Même si je suis très loin de toi, tu restes dans mon cœur | Myrtle & Zelda

January avait tout préparé avec minutie, refusant de laisser quoi que ce soit au hasard. Elle avait même acheté un nouveau lit et des nouveaux draps – d’une qualité qu’elle n’avait jamais vue de sa vie. Elle avait dépensé ce qu’elle avait réussi à mettre de côté pour leur futur appartement et pour les factures médicales de Zelda quand il avait été évident qu’il n’y avait plus rien à faire, et elle espérait que ce serait assez bien pour sa petite sœur. Elle avait aussi acheté du sang synthétique, même si elle ne savait pas du tout les préférences de Myrtle et Zelda. Elle aurait pu leur donner le sien mais… c’était bien trop bizarre de s’imaginer faire ça pour sa petite sœur et bien trop gênant de laisser Myrtle y goûter devant la petite sœur en question. Elle avait aussi installé des stores qui occultaient totalement la vue de dehors aux fenêtres, même s’il était improbable de penser que l’une ou l’autre des vampires seraient là au lever du soleil. Après tout, Jane ne pouvait absolument pas les protéger, pas ici, en tout cas. Elle avait hésité à leur proposer de se rejoindre ailleurs, ayant honte de son appartement, mais elle savait que Zelda n’était pas encore assez expérimentée pour ça -ou elle le supposait, du moins.

Alors elle avait tout fait pour rendre l’espace plus accueillant et moins… horrible. Elle avait emprunté des accessoires au Capri en promettant de les rendre intacts, pour enjoliver un peu son appartement, avait accroché quelques éléments de décoration totalement improvisés et qui pouvaient sembler un peu absurdes, mais qui lui plaisaient bien. Elle n’avait jamais pris le temps de personnaliser son appartement avant. Des guirlandes découpées dans du tissu en forme de papillons égayaient un peu ses fenêtres, et elle avait, après de longues hésitations, mis certaines des photos de la ville qu’elle avait prises dans des cadres. Peut-être qu’elle oserait, un jour, y accrocher un de ses peintures… Mais elle n’avait pas non plus tant de murs où les accrocher. Mais l’intérieur de son appartement était impeccable, autant que possible, du moins. Elle avait même essayé de nettoyer les parties communes, mais ça l’avait plus rendue malade qu’autre chose, et c’était clairement peine perdue.

Et si elle allait les chercher chez Myrtle et leur bandait les yeux ? Si elle les faisait sentir une odeur entêtante, qui les empêcherait de se rendre compte des odeurs que même Jane ne parvenait pas à occulter ? Elle avait envisagé d’allumer des bâtonnets d’encens dans tous les endroits qu’elles devraient parcourir, mais elle ne savait pas les senteurs qui avaient leur préférence et, de toute façon, ses voisins auraient sûrement tôt fait de les éteindre ou même de les voler. Est-ce qu’il était trop tard pour annuler ? Pour dire à Myrtle qu’elle venait, plutôt que l’inverse ? Après tout, si elles marchaient aussi vite que toutes les légendes le disaient, elles ne mettraient que quelques minutes pour être à l’heure, non ?

Mais elle ne pouvait pas leur faire ça. Elle ne pouvait pas faire ça à Zelda. Et si sa petite sœur pensait qu’elle la repoussait ? Jamais January ne pourrait lui faire ça, pas sans s’en vouloir terriblement. Alors elle s’était efforcée de finir de se préparer et de faire taire son appréhension. Elle avait pris soin de mettre une tenue qui ne laissait voir aucune des cicatrices de morsures qui parsemaient ses bras, une chemise multicolore sous une salopette bleu jean dont elle n’avait pas réussi à effacer toutes les traces de peintures mais qu’elle aimait particulièrement. Elle y avait ajoutée un foulard noir qui avait appartenu à sa mère, qui semblait totalement incongru mais qu’elle portait quand elle avait besoin de se sentir forte. Tout était, normalement, fin prêt. Elle n’avait pas prévu de nourriture pour elle, ne voulant incommoder aucune de ses invitées – et elle n’en ressentait que rarement le besoin. Elle avait prévu de se faire des infusions, au moins et, si elles ne passaient pas la nuit ici, de manger quelques petits gâteaux secs. Mais elle avait de toute façon l’estomac trop noué pour avaler quoi que ce soit, alors qu’elle regardait tour à tour l’horloge et la porte. Qu’elle guettait les bruits de pas dans le couloir – même si elles avaient le pas plus léger qu’une plume et qu’elle n’entendrait sûrement rien avant qu’elles ne se signalent.

Ça y est, c'est le grand moment. Celui qu'elle attendait depuis de longues semaines maintenant. Oui, bien sûr, elle a échangé des sms avec sa soeur pour lui indiquer que tout allait bien. Mais Zelda n'a jamais trouvé le courage de l'appeler. Par peur d'être confrontée à une forme de rejet, peut-être. Ou de ne pas savoir quoi dire.

Parce que l'adolescente a toujours aimé sa soeur. Leurs relations n'ont pas toujours été simples, oui, c'est certain. Chaque famille à son lot de conflits. Mais elle est toujours restée à ses côtés. Soeur, puis mère et même infirmière. Et puis même si c'est Myrtle qui a enfoncé ses canines dans sa chair, c'est aussi Jane qui l'a sauvée.

Seulement voilà, en parallèle, Zelda commence à se révolter contre sa condition. Elle comprend peu à peu qu'elle ne changera pas, et puis surtout ce que ça implique. Elle refuse encore d'assimiler l'idée qu'un jour Jane ne sera plus là. Qu'elle la verra vieillir, puis mourir. Alors... Oui, son aînée est aussi cette fille qui l'a condamnée à souffrir un peu plus longtemps. Et même pour l'éternité.

Alors voici donc une jeune caïnite partagée entre la reconnaissance, la rancoeur, la crainte ou encore l'impatience. Elle n'est qu'une boule de sentiments et ça, Myrtle, elle le sent bien. Une ondée positive vient effleurer ses pensées. C'est un peu comme si sa Sire venait de poser gentiment sa main sur son épaule pour l'inciter au calme. Sans esquisser un seul geste.

Zelda hoche la tête en retour et l'ascenseur s'immobilise. Les portes s'ouvrent quelques instants. L'indécision de la gamine les pousse à se refermer avec indifférence. Il lui faut glisser son bras entre les deux pour éviter qu'elle se rejoignent. Et la voici qui se glisse enfin à l'extérieur. Myrtle semble lui laisser le temps dont elle a besoin pour faire les quelques pas qui la séparent de l'entrée de l'appartement. Une autre porte. La dernière.

- Et si... Elle hésite, cherche une excuse qui n'a de toute façon aucune chance de tromper sa Sire. On pourrait p't-être... Fuir ? Repousser l'inévitable ?

Un autre soupir inutile franchit le seuil de ses lèvres. C'est étrange, ça faisait quelques jours qu'elle commençait à perdre l'habitude de respirer. Mais cette dernière est revenue à la charge. Comme si se rapprocher de sa soeur stimulait aussi l'humaine qu'elle était autrefois, et dont elle n'est plus que l'ombre aujourd'hui.

- J'ai l'air... T'sais... Humaine ? reprend-t-elle après quelques instants. Toujours pour gagner du temps mais aussi parce qu'elle ne souhaite pas effrayer Jane. Le teint, ça va ?

Elles se sont nourries un peu avant de venir. Une précaution qui devrait lui permettre de maîtriser sa bête, et de se montrer sous son meilleur jour. Ou sa meilleure nuit , plutôt...

N'empêche qu'elle finit enfin par lever le doigt et appuyer sur la sonnette. La porte s'ouvre presque aussitôt. Plus vite que Zelda l'avait prévue, en tout cas. Et la voici qui écarquille les yeux de surprise.

- Heu... Hey ! balbutie-t-elle, se risquant à lui adresser un petit sourire. Salut ?

Elle esquisse déjà un pas dans sa direction sans vraiment s'en rendre compte. Elle se heurte à une force invisible qui la stoppe nette. Ouais, c'est juste...

- Est-ce que je peux entrer ? C'est vraiment trop bizarre de demander ça... Tu sais comment ça fonctionne...

La mort. Si ça se trouve sa soeur en sait même plus qu'elle sur sa propre condition. Après tout ce n'est pas comme si le jour où Myrtle l'a étreinte, elle était encore capable de questionner sa soeur sur sa double-vie. Un autre sourire, vaguement timide, s'esquisse sur le visage d'une adolescente qui ne parvient déjà plus vraiment à soutenir le regard de sa Jane.

Il glisse en revanche sans grande difficulté sur sa Sire. Ce dénominateur commun qui, quelque part, forme maintenant un pont entre les deux soeurs.

Elle se sent bizarre. Ça ne lui plait pas. Myrtle déteste cette sensation d’être… faible, d’avoir une faille, même si personne ne la voit. Dans l’absolu, elle est immortelle, forte de plus de deux siècles à faire maturer ses dons mystiques. Elle n’obéit pas aux règles de la chair, ni à celles du temps ; d’une certaine manière, elle s’affranchit aussi des lois érigées par les mortels. Elle est supérieure. January ne devrait être pour elle qu’une source de nourriture, lui rapporter sa sœur devrait être une formalité. Mais voilà : la caïnite s’est attachée à cette humaine, il y a longtemps de cela ; et la responsabilité qui lui a été confiée rend ces sentiments plus prégnants. Car si Myrtle a sauvé l’adolescente de la maladie, elle l’a aussi condamnée à bien pire. Et une part d’elle-même n’a pas hâte de se confronter aux prunelles si intense, si pure, de son amie ; pas en sachant ce qu’elle a fait…

Ses yeux se posent sur son infante, étonnamment silencieuse. L’Immortelle sait ce qui lui traverse la tête et à ce moment, un élan d’affection la pousse à détourner le regard. Elle s’attache. Est-ce une bonne chose ? Son instinct lui souffle que la jeune fille n’est pas assez mûre, qu’elle ne supportera pas l’arrêt du temps, qu’elle mourra ou se fera tuer dans l’œuf de son éternité ; son cœur mort a envie de croire autre chose. Qu’il existe un monde où elle accède à une forme de rédemption. Une vie pour une vie. Il faut simplement qu’elle trouve comment faire de la « mort » de Zelda une voie plus radieuse que sa « vie ».

Ses prunelles croisent encore celles de sa protégée. Sans un mot, sans un geste, elle exprime son soutien et attend qu’elle quitte l’ascenseur. Cet endroit parait plus sinistre que jamais. Ça pue la misère, dans tous les sens du terme, mais l’impression est peut-être exagérée par leur état d’esprit. La résonnance de leurs émotions accentue le lien qui magnétise leurs esprits l’un à l’autre. Myrtle ébauche un sourire, alors que l’adolescente panique dans la dernière ligne droite. Une fois de plus, elle la surprend : exit sa personnalité bavarde, exubérante et faussement assurée. Au fond, quand on creuse sous la surface, elle n’est qu’une enfant. Un enfant malheureuse, qui vit une expérience terrifiante.

- Tout va bien se passer. Ton teint est parfait.

Son grain de peau reste un peu pâle, mais dans une gamme humaine. La blancheur cadavérique s’est estompée après leur premier repas de la soirée. La caïnite laisse sa pupille sonner à la porte, dès qu’elle se sent prête, et attend derrière elle. Droite comme un i, raide comme une statue, jusqu’à ce que January leur ouvre. S’effaçant pour que les deux sœurs disposent de tout le temps nécessaire pour se retrouver, Myrtle regarde même ailleurs, par pudeur. Leur hôte a fait des efforts, elle le sent. C’est un grand moment pour elle aussi : la dernière fois qu’elle a vu sa cadette, elle est morte dans son lit. L’une comme l’autre sont en train de boucler une boucle macabre. Sentant les orbres de Zelda glisser sur elle, l'Anglaise baisse la tête pour l'encourager d'un geste imperceptible.

Bien qu’elle soit aux aguets, January sursauta, alors que la sonnette retentissait, presque stridente à ses oreilles. Comme si elle sonnait le glas de sa relation avec sa sœur. Peut-être ne serait-ce que la concrétisation de ce qu’elle savait déjà. Est-ce qu’une humaine pouvait réellement s’entendre avec une toute jeune vampire, fusse-t-elle sa sœur ? Elle l’espérait, elle voulait y croire de tout son cœur, mais elle avait incroyablement peur que leur lien ne se casse, malgré tout ce qu’elles avaient vécu, tout ce qu’elles avaient enduré ensemble. Malgré l’amour inconditionnel qu’elle lui portait. Et si… Et si Zelda était devenu une créature sanguinaire, violente ? Si elle se laissait guider par ses pulsions, et que January ne la reconnaissait plus ? Ce n’était que quelques-unes des nombreuses questions qui gardaient l’humaine éveillée durant la nuit, alors qu’elle s’inquiétait pour sa petite sœur et son acclimatation. Qu’elle se demandait, surtout, si elle avait fait le bon choix. Elle n’en avait pas eu d’autres, mais elle s’était clairement opposée au destin, avait refusé à la Faucheuse de cueillir sa sœur. Elle était tourmentée, même si elle essayait de rester calme, de garder la tête haute, comme si elle était sûre d’elle-même. Mais dans tout cela, une chose était certaine, toutefois : Myrtle prendrait soin de Zelda, toute sa vie durant. Jane ne questionnait jamais cela, ni les motivations de sa bienfaitrice.

Mais elle a peut-être déjà fait attendre ses invitées trop longtemps, même si quelques secondes à peine se sont écoulées et qu’elle a l’impression que ses pensées virevoltent à cent à l’heure dans sa tête. Myrtle et Zelda, elles, ont sûrement l’impression qu’une décennie s’est écoulée, alors que ça n’est qu’un clignement d’œil pour Jane, qui perçoit tout avec lenteur. Elle s’oblige à sourire, malgré l’inquiétude, alors qu’elle voit enfin sa sœur en chair et en os, incapable d’arrêter les larmes qui perlent à ses yeux. Elle avait beau savoir qu’elle était sauvée, elle avait craint de retrouver… elle ne savait pas quoi. Une jeune fille transformée, qui ne serait plus jamais elle-même ? Mais elle a beau dévisager l’enfant devant elle, car elle en sera toujours une aux yeux de Jane, elle ne voit que sa Zelda, sa petite sœur qu’elle chérit, et sans qui elle ne pourrait vivre. Sa petite sœur, avec ses quelques taches de rousseur, ses beaux yeux clairs qui semblent vivants et non plus à bout, comme la dernière fois qu’elle l’avait vue. Son teint radieux, bien loin de celui maladif que Jane avait en tête. Alors elle ne peut pas s’empêcher de sourire, de pousser un soupir de soulagement, guère consciente que Zelda est bloquée là, à sa porte, alors qu’elle la dévisage comme si elle la redécouvrait. Mais elle est sûre d’une chose : qu’importe les conséquences, demander à Myrtle de la transformer en valait le coup.

Elle cilla deux, trois fois, avant de comprendre la demande de Zelda, qu’elle n’avait pas tellement entendue. « Je, tu es chez toi. » Elle ne pensait pas que c’était nécessaire. « Entre, bien sûr. » Est-ce qu’elle avait le droit de la prendre dans ses bras ? Elle n’avait pas osé demander quelque chose d’aussi futile à Myrtle, qui, si elle aimait s’abreuver d’elle, n’était pas réellement tactile… Pas comme Jane pouvait l’être, du moins. Mais elle avait surtout peur de faire du mal à sa sœur, en la tentant avec son sang. Elle la laissa entrer, allant pour refermer la porte derrière elle et Myrtle, même si celle-ci ne fit pas mine d’entrer. Elle… Elle ne voulait pas être là  ? January n’avait pas vraiment peur de se retrouver seule avec sa sœur mais… Et si elle commettait la moindre erreur ? Qu’elle causait des problèmes à Zelda, sans le vouloir ? Elle s’efforça de calmer la détresse dans son regard, murmurant un merci presque inaudible à l’attention de Myrtle suivi d’une invitation à entrer quand elle le voulait, avant de se retourner vers Zelda, les yeux toujours humides des larmes qu’elle essayait de contenir, tant la voir debout et capable de se mouvoir la comblait plus qu’elle ne l’aurait jamais imaginée. « Tu es belle. » Elle l’avait toujours pensé mais ne plus être une enfant dévorée par la maladie ravivait cette pensée. Même si le dire de but en blanc pouvait sembler incongru. « J’ai… J’ai acheté un nouveau lit pour toi, et des stores qui masquent totalement la lumière, si… Si tu veux rester un soir. » Est-ce qu’elle le pourrait ? Est-ce qu’elle voudrait toujours faire des soirées film et popcorn avec elle ? Est-ce qu’elle pouvait manger de la vraie nourriture ? Est-ce… Peut-être que des popcorns au sang existaient ? Même si l’idée écœurait un peu Jane.

Il y a forcément quelque chose de bizarre à se faire inviter dans un lieu qui fut autrefois un foyer. Le moment semble un peu irréel. Une barrière a cédé et lui a permis de pénétrer les lieux mais il en reste une autre, plus imposante. Zelda se doutait bien que les choses ne seraient plus comme avant mais elle ignorait qu'une distance pouvait se creuser avec sa propre sœur

Car l'adolescente est mal à l'aise. Sans doute un peu tremblante, aussi. Et le compliment de sa soeur lui arrache un petit rire désabusé. Belle ? Elle ne parvient pas à prendre cette énième preuve de gentillesse pour autre chose que de la gentillesse.

- Non, toi t'es belle ! assure-t-elle sur le ton de celles qui préfèrent accepter que s'offusquer. Moi j'suis juste... moi !

La mort ne sied à personne. Pourtant Zelda a fini par comprendre que ce corps n'est plus, et qu'il n'est rien d'autre qu'une marionnette. Une simple enveloppe qui lui permet d'exister, mais pas d'être. L'adolescente fait l'erreur de relever les yeux pour croiser le regard de sa soeur. Elle le voit embué et quelque chose se brise aussitôt en elle. Est-ce qu'elle est contente, ou apeurée ?

Est-ce qu'elle aussi, elle comprend que rien ne sera plus jamais comme avant ?

Pourtant la jeune caïnite s'accroche à ce fragment de son passé. Sans doute le seul qui vaille la peine d'être sauvé. Et même précieusement conservé. Ses sentiments ne sont pas morts avec elle. Et elle souhaite ardemment prétendre, Zelda. Jouer le jeu. peut-être même faire comme si rien ne s'était passé.

- C'est... chouette ! approuve-t-elle en opinant du chef lorsque Jane lui annonce qu'elle a acheté un nouveau lit. Merci ! Elle a failli oublier. Peut-être parce que les balbutiements de sa soeur lui confirment qu'elle est sûrement autant gênée qu'elle. Oui, ce serait super ! De passer de temps en temps une nuit ici.

Pourtant son regard glisse maintenant sur Myrtle. Pour lui demander l'autorisation, ou même si elle est prête. L'adolescente a commencé à apprivoiser sa bête mais cette dernière reprend trop régulièrement le dessus. Et la dernière chose que la gamine souhaite, c'est encore de faire du mal à son aînée.

- Tiens, c'est pour toi ! Elle lui tend une bête boîtes de chocolats. Pas n'importe lesquels, ceux que Jane préfère. Elle aussi, elle les aimait bien autrefois. Maintenant ils ne sont plus que fadeur. Bouffe pas tout d'un coup, hein ! Tu vas choper l'cul des Kardashian !

C'est peut-être la seule chose qui soit sortie naturellement jusque-là. Et Zelda esquisse un sourire qu'elle perd dès l'instant où elle pose le regard sur la porte de son ancienne chambre. C'est là qu'elle est morte. Quelque part ça l'effraie d'entrer à nouveau dans cette pièce qui l'a vu agoniser. Il y a des souvenirs qu'elle n'est pas encore prête à affronter.

Et des pulsions qu'elle ne parvient plus davantage à réfréner non plus. L'adolescente franchit enfin les quelques pas qui la séparent de sa soeur pour l'enlacer. Non, plutôt pour se réfugier dans ses bras. Parce que finalement, ouais, elle a le droit.

Ce n'est que lorsqu'elle consent enfin à rendre sa liberté à son aînée qu'elle observe l'étrange trio qu'elles forment. C'est la première fois qu'elles sont réunies depuis... tout ça.

- Vous pouvez aussi vous toucher, si vous voulez ! L'adolescente sent bien l'affection que Myrtle a pour sa soeur, et elle connaît aussi assez cette dernière pour savoir qu'il y a une forme de réciprocité. Pas besoin d'vous cacher... Et puis elle pourra peut-être faire partie de ce lien qu'elles partagent, et dont elle semble exclue.

La jeune américaine s'interroge : est-elle jalouse de Myrtle, ou de sa propre soeur ? Elle chasse ces pensées sombres puis tape faiblement dans ses mains, une fois.

J'ai plein d'trucs à t'raconter, Jane ! promet-elle en rejoignant la cuisine. Un réflexe l'incite à poser la main sur la poignée du frigo pour voir ce qu'il s'y cache. Et vous aussi, non, j'crois ?

Elle veut savoir ce qu'elle ignore encore, ou peut-être ce qu'elle feint d'ignorer. Zelda sait bien qu'elle n'a pas son mot à dire mais... l'idée que sa sœur soit réduite au rang de bétail volontaire, ça ne lui plaît pas. Pas du tout. Même si c'est grâce à ça qu'elle peut faire semblant de respirer aujourd'hui.

L'adolescente veut savoir. Et la voici donc qui se retourne pour observer les deux femmes de son regard inquisiteur. Partagée entre le désir de s'offusquer sans la moindre raison et le bonheur toujours intact, précieux, de retrouver Jane. C'est d'ailleurs vers elle que ses pas la mènent à nouveau. Un acte naturel qui mordille sa conscience : n'est-elle pas en train de trahir Myrtle ?

Est-ce qu'elle est condamnée à devoir se demander où se trouve sa véritable place parmi ces deux-là ?

Myrtle capte l’invitation discrète de sa calice – son amie – et prend son temps pour entrer. Elle laisse leur espace aux deux sœurs, qui n’ont pu se voir depuis un mois. Certes, Zelda a eu un nouveau corps, de nouveaux pouvoirs, une nouvelle existence à découvrir pendant ce laps de temps. Mais January ? Elle n’a eu que la solitude et la compagnie du spectre de son unique famille. Car rien ne peut effacer que l’adolescente est décédée ici. Même si elle parle, pleine de vie, et qu’elle offre une boîte de chocolat choisie avec soin : elle est morte. La sœur cadette des Rosefield n’est plus, qu’importe l’illusion plus vraie que nature.

Telle une ombre, l’Immortelle se glisse dans un coin de la pièce. Cela n’empêche pas sa pupille de la trouver du regard, lorsqu’il est question de son nouveau lit. Myrtle ne dit rien et n’exprime rien dans l’immédiat. Elle jauge l’interaction des deux inséparables, et surtout la capacité de son infante à museler la bête en présence de son aînée. Un sourire discret colore le visage de la caïnite quand Zelda ose enfin étreindre sa sœur. Et avec toute la subtilité dont cette dernière est capable, elle l’incite ensuite à faire de même.

- Je te remercie de la permission, ironise-t-elle.

Toutefois, elle capte les sentiments confus de la jeune fille à ce sujet. Celle-ci cherche sa place dans le triangle, et c’est normal. Pendant longtemps, il s’agissait de mondes séparés, cloisonnés de façon hermétique : « Jane / Zelda » d’un côté, « Jane / Myrtle » de l’autre. Ce nouvel état de fait est un équilibre à trouver, ensembles. Et puisque l’adolescente ouvre le chapitre avec le manque de pincette qui la caractérise, l’Immortelle décide qu’il est tant d’aborder le sujet :

- Pour l’instant, je pense que Zelda est trop jeune pour rester ici uniquement avec toi. Je suis désolée, ajoute-t-elle à l’intention de January, on ne peut pas prendre ce risque. Par contre, on peut effectivement discuter de… comment vous permettre de vous revoir régulièrement.

Elle se sent un peu cruelle de le présenter comme ça, mais il n’y a pas vraiment d’autres moyens. Myrtle est responsable de sa création, c’est à donc à elle – et personne d’autre – de s’assurer que son infante n’égorgera pas sa grande sœur lors d’une perte de contrôle. Même si des précautions peuvent être prise, la bête est sournoise et imprévisible chez les nouveau-nés.

- Je m’en veux de jouer les oiseaux de mauvais augure, mais je n’ai pas le choix. Vous le savez toutes les deux maintenant, ce n’est pas un petit changement…

Le froid qu’elle jette malgré elle est renforcé par sa posture stoïque, trop distante, trop peu chaleureuse. Et des solutions pour rendre ce dilemme plus facile ? Il en existe, mais la caïnite n’en parlera pas. Parce qu’elle n’est pas certaine que ce soit la bonne solution, et parce qu’il faut que ça vienne de January, et uniquement d’elle.

- Néanmoins, je pense que vous avez besoin que je vous accorde un moment rien qu’à deux. Je ne serai pas loin, précise-t-elle à la fois pour rassurer et prévenir : si ça dérape, elle sera revenu avant le drame.

Il est bon de l’entendre rire, même si c’est un rire gêné, comme si sa sœur ne savait pas bien comment accueillir ses compliments. Ce n’était pas grave : elle le lui répèterait, autant que nécessaire. Qu’elle soit influencée par les circonstances parce qu’elle la voyait pour la première fois en bonne santé et maîtresse de ses mouvements sans être assaillie par la fatigue n’avait aucune importance à ses yeux, et elle n’en était même pas réellement consciente, simplement émerveillée et se réjouissant de la revoir fidèle à elle-même. Fidèle, du moins, au souvenir qu’elle avait de l’enfant rieuse et déterminée à faire la plus petite bêtise, ou qui peinait à exprimer ses pensées correctement. Sa petite sœur, si pénible, mais qu’elle aimait plus que tout au monde. « Tu seras toujours belle à mes yeux. » C’était aussi simple que ça.

Et elle ne savait pas bien pourquoi, mais les larmes qu’elle contenait tant bien que mal se mirent à couler, sitôt que sa sœur la prend dans ses bras, alors qu’elle tient d’une main la boîte de chocolats, se sentant résolument idiote, et qu’elle serre maladroitement Zelda de l’autre. Ça fait si longtemps, même si ça ne fait que quelques semaines, en réalité. Alors qu’elle lui fasse un cadeau et qu’elle puisse l’étreindre sans avoir l’impression de sentir l’odeur de la maladie qui rôdait… Elle sanglotait malgré elle. « Désolée, je suis si heureuse. » Au point qu’il lui semblait que son cœur allait exploser, si elle n’arrivait pas à l’empêcher de battre aussi fort. Elle avait peur, en plus, d’incommoder Zelda. Myrtle lui avait déjà dit que son cœur l’appelait, quand il battait aussi fort, ou du moins Jane l’avait-elle compris ainsi. Alors sa sœur, toute jeune vampire ?

Elle fronça pourtant les sourcils, alors que Zelda leur donnait l’autorisation de se toucher, mettant fin à ce moment émotionnel qu’elle n’avait jamais su gérer – trop jeune pour ça, assurément, détournant le regard pour ne pas montrer combien l’ironie de Myrtle la blessait. Parce qu’elle savait qu’elle ne l’aimait pas comme ça, et qu’elle ne la désirerait jamais autant que January elle-même la désirait. Elle se fustigea toute seule de cette pensée, reflet de son amertume et du manque que l’absence de contacts entre elle créait, alors que Myrtle lui avait simplement dit que ça n’était pas dans sa nature, mais qu’elle appréciait tellement plus d’elle que ça. Seulement Jane n’arrivait pas à museler les pensées néfastes qui résonnaient dans sa tête et lui disaient qu’elle ne valait rien, par moment, et que Myrtle ne désirait que son sang. Elle se sentait encore plus mal en ayant l’impression d’être si ingrate alors que sa bienfaitrice avait fait tellement de choses pour elle.

La parenthèse moins engageante des conditions dans lesquelles les deux sœurs pouvaient se voir était presque bienvenue, obligeant l’humaine à penser à autre chose. A des choses concrètes, sur lesquelles elle pouvait avoir une influence. « On, je ferai tout ce qu’il faut. Je patienterai. Ce n’était pas… Ce n’était pas forcément pour maintenant. » Elle ressentait peut-être un peu de déception, alors qu’elle s’était pourtant réellement dit que ce n’était que quelques heures que Myrtle leur octroierait, ce soir-là, et non pas une nuit entière. « Mais… Est-ce qu’il y a des endroits publics où je pourrai la voir ? Où ça ne risquera rien ? Sans te… Sans devoir te déranger, à chaque fois ? » Plus que tout, elle ne souhaitait pas déranger Myrtle. Elle n’osait pas lui en demander plus, sachant pertinemment le poids que cette décision de transformer Zelda avait eu sur elle. Elle avait déjà trop abusé.

« Mais je veux tout entendre, Zelda. Tout ce que tu as vécu, tout ce que tu as découvert de nouveau. » Le bon, comme le mauvais. Elle voulait la soutenir, sans le moindre manquement de sa part. Elle ne put s’empêcher de jeter un regard implorant à Myrtle pour autant, alors qu’elle indiquait se retirer tout en restant proche. Elles formaient une famille, maintenant, non ? Une famille tordue, probablement dysfonctionnelle étant donné que la personne pour qui le cœur de Jane battait était en quelque sorte la mère de sa sœur et que leurs cœurs à elle ne battaient plus mais… Une famille quand même ? « Tu peux aller dans la chambre, si tu veux. » Celle de Zelda. Jane dormait sur le canapé, même pas convertible. Même encore maintenant.

- Zelda ne peut pas sortir seule pour l’instant, répète-t-elle en réponse aux questions de January. Pas sans quelqu’un capable de l’arrêter en cas de problème.

L’adolescente fait d’énormes efforts, c’est indéniable. Ces dernières semaines, l’essentiel de son mentorat a concerné sa capacité à apprivoiser la soif de sang. La mettre en sourdine est impossible, car l’aube d’une vie de caïnite est indissociable de cet appétit entêtant, probablement parce que les chairs mortes ont besoin de se gorger de vie afin de prétendre à l’immortalité. Il faut alors savoir composer avec, dompter les symptômes, tempérer la bête, pour ne pas céder à la frénésie. Mais lorsqu’on est jeune, les accidents sont vites arrivés…

- On en reparlera, conclut-elle en laissant les deux parents à leurs retrouvailles.

Le pas feutré de Myrtle l’amène à la chambre de sa pupille. Elle n’allume pas la lumière. Nyctalope, elle se fond dans les ténèbres et redécouvre la pièce où elle a Etreint pour la première fois. Il plane encore dans l’air le parfum subtile de la mort, tel un spectre emmuré qui hurle en silence. L’Anglaise constate que January a fait le ménage et changé tout ce qu’elle pouvait : le lit, les draps, les rideaux. Demeure toutefois ici plusieurs des possessions de la jeune fille : photos, posters, livres, et mêmes de vieilles peluches limées par les années.

L’Immortelle s’assoit sur le matelas et fixe l’oreiller. Son esprit morcelé se met à divaguer et se joue de la pénombre pour redessiner la silhouette d’Hailey. Elle l’imagine endormie sous la couverture, paisible, avec ce petit froncement de sourcils significatif d’un rêve tourmenté. Son bébé. Myrtle tend la main pour saisir les doigts fantomatiques de ce mirage et effleure le néant. Le souvenir s’estompe et un cri lui raidit la nuque. Ça provient du salon.

Elle bondit sur ses pieds et retourne auprès des Rosefield à une vitesse prodigieuse. Son regard se pose sur la scène incongrue qui se joue sous ses yeux : January, acculée contre une cloison, repousse à grand peine sa petite sœur. Cette dernière s’est jetée sur son aînée comme une acharnée, cherchant à poser les lèvres sur une paume où saigne une plaie toute fraîche. Pupilles dilatées, Zelda n’est pas en état de se reprendre seule et l’accroissement de sa force physique rend la lutte impossible à tenir pour sa tutrice. D’une enjambée furtive, Myrtle a rejoint son Infante et la tire en arrière. Elle s’interpose alors entre elle et sa « proie », prête à la pétrifier si jamais elle n’arrive pas à se calmer rapidement.

- Que s’est-il passé ?

Elle avise la main de January où suinte le nectar de sa vie. L’odeur est alléchante, surtout pour l’Immortelle qui s’en est mainte fois délectée ; mais contrairement à sa fille, elle a deux siècles d’expérience pour garder le contrôle. C’est probablement un accident, mais la caïnite attend de savoir comment la petite sœur en est venue à vouloir manger la grande.

- Ça va ! J’suis calmée, râle Zelda en repoussant la main de sa Sire dressée en opposition. C’pas d’ma faute, c’est… raaaaah ! J’allais pas lui faire de mal…

Contrite, elle baisse néanmoins les yeux. Elle ne s’en est pas rendue compte sur le coup, mais sa poigne surnaturelle a laissé une marque bleuissant le pourtour du poignet de January.

January fut incapable de cacher sa tristesse à cette idée. Elle comprenait qu’elle devait prendre son mal en patience, attendre que tout aille mieux pour Zelda, qu’elle soit capable de se contrôler, de pouvoir sortir en public, sans avoir un chaperon en permanence. Sans que Jane ne demande à Myrtle l’autorisation pour qu’elles se voient, aussi peu désireuse de déranger la personne la plus chère à ses yeux en dehors de sa sœur que de sacrifier le temps qu’elle lui accordait pour qu’elles le passent ensemble. Mais elle n’avait jamais su cacher ses émotions, dont on disait qu’elles se lisaient dans ses yeux, alors, trop tardivement, elle détourna le regard. « Bien sûr, je… je comprends. » Et c’était malgré tout vrai, même si ça n’en rendait pas moins les faits difficiles à accepter. Elle murmura simplement un nouveau remerciement à l’attention de Myrtle, alors qu’elle passait sa main sur la joue de sa sœur… si délicate, si douce, presque parfaite, si l’on omettait la froideur.

Elle essayait de parler, comme si de rien n’était, de se planifier, de voir ce qu’elles pourraient faire ensemble, dans le futur. Pourraient-elles se rendre au plus grand Six Flags de tout l’Amérique, comme elles en avaient si souvent parlé ? Est-ce que les avions aux hublots teintés existaient ? Ou, peut-être qu’un avion aux hublots fermés suffirait-il ? Sinon, elle trouverait bien un car aux vitres teintées. Enfin, elle ferait tout pour tenir cette promesse de rêves d’enfants, qui dataient d’une période heureuse où leurs parents étaient encore là.

Tout se passait étonnement bien. January aimait à croire que leur lien sororal était plus important que la condition de vampire de Zelda. Que tout irait toujours bien entre elle à cause de lui, ou grâce à lui, plutôt. Que jamais rien ne pourrait dégénérer, tant qu’il les unissait. Même s’il pourrait y avoir des… ratés. Peu concentrée, jetant de fréquents coups d’œil à sa sœur qui observait la décoration, elle s’échinait à ouvrir une de ces bouteilles de sang synthétique sans grand succès. Étaient-elles si difficiles à ouvrir ou était-ce la force qui venait à manquer à Jane ? Si elle n’envisageait pas un seul instant que la première option puisse être la bonne, il n’aurait pas été improbable que leur résistance ait été exacerbée pour que les vampires ne brisent pas la bouteille en se précipitant pour l’ouvrir, après tout. Mais elle peinait et ne voulait pas demander à sa sœur de le faire alors qu’elle l’accueillait, et la bouteille finit par lui échapper des mains pour se briser sur le sol.

La jeune femme se précipita pour la rattraper avec ses mains dans un réflexe bien trop tardif, ne réalisant pas qu’à saisir les morceaux de verre à pleine main, elle s’était coupée. Elle ne sentit pas la morsure du verre de suite, ni même le sang chaud qui s’écoulait, passant inaperçu à cause du sang synthétique qui l’en ornait. Ce ne fut que quand elle sentit la main de Zelda sur son poignet, l’autre maintenant son épaule contre le frigo, et qu’elle vit ses yeux presque horrifiques, ses crocs proches, trop proches de son visage, qu’elle réalisa. Qu’elle laissa échapper un cri malgré elle, avant d’essayer de recouvrer ses esprits. D’être rationnelle, de ramener Zelda à la raison…. Sans en avoir le temps, alors que Myrtle la rejoignait, défaisait la poigne de Zelda. Jane ignorait la douleur sur son poignet, dans son épaule et son cou, ne retenant pas les larmes qui coulaient. « C’est ma faute, j’ai fait tomber la bouteille, je me suis coupée. Je n’ai pas été assez prudente. Elle n’y est pour rien ! » Sa voix montait dans les aigus, tant à cause de la peur de l’incident que de celle de perdre Zelda à tout jamais, si Myrtle le disait. « Elle n’y est pour rien. » Qui cherchait-elle à convaincre le plus, d’elles trois ?

Myrtle observe la panique de son Calice avec une froideur analytique. Elle n’est pas dépourvue d’empathie, surtout à l’égard de January, mais l’écorce épaisse qui recouvre son cœur sans vie la préserve des effusions débordantes. Et dans tous les cas, entre sa pupille que le sang excite et son amie qui perd ses moyens, elle seule peut faire office d’ancre au milieu de cette houle émotionnelle.

- Va dans ta chambre, Zelda.
- Sérieux ?! C’pas juste ! Elle a dit que c’était pas d’ma…
- Maintenant, la coupe l’immortelle, avant de poser sur elle son regard vert crocodile. S’il te plait.

L’adolescente capitule, non sans pousser un long soupir désapprobateur. Elle s’isole dans la pièce voisine, marmonnant des mots inintelligibles. L’Anglaise franchit ensuite la distance qui la sépare de January pour l’amener à l’une de ses chaises.

- Assieds-toi, ça va aller.

Une fois la jeune femme installée, Myrtle prend sa main blessée dans la sienne pour examiner l’état de la blessure. C’est superficiel, plus impressionnant que dangereux. Puisant dans la force mystique de sa Vitae, elle profite néanmoins de ce contact pour user de ses dons secrets et étouffer les émotions de sa protégée. Peur, tristesse, colère, indistinctement, sont forcés de refluer sous l’influence aliénante de l’Immortelle. Ainsi, elle espère lui permettre de retrouver un semblant de calme.

- Ce n’est de la faute de personne. Tu as de quoi te faire un bandage ?

La caïnite s’en va fouiller les tiroirs de l’appartement, suite aux indications de la propriétaire, puis revient à ses côtés avec une bassine d’eau clair, du savon et de quoi panser la plaie. Agenouillée devant January, afin de l’aider dans ses manipulations, elle reprend lentement la parole pour mettre des mots sur l’évidence mise en exergue par cet « incident ».

- Tu comprends pourquoi je ne peux pas vous laisser vous voir sans moi pour l’instant ? La stabilité d’un nouveau-né est vraiment… fragile.

Elle-même doit résister au parfum tentateur du nectar de sa pomme de sang. Si les circonstances s’y prêtaient mieux, Myrtle aurait déposé ses lèvres sur la coupure, y semant des baisers gourmands, récoltant la saveur grisante de sa vie. Au lieu de cela, elle s’applique désormais à sécher les chairs abimées afin d’y appliquer une compresse qu’elle entoure précautionneusement de gaze. Malgré tout, ses mouvements sont un peu maladroits et le résultat approximatif : l’Anglaise n’a que très rarement eu besoin de faire ce genre de bandage sur quelqu’un.

- S’habituer prend du temps, mais elle fait de vrais efforts. Elle veut profiter de ce que tu lui as offert, ce qu’elles lui ont offert. Si tout va bien, on partira quelques semaines en décembre… elle veut voir du pays.

La destination n’est pas encore fixée, ce ne sera pas loin, mais Myrtle lui a promis que son Immortalité ne sera pas composée que d’une sédentarité dédiée à pasticher la vie humaine. Les créatures de la nuit ont le monde à leurs pieds, à condition qu’elles se donnent l’occasion de le saisir. La duchesse déchue aussi a, comparativement à sa longévité, trop végété dans les mêmes contrées. Enchaînée par la haine, elle a passé les deux cents dernières années menottées à ses démons. Et puis Zelda est arrivée. Sans le savoir, cette adolescente est en train de tout changer.

January ne se soucie même pas, pas vraiment, du sang qui s’écoule massivement, inondant le sol sans que ça ne se voit vraiment : après tout, la bouteille de sang synthétique est répandue elle aussi à terre, et les deux sont impossibles à dissocier. Pour elle du moins, elle sent bien, voit bien, le regard de sa sœur, prête à lécher cette main offerte à elle, prête à – peut-être – planter ses crocs dans la plaie ou ailleurs, par simple désir de boire son sang. Et, même si elle trouve ça dérangeant, January serait prête à le lui offrir, si ça l’aidait à se sentir mieux. À accepter cette condition que sa sœur lui a imposée. Après tout, c’est l’égoïsme de l’humaine qui n’aurait pas supporté ce deuil contre-nature qui a poussé Zelda à avoir besoin de sang. Donc Jane aurait dû être plus attentive, ne pas se couper. Quoi qu’en dise Myrtle, c’était sa faute, à elle seule.

Mais qu’importait, pour le moment. Elle aurait assez de sa vie pour culpabiliser, de toute façon. Pour l’instant, la peur refluait peu à peu : celle d’avoir commis un impair, de tout avoir gâché. Elle n’avait pas peur de Zelda. Elle ne pouvait pas avoir peur de sa sœur, sa chère petite sœur, c’était impensable. Peinant toujours à respirer calmement, ayant peur que son cœur ne s’emballe trop et soit un calvaire pour Zelda, elle ne s’assit que pour obéir à sa chère amie, ayant l’impression que l’immobilité serait pire que tout. Elle se sentit pourtant s’apaiser progressivement, doucement, sans bien comprendre. Elle… D’habitude, elle ne parvenait pas à surpasser cet état, pas aussi facilement, pas avant de longues heures. Mais elle ne voulait pas se donner en spectacle devant les deux vampires. Était-ce pour ça ?

Elle parvint à lui donner des indications plus ou moins claires sur l’endroit où trouver de quoi s’occuper de la blessure, même si la taille réduite de l’appartement ne laissait pas beaucoup d’options. Elle sentait la douceur des mains de Myrtle sur elle, lui arrachant un frisson alors qu’elle appuyait sur la plaie, par réflexe plus que par réelle douleur. « Je ne veux pas… Je ne veux pas compromettre son apprentissage, son contrôle. Je peux… partir, s’il le faut. » Où ? Elle n’en avait aucune idée, mais si proches, Zelda et elle se verraient forcément – voudraient se voir. Jane causerait problème à sa sœur, si elle ne pouvait empêcher ses maladresses. « Ne la… » Ne la quoi ? Grondes pas ? Elle ne pouvait pas la traiter comme une enfant, si ? »Ne la punis pas pour ça, s’il te plait. » La vie de Zelda était suffisamment dure pour qu’elle ne subisse pas un sermont alors qu’elle était innocente vis-à-vis de toute la situation. « Si elle a besoin d’humain pour… » Elle s’interrompit malgré elle. Voulait-elle vraiment proposer ça ? Pas tellement mais… Elle le lui devait. « Je peux être là, pour la nourrir. Et pour qu’elle se contrôle. Elle aurait pu me mordre avant même que tu n’interviennes, quelque chose l’a arrêtée. » Le lien du sang entre elles ? Elle l’espérait.

Une fois sa main pansée et récupérée, Jane remercia Myrtle d’un regard. Si elle n’avait pas su à quel point elle n’aimait pas ça, elle l’aurait étreinte et, peut-être, embrassée, mais elle devait constamment réfréner ses pulsions tactiles. « Est-ce que je pourrais… Les accompagner. Elle s’arrêta abruptement à nouveau, comme si elle réfléchissait. Je vous laisserai un cadeau. Pour Noël… » Est-ce qu’elles fêteraient seulement Noël ? Est-ce qu’elles pourraient l’emmener ? « J’ai de l’argent. Que j’ai mis de côté pour Zelda. » Elle ne l’utiliserait jamais, après tout, il était pour sa sœur et pour elle seule.

Si le cœur de Myrtle fonctionnait encore comme celui d’un mortel, il se serait serré. Bien qu’elle n’en laisse rien paraître, elle est touchée par la détresse de son amie. January a la grâce des anges déchus qui ont touché le fond, une beauté mélancolique affutée comme des lames de rasoirs. Son amour inconditionnel pour sa sœur, sa dévotion maladive… elle se tue à petit feu. Le prix à payer pour avoir arraché Zelda aux griffes du cancer est un fardeau invisible qui entraine l’aînée Rosefield dans les abysses. Elle se noie. Complice de « meurtre », fabrication de faux papiers, auteure d’une fausse déclaration de disparition… il suffit de rien pour que sa vie vole en éclat. Elle est déjà condamnée, en tout point de vue. La caïnite ne saurait continuer de la fréquenter sans avoir au moins essayé d’apaiser sa souffrance.

- Il y a peut-être un moyen, dit-elle à mi-voix, sans que ça n’ait de rapport direct avec Noël. Un moyen pour que tu puisses arriver à t’en occuper seule et te… te sortir de ça.

D’un geste, elle désigne ce qui les entoure. Ce bâtiment misérable, qui empeste la maladie, la mord et le chagrin. C’est un mausolée qui draine quotidiennement l’énergie d’une January qui n’aura bientôt plus la force de surnager à la surface. Myrtle l’a connue dans le gouffre de sa déchéance, Mordus, addictes, brisée par le manque et les tentatives macabres de faire taire ses besoins. Alors elle sait que la jeune femme pourrait y replonger. Elle a toujours fait en sorte d’entretenir une forme de distance entre elles, rompue seulement lorsque ses crocs pénètrent sa chair avec tendresse et que le repas se pave de caresses pudiques. Mais… ses sentiments pour la mortelle sont sincères, et il serait hypocrite de prétendre vouloir la préserver en la maintenant hors de leur cercle. Zelda ne peut plus vivre dans le monde de sa sœur… mais January peut encore mettre un pied dans le leur.

- Je peux te Marquer. Comme Charlie, la jeune femme le connait, mais la caïnite n’est jamais vraiment entrée dans le détail de ce qu’il représente, tu resterais humaine, mais ma Vitae te fera changer. Tes sens et ta vigueur s’amélioreraient au fil du temps… tu seras toujours connectée à moi, tu hériterais d’un de mes dons.

Ce n’est qu’un aperçu de ses avantages, autant utiles pour tempérer sa cadette que pour se défendre toute seule. Une Marquée ne peut égaler la puissance d’un vampire, mais entre une nouvelle-née toute fraîche et une humaine dopée à son sang bicentenaire, la différence ne devrait pas être si importante. Et en plus, January ne sera pas soumise à une bête assoiffée et instable.

- Tu pourrais aussi venir habiter au motel Lucky Star, tu ferais partie du clan. Tu pourrais rester le temps de trouver un autre logement si tu veux.

Un logement pour elle et sa sœur, si elle le souhaite. En décembre, la jeune femme pourra les suivre en « vacances », veiller sur elles la journée, partager quelques heures avant que les créatures nocturnes ne partent profiter de la nuit. Oui, au final, peut-être faut-il simplement arrêter de faire semblant, et accepter pleinement January dans le domaine vampirique.

- Prends le temps d’y réfléchir, lui suggère Myrtle. Ce n’est pas un choix à prendre à la légère.

« Hein ? » À moitié perdue dans ses pensées, à réfléchir à la meilleure façon de disparaître de la vie de Zelda pour ne pas perturber son apprentissage, malgré la difficulté que ça représenterait pour elle, et le crève-cœur, elle était persuadée d’avoir mal entendu. D’avoir entendu ce qu’elle voulait entendre, et non pas ce que Myrtle avait réellement dit. Elle n’avait jamais réellement eu cette discussion, mais Myrtle lui avait souvent dit à quel point sa vie était précieuse, qu’elle devait chérir d’être humaine, bien que Jane n’ait jamais compris ni réellement été d’accord avec ces affirmations. Elle se sentait inférieure à Charlie en tous points, à ne même pas mériter ça. Même si elle n’en avait jamais rien dit à Myrtle. Même si elle avait essayé de ne pas laisser voir à quel point elle enviait Le Marqué. Elle avait de nombreuses fois essayé de le démystifier en dessin, lui ajoutant des cornes, des boutons, des cicatrices, comme une enfant en fin de compte, mais même comme ça, il restait spectaculaire.

Alors oui, c’était sûr, elle ne pouvait qu’avoir rêvé. Et si Myrtle n’avait pas poursuivi, n’avait pas ajouté qu’elle changerait, qu’elle partagerait sa Vitae – sans même que January ne sache exactement ce que c’était – elle s’en serait définitivement convaincue. Parce que c’était trop beau pour être vrai. « Attends. Tu vas trop vite. C’est… Tu dis ça réellement ? Ce n’est pas… Ce n’est pas juste dit comme ça ? » Quand avait-elle entendu Myrtle dire des paroles en l’air, sans les penser ? Hormis quand elle plaisantait, mais ce qu’elle lui disait là n’avait rien d’une plaisanterie. Pas pour Jane, en tout cas, et elle n’aurait pas apprécié que ce soit le cas pour Myrtle.

Ça avait été plus fort qu’elle, elle n’avait pas pu s’empêcher d’interrompre la vampire, tellement elle était abasourdie. Mais elle fronça les sourcils, à la mention du motel. Le temps de trouver un autre logement ? Pour qui ? Zelda, Myrtle, elle ? Elle toute seule ? Elle et Zelda ? Les questions se bousculaient dans sa tête, et elle était sûre d’en oublier l’intégralité, quand Myrtle aurait fini de parler. « Non ! » Elle s’était exclamée, dès qu’elle lui avait demandé de prendre le temps de réfléchir. « Je veux dire, non, je n’ai pas besoin de réfléchir ! Je veux ça depuis longtemps. » Et si c’était vrai, elle ne pouvait pas lui dire pourquoi. Ni qu’elle voulait en réalité être comme elle, à ses côtés pour l’éternité. « Je ne peux pas… je ne peux pas abandonner mon appartement. Pour qu’on croit que je suis désespérée en attendant le retour de Zelda. » Même si elle se sentait en danger un peu plus chaque jour, depuis qu’elle avait cru voir Lloyd dans son quartier, qu’elle avait revu Luther et qu’elle ne comprenait pas ses intentions, qu’elle s’était fait agresser. Mais elle ne voulait pas inquiéter Myrtle – ou Zelda qui devait écouter – avec ça. « Au moins le temps de leur faire croire… » Et, en réalité, elle ne voulait pas d’un logement qu’elle ne payait pas elle-même, pour Zelda et elle. Elle voulait pouvoir assurer une bonne vie à sa sœur même si tout avait changé, même si, même si Zelda n’avait plus besoin d’elle. « Comment ça se passerait ? » De la Marquer.

- Je ne le dis pas juste comme ça, a-t-elle rassuré January.

Et quelque chose chavire en elle lorsque son amie, sa seule amie, lui affirme qu’elle attend cela depuis longtemps. Une partie de l’Immortelle est touchée, car cette jeune femme est réellement l’unique chose qui la raccroche encore à une forme d’humanité. Les restes de Myrtle Blackstone, l’aristocrate britannique dotée d’un cœur battant, vibrent de se savoir appréciés. Mais en même temps… n’est-elle pas en train de pervertir la dernière once de « pureté » de son Calice ? Elle qui a souffert de toute son âme et pleurer toutes les larmes de son corps, ne mérite-t-elle pas plutôt d’être laissée en paix ? Et si son affection était conditionnée par le baiser qu’elle lui prodigue régulièrement ? Et si la Marquer, ce n’était pas lui mettre une chaîne qui l’asphyxierait pour de bon ?

Les questions se télescopent dans sa tête mais aucune réponse ne vient. C’est comme patauger dans le noir et espérer voir le fond de la mélasse. Peut-être se prend-elle trop la tête. Son existence est maudite, elle n’est plus qu’un cadavre qui marche et feint de respirer. Quoique qu’elle choisisse, elle fera une mauvaise décision. Car tout ce qu’elle touche est destiné à flétrir de l'intérieur.

- Je vais t’expliquer…

*

Sept jours ont passé depuis. Myrtle a préféré donner à January le temps de la réflexion, en dépit de son impatience à la rejoindre. En la retrouvant ce soir-là, dans l’intimité étroite de son appartement, l’atmosphère est différente. Electrique. L’Immortelle se sent excitée à l’idée de mêler son sang au sien. Dans la chambre, sa chemise glisse de ses épaules graciles, le long de ses bras ivoirins. Le coton de son débardeur voile avec nonchalance les courbes timides de son corps séculaire. D’un geste, elle invite son amie à venir s’asseoir à ses côtés. Les grands yeux de l’Immortelle se plonge dans les siens, si profondément qu’elle en oublie de ciller.

- Je peux ?

La demande est simple, mais son hôte la connaît suffisamment pour la comprendre. Elle se penche alors doucement, hume son odeur, ses lèvres effleurant la base de sa mâchoire. L’humain sent si bon. Un parfum de chair chaude, propre à chacun, et celui de January est une drogue. Myrtle révèle sa denture carnassière et dégringole le cou de son Calice, non sans y semer un baiser, avant de planter doucement ses crocs dans sa chair tendre. Elle boit avec lenteur, ravie par la saveur de son amie. A contrecœur, elle s’arrache à cette communion, et mord le bout de son propre index. Elle l’écrase entre ses dents, jusqu’à ce qu’il suinte d’une Vitae vermeil. Alors, l’Immortelle remet sa main blessée à la jeune femme supposée la goûter à son tour…  

- Commence par une petite dose…

Elle a toujours procédé ainsi avec ses Marqués. Autant parce qu’il ne s’agit pas d’un geste anodin de se nourrir du sang d’autrui que pour éviter une sorte de « choc » entre les propriétés fantastiques de ses fluides et l’organisme mortel. Comme à tous les poisons, le corps doit s’habituer doucement au nectar de vie d'un vampire…

Elle s’accrochait à son regard, à ses paroles. À sa promesse que ça n’était pas des paroles en l’air. Elle voulait la croire, n’avait pas, en réalité, d’autres choix que de la croire : après tout, elle lui vouait une confiance infinie, et si elle lui affirmait que ça n’était pas juste comme ça, alors c’était vrai. Elle ne lui aurait pas menti, pas pour ça, January en était intimement convaincue. Mais ça ne l’avait pas empêchée d’avoir peur. Peur qu’elle change d’avis, peur qu’elle revienne sur sa décision. Peur qu’elle ne veuille pas la soumettre à ce changement, bien qu’elle lui ait expliqué comment ça se passait. Bien que Jane lui ait affirmé le vouloir, y être prête, et n’avoir absolument pas peur de faire ça. Et ce n’était même pas définitif, si l’une ou l’autre voulait revenir sur cette décision. Elle s’était bien gardée de dire que, si Myrtle le faisait, elle en aurait littéralement le cœur brisé et ne pourrait pas y survivre : c’était un fardeau qu’elle ne voulait pas infliger à l’immortelle et quelque chose qu’elle ne voulait pas que sa sœur entende. Elle vivrait avec ce secret en elle pour toujours, mais ne l’imposerait à personne.

Les jours imposés par Myrtle avant de la Marquer lui avait paru une éternité, une lente attente qui était insupportable à sa Calice. Elle avait hésité à insister, à demander à raccourcir le temps défini par la vampire, mais elle ne voulait sembler ni empressée ni immature ou même décevante, alors elle avait pris son mal en patience. Et puis… Qu’était-ce que sept petits jours, si elle pouvait passer une longue vie auprès de Myrtle, à l’avenir ? Et elle ne pouvait pas nier appréhender, malgré tout. Elle le voulait, c’était une certitude pour elle, certitude qui ne souffrait d’aucune remise en question, mais la façon de procéder lui était tout de même… étrange. Si bien qu’elle se sentait gênée, empruntée, alors qu’elle ouvrait la porte à Myrtle, qu’elle s’effaçait pour la laisser entrer puis la suivait jusqu’à son lit, un air interrogateur sur le visage. Est-ce que ça devait avoir lieu là ? Risquait-elle de s’endormir ou d’être dans un état second, après ? Elle lui avait dit qu’elle devrait boire son sang, mais pas réellement les effets sur elle. Le savait-elle seulement ? Y avait-il une vérité universelle à ce sujet ? Si elle ressentait un peu d’angoisse, elle ressentait surtout beaucoup de curiosité, alors que les yeux de Myrtle se perdaient dans les siens, comme si elle cherchait à percer une illusion, à découvrir tout ce que Jane dissimulait, sciemment ou non.

« Tu es… J’allais dire rayonnante, mais ça ne va pas. Mais tu rends les lieux moins noirs, plus doux, plus accueillants. » Elle ne cherchait pas à la flatter, elle évoquait simplement ce qui lui passait par la tête, comme à son habitude. Myrtle était comme la lune qui perçait l’obscurité, pour la briser de sa lumière rassurante. Elle hocha la tête à sa demande, frémissant en sentant le geste incroyablement intime et si enivrant. Elle proteste même, alors qu’elle sent que Myrtle s’éloigne, mais elle sait ce qui va suivre et, pour l’instant, plus encore que la satisfaction des crocs de son amie plantés dans sa chair, elle veut enfin être acceptée par elle, reconnue à sa juste valeur pour tout ce qu’elle peut lui offrir. « C’est étrange… » L’idée de boire le sang de quelqu’un d’autre. Elle a déjà bu le sien, lors d’une petite coupure ou d’une légère blessure, mais boire celui de Myrtle, c’est autre chose. Elle a l’impression qu’on lui fait un cadeau inestimable tout autant que de profaner le corps de la vampire. Pire encore, elle est légèrement écœurée, mais elle relègue cette sensation bien loin en elle, l’occultant totalement. « Allons-y. » Ce n’est pas pour Myrtle qu’elle le dit, mais pour elle, pour se donner le courage de prendre la main blessée et de la porter à ses lèvres. De boire le sang qui lui est offert, aussi étrange que ça lui paraisse. Et elle est… perdue. Elle ne sait pas si elle doit en boire plus, si elle doit laisser la main, si elle doit faire quelque chose d’autre, malgré les explications de Myrtle. Si elle doit lui dire que c’est incroyablement bon. Elle ne sait même pas si elle le pense. Alors plutôt que de faire quoi que ce soit de ça, elle passe sa paume sur la blessure. « Ça te fait mal ? Elle n’aurait pas déjà dû se refermer ? » Elle n’est pas certaine d’être très subtile, mais elle n’ose pas verbaliser ses craintes : et si ça échouait ? Elle n’est même pas sûre que ce soit possible.

Myrtle ne peut empêcher un sourire de s’esquisser sur son visage quand les lèvres douces de son amie se referment sur son doigt blessé. Elle la sent aspirer, doucement. Ce n’est pas vraiment douloureux, ça ressemble plus à un engourdissement vaguement désagréable. Ce n’est que le début, les premières gouttes de sa Vitae qui vont transformer durablement January, et aussi longtemps elle s’abreuvera de son nectar maudit.

- Ça va, la rassure-t-elle.

Et justement en effet, sa plaie légère a déjà commencé à se refermer. D’ici encore quelques secondes, l’Immortelle n’y paraitra plus. Du pouce, elle essuie le reflet carmin qui menace de couler sur le menton de la jeune femme. Ensuite alors, elle passe aux choses sérieuses. Ses crocs s’enfoncent dans son propre poignet et l’éventre suffisamment pour qu’un flot de sang raisonnable s’en échappe. Il roule sur son bras, qu’elle présente à sa Marquée en devenir.

- Bois, vas-y. Doucement. Ne t’en fais pas pour moi.

Myrtle réprime un soupir ravi lorsque la langue de la mortelle effleure à nouveau sa peau ivoirine. Il y a dans ce rituel en particulier quelque chose de sensuel qui lui donnerait presque la chair de poule. La caïnite n’éprouve plus de réel désir sexuel, mais à cet instant, elle a envie de rendre la pareille à January. De découvrir le conte sensible de son corps, de la goutter aux zones les plus convoitées, de la sentir passer en elle, tout comme elle se déverse dans son organisme.

Elle ferme les yeux. Ce n’est pas la première personne qui hérite d’un bout de son être, mais c’est la première pour laquelle elle ressentir une véritable affection. Est-ce une erreur ? Elle sait pourtant, que ce pacte est un pacte maudit. La jeune femme devrait se tenir loin d’elle, loin de sa vie noctambule, mais elles sont magnétisées l’une à l’autre telle deux âmes sœurs forgées par une détresse sourde. Si la réincarnation existe, alors elles se sont connues dans une autre vie.

- Arrête-toi maintenant, souffle Myrtle. Tu ne dois pas en prendre trop.

Elle a pâlit. Le procédé est éprouvant pour elle aussi, car c’est le carburant de sa non-vie qui lui est dérobé. De toute façon, sa plaie s’est résorbée, alors la source est tarie. Elle se laisse tomber en arrière et s’allonge sur le lit, sa longue crinière noir d’encre auréolant son corps gracile. A-t-elle réellement le tournis ou n’est-ce qu’une illusion de l’esprit ? Tapotant le matelas à ses côtés, l’Immortelle invite January à l’imiter. Celle-ci en aura sûrement besoin dans tous les cas : ce qu’elle vient de faire n’est pas anodins.

- Merci, murmure-t-elle soudain.

Merci d’accepter de lui tenir compagnie dans son éternité, merci de lui avoir redonné une chance d’être mère. Ceci, elle ne le détaillera pas. Au contraire, ses lèvres se pincent, par peur de faire une promesse qu’elle ne tiendra pas. Car la réalité, c’est que ses Marqués n’ont jamais fait longtemps… et le dernier, elle l’a assassiné de ses propres mains sous le coup d’une crise de rage.

Dire qu’elle avait appréhendé ce moment était en deçà de la réalité. Surtout alors qu’elle avait dû, malgré elle, passer sept jours dans l’expectative, à n’attendre que ça. Elle avait été distraite, c’était indéniable, mais tout le monde mettait ça sur le fait qu’elle n’ait pas de nouvelles de sa sœur. Un mal pour un bien, au final. Ils pardonnaient de toute façon facilement les frasques de January, la jeune femme ayant l’habitude de passer d’une idée à une autre à une telle vitesse que peu de personnes arrivaient à la suivre. Alors qu’elle soit encore plus dissipée et distraite que d’habitude… rendait sa vie compliquée.

La semaine lui avait paru atrocement longue, principalement parce qu’elle avait peur de ne pas être à la hauteur du don que Myrtle allait lui faire. Elle se posait indubitablement trop de questions, y compris alors qu’elle se demandait si elle n’allait pas le rejeter. Si elle ne serait pas incompatible avec. Surtout quand elle se le demandait. Et pourtant, rien ne semblait se passer. Ni en bien, ni en mal. Juste… Rien. Si elle était rassurée alors que son amie lui assurait que ça allait, lui montrait que la plaie se refermait, elle refoulait ses questions, ses doutes, sur le fait que rien ne se passait.
« On doit… attendre ? Elle retint difficilement une exclamation alors que Myrtle se mutilait, entaillant davantage son bras, son sang s’écoulant devant le regard médusé de January. Et l’envie, subite, qui la prenait, lui donnait envie d’apposer ses lèvres sur le bras malmené, de goûter un peu plus encore à ce sang dont elle n’avait eu qu’un avant-goût. Est-ce que ça marchait enfin ? Est-ce qu’elle ressentait ce qu’elle devait ressentir ? Il lui semblait soudainement alléchant, et l’idée que Myrtle puisse en souffrir était reléguée au fond de son cerveau, alors qu’elle s’abreuvait sans s’arrêter, sans pouvoir s’arrêter. Sans le vouloir. Elle ne ressentait plus rien, sinon ce nectar qui s’écoulait dans sa gorge, pas rebutant comme elle l’avait cru. C’était enivrant, délicieux, surprenant. Addictif.

Elle manifesta légèrement son mécontentement en soufflant quand Myrtle lui demanda d’arrêter, mais la pâleur de la vampire, alors que January levait les yeux, l’arrêta net. L’idée qu’elle la faisait souffrir lui était plus intolérable que l’idée d’arrêter de boire cette délicieuse boisson. « Tu… ça va ? » L’inquiétude se lisait dans les prunelles de la jeune humaine qui commençait à se sentir mieux, sans bien réaliser les changements dans son corps. Elle lui adressa un regard curieux, cependant, alors que sa vampire reprenait la parole. Pourquoi la remerciait-elle ? Le lui demanda-t-elle ? Elle n’en était pas certaine, alors qu’elle laissait passer un flot de questions ininterrompu. Est-ce que c’était douloureux pour elle ? Pourquoi je ne dois pas trop en boire ? Est-ce que j'aurais encore besoin de consommer de la nourriture humaine ? Est-ce qu’elle le pouvait seulement ? En aurait-elle, de toute façon, envie ? Elle ne mangeait qu’en infimes quantités depuis si longtemps, pas assez pour son organisme, que l’idée même de manger l’écœurait en grande partie. Elle se savait faible à cause de ça, est-ce que ça… réparerait son corps affaibli ? Les questions se bousculaient dans son cerveau, malgré la torpeur et la fatigue qui se disputaient à l’énergie soudaine qu’elle venait d’aspirer. « Je ne vois plus ma vie sans toi… » Un simple murmure qui lui avait échappé sans qu’elle ne réfléchisse, malgré sa sincérité. Pourvu qu’elle veuille d’elle à ses côtés pour l’éternité. Mais elle ne pouvait pas le lui demander. Pas maintenant. Alors elle laissa le silence s’installer, la tête tournée vers la vampire qu’elle ne cessait de dévisager. Elle se sentait bien. À sa place.