnu puisqu'il s'agit d'Isalín, la jeune athlète déchue dont le post Instagram a agité les foules. Je suis tombée dessus par hasard et il a forcément attiré mon attention. J'ai trouvé cette jeune fille à la fois courageuse et bien imprudente. De nos jours, s'afficher ouvertement comporte des risques. A sa place, j'aurais désormais peur qu'on me veuille du mal.

La brune affirme vouloir partir. Une fois la surprise passée, je lui réponds rapidement :  « Oh, non, non, attendez ! » Je referme la porte pour être certaine de ne pas être dérangées. Je m'avance vers la poche à perfusion complètement gelée et la retire avant qu'elle ne se bloque et fasse sonner tout un tas de machines. Je la remplace vite par une neuve. Mon chariot, dans le couloir, a heuresement été protégé du don de l'irlandaise. Je fais également disparaître le verre d'eau gelé et tout ce qui a glacé, dans l'évier de la chambre. Il ne faut pas que quelqu'un les trouve.

Mes sourcils se froncent tandis qu'ils se posent sur la jeune femme. « Est-ce que ça va ? » Je suis surprise de la trouver là. La jeune femme allongée sur ce lit est-elle une amie ? Une connaissance ? Elles ont approximativement le même âge. « Je m'appelle Tasya, je suis infirmière ici. » Je lui montre mon badge au niveau de ma poitrine. « Isalín, c'est ça ? » Ma voix est douce, bienveillante.

Elle se fige instinctivement quand l’infirmière lui demande de ne pas bouger. La porte fermée, Isalín a la sensation de voir les murs se rapprocher. Respirer, se calmer. Ce n’est rien que Lucy ne lui ait pas appris : tempérer ses émotions pour mieux retenir le flux de ses dons. Il n’y a pas mort d’homme, les machines ne s’affolent pas, les preuves sont remisées. Ouf. Un long soupir lui échappe et elle écrase son visage dans ses mains ; elle ferait mieux de rentrer en vérité…

- Ouais, ouais, ça va ! J’suis juste, euh… crevée, balaye-t-elle.

L’adolescente tente de donner le change avec une moue désinvolte. Une sensation de vertige l’obkige pourtant à s’adosser à un mur. Sa situation générale est en train de lui filer entre les doigts. Son aînée s’appelle Tasya et n’a visiblement pas l’air effrayée, offusquée ou dérangée par ce qui vient de se passer. Elle semble même la connaître ! Est-ce que c’est parce que quelqu’un lui a dit ou… ? A cet instant, Isalín ne pense pas aux réseaux, ni à l’article paru sur son post.

- C’est ça ouais. Comment v’savez ?

Elle garde une distance de sécurité. Tête légèrement rentrée dans les épaules, ses prunelles de jade, scintillants de cette lumière propre aux belles années, détaillent attentivement son interlocutrice. Celle-ci a certes l’air gentille et bienveillante, mais… elle ne sait plus trop en qui avoir confiance désormais. Plus que jamais, le monde entier parait hostile et étouffant. Dans sa poche, son portable vibre pour la énième fois – probablement sa mère, pour ne pas changer. La jeune femme se ronge nerveusement l’intérieur des lèvres et désigne son amie du menton.

- L’docteur a dit qu’elle devrait pouvoir rentrer pour Noël. C’est vrai ? C’est l’inquiétude qui s’exprime, comme si l’infirmière était quelque part plus qualifiée – ou plus sincère – que le médecin, ça aurait être moi là…

Cette phrase, elle l’a répétée mille fois. Parce que c’est une horrible vérité. C’était elle la cible. Elle seule. On l’a peut-être ratée, mais les coupables sont encore libres de réessayer. Peut-être ici même ! Les murs de la chambre se rapprochent encore plus. Cela lui apparait soudain comme une très mauvaise idée de camper autant dans les parages. Les connards responsables de l’hospitalisation de son amie pourraient revenir achever le travail…

- Enfin bon, j’crois qu’c’est mieux si j’reviens pas d’toute façon. Si j’vous donne mon insta, vous pouvez m’faire un DM quand elle s’réveille ?

Elle ne sait pas encore si elle reverrait Wendy après tout ça. Peut-être vaudra-t-il mieux qu’elle prenne ses distances, pour ne pas plus lui gâcher la vie. Les parents de sa camarade ne lui ont pas décocher un mot mais l’ont foudroyée d’un regard glacial qui a suffi à l’envoyer sous terre. Il y a fort à parier qu’ils ne plaideront pas en sa faveur auprès de leur fille ; elle est un dommage collatéral de la folie absurde qui a embrasé Shreveport. Comme beaucoup d’autres personnes…

Comment je sais pour son prénom ? « J'ai entendu ton nom et ton pouvoir... » J'hésite avant de continuer : « C'est le genre d'informations que je n'oublie pas... » Et si ça peut paraitre étrange, ma voix garde une intonation douce et bienveillante. Le but n'est pas d'effrayer l'adolescente, juste de la mettre en confiance. Isalín a l'air encore méfiante, apeurée presque. Comment lui en vouloir ? Vu ce qu'il se passe à Shreveport, ce genre de démonstrations maladroites de ses dons peut être mal pris. Certains de ses collègues l'auraient jeté dehors sans aucune hésitation.

Est-ce la jeune patiente sera sortie pour Noël ? Mes yeux se posent sur son visage entouré d'un lourd bandage. J'ai quelques doutes, sa peau a été sévèrement attaquée par l'acide, mais je ne suis pas médecin, alors donner un diagnostique est compliqué. « Je ne sais pas. Je l'espère en tout cas. » Rester évasive est encore le mieux. Cela dépendra surtout de sa capacité à guérir, à cicatriser et à se remettre de ses blessures. Pour certaines personnes, ça ira vite quand d'autres mettront beaucoup plus de temps.

Je lui demande doucement en montrant le visage de son amie, allongée là. « C'était toi qui étais visée ? » Je me mordille la lèvre, pensive. Je peux comprendre le malaise et la nervosité d'Isalin. Ce doit être horrible de voir son amie étendue là en sachant que la personne visée ce n'était pas elle mais toi... La culpabilité doit être forte. Je serre les poings, sentant la colère monter. Nous ne faisons rien de mal avec nos pouvoirs, pourquoi les autres doivent-ils se sentir menacés ? Ils ont tué mes parents à cause de cette même peur. L'être humain a toujours eu peur de la différence mais de là à commettre des crimes aussi horribles... J'ai un petit frisson qui me court le long de la colonne vertébral, c'est aussi pour cette raison que je ne parle pas de mon don à tout le monde. Peu de gens sont au courant et c'est très bien comme cela.

Isalín préfère s'éclipser, surement mal à l'aise. Je secoue doucement la tête et la retient par la main. « Non » J'esquisse une grimace. « Déjà, je n'ai pas insta... » Et ça ne sera pas pour demain que je l'aurais. J'ai un vieux téléphone qui ne capte même pas internet et je ne veux pas perdre du temps sur ce genre de technologie. J'ai entendu l'article de la jeune femme uniquement par le bouche à oreilles. Ce sera compliqué pour la recontacter du coup. « Et ensuite, tu vas rester ici. Si c'est ton amie, elle a besoin de toi. Elle t'entend peut-être, tu sais ? » Elle a été plongée dans une sorte de coma artificiel pour soulager la douleur mais qui sait ce qu'elle entend ?

Mes yeux s'attardent alors sur la jeune sorcière. « Tu sais que la coupable, ce n'est pas toi ? C'est uniquement la personne qui a fait ça ? » C'est regrettable ce qui est arrivé à l'adolescente mais en aucun cas, Isalín doit se sentir coupable. J'ai envie de l'aider mais je ne dois pas oublier également mes obligations professionnelles. « Je dois lui changer son pansement, mais si tu m'attends dehors, je t'offre un café ou... un chocolat chaud ? » Je lui offre un sourire sincère. « Je peux... surement t'aider. » Comment ? J'en ai aucune idée, peut-être en lui parlant de mon pouvoir ou juste en étant présente. « Ceux de la cafétéria ne sont pas terrible mais, c'est toujours mieux que de rentrer toute seule, non ? » Surtout que si son agresseur coure toujours les rues, il ou elle retentera son méfait. Il est donc complètement imprudent que la jeune femme se promène encore toute seule dans les rues.