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| Sous les apparences | Myrtle | |
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| January avait invité Myrtle, ce soir-là, en lui promettant une surprise, cherchant encore à la remercier de tout ce qu’elle avait fait pour elle et faisait pour Zelda, alors qu’elle s’en occupait seule – ou sans l’aide de Jane du moins – parce qu’elle était encore trop instable pour que sa sœur puisse l’approcher. Alors son aînée faisait ce qu’elle pouvait pour montrer sa reconnaissance à leur bienfaitrice, et il lui avait demandé de la rejoindre à Pinecrest, où elle voulait la faire assister à la répétition générale de la future pièce qui se jouerait au Capri, persuadée qu’elle l’apprécierait. Elle avait droit à ce genre de petites faveurs, et la nuit tombait tôt, alors elle savait que Myrtle pouvait s’y rendre. Elle n’y était pas présente dans l’après-midi, rencontrant des prestataires qu’elle devait recruter, mais elle était revenue chez elle pour se changer et être bien habillée pour Myrtle, tout en restant professionnelle. Elle devrait rester plus distante pour ne pas attirer les regards ou les rumeurs des autres employés, mais elle passerait de toute façon le reste de la soirée avec elle.
Elle lui avait donné rendez-vous devant le théâtre, mais elle voulait y arriver avant, pour être sûre de ne pas la faire attendre et pour s’assurer que tout le monde serait en place. Myrtle pouvait leur faire une publicité certaine, auprès des cercles qu’elle fréquentait. Et peut-être même se laisserait-elle convaincre, un jour, d’accompagner une de leurs pièces au piano. Ce serait le plus grand accomplissement de January, qui savait qu’elle était une musicienne hors pair. Mais elle n’envisageait pas de lui parler de ça pour le moment : elle voulait d’abord lui faire découvrir l’envers du décor du Capri, et qu’elle en tombe amoureuse, qu’elle soit charmée par lui comme Jane elle-même avait pu l’être. Elle n’aurait aucun mal à le faire, de toute façon : le théâtre en lui-même étant splendide, avec ses riches décorations d’époque, son cachet unique au milieu des bâtiments plus communs, c’était un petit bijou souvent ignoré.
Elle pressait tout de même le pas, alors que la ruelle qu’elle empruntait d’habitude semblait bloquée à sa sortie, des clameurs se faisant entendre non loin. Habituellement, le coin était plutôt calme, surtout à cette heure-ci : les gens mangeaient généralement avant d’aller à un spectacle ou de profiter d’une soirée plus mouvementée. Fronçant les sourcils, elle s’approcha malgré elle de la source du bruit, tel un papillon attiré par la lumière, avant de voir une foule rassemblée et des pancartes anti créatures surnaturelles, et de capter quelques paroles. « Des muselières pour les vampires ! Limons leur les crocs ! » Elle se figea subitement en entendant ces paroles prononcées sur un ton haineux et reprises en cœur par la foule, s’arrêtant sur le premier homme qui lui faisait face. Il était accompagné d’un petit garçon qui s’accrochait à sa jambe et scandait avec lui, et une petite fille lui tendait la main, ce qui révoltait encore plus Jane. « Vous lui lavez le cerveau alors que les vampires ne nous veulent pas de mal ! » Pas tous, du moins, ne pouvait-elle s’empêcher de penser. Pas moins que les humains.
L’homme la regarda un instant, comme s’il hésitait avant de lui tourner le dos, mais au lieu de ça, il tira sur l’écharpe qui lui enserrait le cou, la lui arrachant sans se soucier de la blesser. « Regardez-moi ça ! Une putain des vampires, qui essaye de nous donner une leçon d’ouverture d’esprit, alors qu’elle leur obéit au doigt et à l’œil ! Une vraie petite chienne. Allez, aboie, ton maître à crocs serait fier ! » Jane était trop estomaquée pour réagir, surtout alors que les autres se rapprochaient d’elle, l’air hargneux. Qu’ils s’en prennent aux créatures surnaturelles l’avaient mise hors d’elle, mais elle était tétanisée, maintenant. Elle ne pensait pas que ça se retournerait contre elle. |
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| Myrtle a évidemment accepté l’invitation de January. Elle lui doit au moins ça, alors qu’elle n’a d’autre choix que de la maintenir dans un flou artistique à propos de sa sœur. Ne pas trop lui en dire, car les premiers mois de Nouveau-né sont toujours plein d’incertitudes. L’infant va-t-il s’acclimater ? Va-t-il savoir résister à la frénésie ? Ne va-t-il pas sombrer dans la folie ? Zelda est jeune. Son esprit st à la fois malléable et terriblement étanche. Pour l’instant, elle ne capte pas les différences fondamentales d’avec ce qui faisait d’elle une mortelle. Ça viendra, petit à petit… et le choc serait rude.
Après avoir confié sa pupille à Charlie, l’Immortelle s’est préparée pour l’occasion. Une robe rouge, échancrée depuis les hanches, drape sa silhouette gracile et dévoile un peu de ses collants noirs à chaque pas. Devant, le tissu l’enveloppe jusqu’au col qui lui serre le cou, mais son dos d’albâtre est partiellement dénudé. L’éducation a la vie dure, et ses parents lui répétaient sans arrêt qu’on doit toujours être bien habillé lorsqu’on va au théâtre ou à l’opéra. Une vieille habitude de deux siècles.
Myrtle prend une lampée de sang synthétique, juste assez pour atténuer la pâleur dérangeante de son teint et ne pas se jeter sur n’importe qui ; mais elle nourrit l’espoir un peu égoïste d’avoir droit à la gorge onctueuse de son calice. Elle a besoin de sa chaleur, de sa saveur, de son souffle qui s’emballe pendant l’extase du baiser. Une grande écharpe drape ses épaules, plus pour le principe que par besoin, et elle s’en va.
* La circulation est bouchée par une énième de ces manifestations anti-CESS. Les voitures n’ont pas le choix que d’épouser le cortège pour se frayer un chemin à travers la foule scandant leurs revendications. Certains cognent à sa fenêtre, ou sur son capot, pour le plaisir de lui brandir des pancartes sous le nez en l’incitant à les rejoindre. En retour, la caïnite leur adresse un sourire poli masquant le fond de sa pensée. Elle les saignerait bien tous, jusqu’au dernier. Mais elle a rendez-vous. Accéder au parking du Capri s’est donc avéré très complexe.
Quasiment en retard, Myrtle presse le pas en ignorant les intolérants qui martèlent le pavé. Cependant, son ouïe ne peut s’empêcher de capter le changement de litanie dans la masse, et les protestations d’une femme apparemment prise à partie. L’Immortelle s’en serait sans doute détournée, si elle n’avait pas reconnu la cascade de cheveux blonds chahutée au centre d’un cercle de manifestants rageurs. Le nombre leur donne l’audace et le « courage » de harceler une victime seule, lui hurlant des insanités à la figure, la bousculant, la menaçant. Le monde ne change pas vraiment. Deux cents ans plus tôt, ça aurait été les fruits pourris et les pierres. L’Homme évolue, mais sa bêtise reste intrinsèquement ancrée dans sa culture.
- Arrêtez !
Sa vitesse surnaturelle la propulse au contact trop vite pour que quiconque s’y attende. Elle tire un premier individu en arrière, pousse rudement un second, et joue des coudes pour fendre la masse. On lui rend la pareille, quelqu’un l’attrape par le bras et se prend un pain de phalanges en plein face. Myrtle a dosé sa force, mais il s’effondre, sonné pour un moment. Elle commence à voir rouge, ce n’est pas bon. D’un grand geste, elle écarte plusieurs personnes d’un coup et bondit dans l’arène, plaçant January dans son dos.
Pour faire taire les exclamations et autres protestations, l’immortelle montre les crocs, à la manière d’un fauve prêt à en découvre. Stupeur générale. Ils ne s’attendaient probablement pas à effectivement voir débouler un vampire, et la lueur assassine qui brille au fond des prunelles crocodiles de la caïnite à de quoi calmer certaines ardeurs.
- Allez-y, prenez-vous en à moi plutôt. Qui est volontaire pour me mettre une muselière ?
Elle désigne la pancarte qui traduit le slogan en image, mais personne ne bouge. Ils sont très nombreux, suffisamment pour lui faire mal – d’autant que certains sont certainement armés. Mais dans ce genre de situation, ils doivent aussi sentir qu’elle en emporterait au moins un avant de tomber. Et personne n’a envie d’être celui-là, ceci en présence de leurs enfants. |
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| Elle aurait sûrement dû les ignorer. Faire comme s’ils n’existaient pas. Passer son chemin, alors qu’ils débitaient leurs inepties. Mais ça avait été plus fort qu’elle. Elle détestait les injustices, et Myrtle ne méritait définitivement pas qu’on la traite comme ça. Même sans qu’il ne la connaisse ou, de ce fait, ne la cible. Mais elle ne méritait pas que sa grandeur d’âme soit trainée dans la boue ainsi. Alors malgré sa réticence à se faire remarquer si proche de son théâtre, qui ne l’était pas du tout, Jane avait interpellé l’homme le plus virulent, qui osait exposer ses enfants à cela, hors d’elle. Elle n’avait même pas envisagé qu’il riposte, alors qu’elle était seule contre plusieurs d’entre eux. Sous le choc, elle se tenait là, presque incapable de réagir alors qu’il lui avait arraché son écharpe, la blessant par la violence du geste et la brûlure du frottement du vêtement contre son cou.
Elle ne réalisa pas immédiatement que quelqu’un fendait la foule avant de tourner la tête, alertée par une voix familière pourtant noyée par les exclamations des manifestants. Ces derniers, séparés les uns des autres malgré eux, s’insurgeaient sans bien saisir ce qu’il se passait pour le moment. Jane rattrapa la petite fille qui fut séparée de son père, manquant de chuter à terre, avant de voir et de sentir la présence protectrice qui s’interposait entre eux et elle. Déjà, les chuchotements se faisaient plus pressants, les insultes moins directes, alors que presque personne n’osait la regarder dans les yeux, ou même s’avancer vers elle. Leur père était un peu secouée mais il n’avait pas été blessé, tout au plus éloigné de Jane. « Ils ont kidnappé ma fille, ils veulent certainement l’utiliser comme banque de sang ! Regardez-les ! » January, pourtant, essayait simplement de rassurer la petite fille en lui disant que son papa était juste derrière la belle et gentille femme qui les protégeait, et qu’elle pourrait le rejoindre très bientôt. Elle l’espérait du moins – elle avait rarement vu Myrtle aussi remontée.
« Je vais te… » Le ton hargneux de la voix de l’homme ne laissait pas de grand doute sur la nature de ses paroles mais quelqu’un l’interpella. « Pas maintenant. Pas ici. Elle ne fera pas le poids, mais elle pourra faire des dégâts. Pas avec les enfants. » Ils ne prenaient même pas la peine de cacher leurs intentions, comme si bafouer les lois leur importait peu. Mais Jane ne les écoutait pas. Tenant d’une main la petite fille, elle posa l’autre dans le dos de Myrtle, dans un geste qu’elle voulait apaisant. « Myrtle. Tout va bien. Allons-nous en, s’il te plait. Si tu peux récupérer mon écharpe… » Elle n’avait pas dissimulé ses morsures avec du maquillage, elle ne pouvait pas risquer de montrer son cou au théâtre. « Une bonne soirée nous attend, ne les laissons pas la gâcher. » La petite fille, main dans la sienne, se pencha légèrement sur le côté, avant d’apercevoir son père. D’un geste brusque, elle se libéra de la poigne peu appuyée de January pour courir vers lui, criant un tonitruant « PAPA », s’accrochant à ses jambes. « Elle est très gentille, elle m’a donné une sucette. Je veux rentrer à la maison ! » Pourvu qu’il écoute sa fille. Pourvu que Myrtle écoute Jane. |
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| Le temps se suspend, maintenu en apesanteur par la tension du moment. Myrtle est prête à frapper, à mordre, à tuer. Mais la raison reprend les rênes de cette altercation puéril, et les détracteurs rangent les fourches. La bulle éclate, les secondes reprennent leur cavale. L’étau de la foule se desserre, January relâche la gamine, l’Immortelle rentre ses deux paires de crocs. Sans un mot, elle tend néanmoins une main, les yeux tranchants comme des fils de rasoir. La requête est claire. Un jeune homme prend la peine de ramasser l’écharpe de sa protégée et de la lui remettre, non sans esquisser une moue honteuse. La procession s’éloigne à la hâte, dans un silence surnaturelle, probablement pour reprendre deux rues plus loin, mais la caïnite n’en a plus cure. Elle se tourne vers son amie, les traits toujours marqués par sa contrariété, et lui rend son bien.
- Ils ne t’ont pas fait mal ?
Elle peut encore les rattraper pour briser quelques os si jamais ! Mais la jeune femme semble indemne. Myrtle jette un œil environnant : les manifestants sont déjà hors de vue, mais d’autres badauds qui ont assisté à la scène les dévisagent avec insistance ou malaise. Certains sont carrément curieux, il y a même deux jeunes de l’âge de Zelda, qui ont l’indiscrétion de dresser leurs téléphones dans leur direction. L’Anglaise est peut-être vieille, mais Charlie la tient à la page sur les nouvelles technologies, alors elle n’est pas dupe. La chasse au buzz est ouverte, et elle est incapable de dire depuis quand ils filment – ni s’ils filment vraiment, en réalité.
- Allez, viens, on y va.
Il n’y aura pas plus de spectacle de rue sensationnel ce soir. La caïnite, guide January par le bras, en direction du théâtre. Pendant quelques pas, elle ne dit rien. Mutisme parfait, ponctué uniquement par le bruit de leurs pas et ceux de la circulation nocturne. Finalement, avant qu’elles n’atteignent les portes de l’établissement, Myrtle les fait s’arrêter et fait face à sa protégée. Ses prunelles vont s’accrocher aux siennes, mais elle ne cherche pas à l’hypnotiser. Elle la connais désormais ; elle a conscience que la sœur de son Infante peut rapidement sombrer dans la déprime.
- Tu sais qu’ils ont tort, n’est-ce pas ? Tu n’es pas… ce qu’ils ont dit, une « pute à vampire », comme aiment le dire certains anti qui méprisent leur congénères sympathisants des CESS de la nuit, et tu es plus pour moi que… ça.
De l’ongle de l’index, elle part de la mâchoire de January et suit le chemin appétissant de sa veine sous sa peau blanche. C’est une image, évidemment ; elle s’abreuve pas qu’à cet endroit. L’Immortelle ne peut s’empêcher de fugacement mordre dans sa lèvre inférieure, avec envie. Rien que d’y penser, la saveur de la jeune femme lui manque. Une pulsion bien malvenue. Pour faire diversion, elle se détourne de son regard troublant d’humanité et de sa beauté ingénue. Son attention se porte sur le théâtre, dans lequel elle n’est que très rarement rentrée, étrangement.
- Tu avais prévu une surprise alors ? |
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| Tout allait bien. Tout va bien. Jane se le répétait comme un mantra alors qu’elle tremblait légèrement, sans même s’en rendre compte. Elle ne s’attendait pas à une telle riposte, même si son assaillant avait uniquement dérobé son écharpe, le frottement la brûlant légèrement. Et puis… C’était elle qui l’avait provoqué d’abord, bien qu’il soit dans le tort, alors elle ne pouvait pas se plaindre. Elle aurait pu, aurait dû, passer son chemin, ne pas demander son reste, et surtout ne pas risquer de causer des ennuis à Myrtle. Mais elle aurait menti si elle ne s’avouait pas être soulagée qu’elle soit intervenue, et se sentir infiniment mieux de la savoir avec elle, et de voir que l’attroupement se séparait pour le moment.
Secouant légèrement la tête, elle se força à sourire, bien que ça ne soit pas si difficile, finalement. « Tout va bien. » Elle porta cependant légèrement la main à son cou, dans un geste lent, qui lui semblait un peu douloureux, sans savoir si c’était psychologique parce qu’on lui avait ôté son écharpe de force ou non. Elle suivit du regard celui de Myrtle, cependant, alors qu’elle la sentait distraite, serrant les poings malgré elle en voyant les gens qui filmaient la scène, comme s’ils n’avaient rien de mieux à faire. Un peu plus et elle aurait été les voir pour leur crier dessus, à eux aussi, pires sangsues ou presque que ces gens anti créatures surnaturelles. Elle hésitait toujours, d’ailleurs, quand Myrtle la prit par le bras pour l’éloigner. Peu désireuse de se faire remarquer, elle s’abstint de glisser sa main dans la sienne et d’entrelacer leurs doigts, même si l’envie l’en démangeait – ce n’était ni le lieu, ni l’endroit.
Est-ce que Myrtle l’a senti ? A réalisé combien elle était déboussolée, en cet instant ? January savait qu’elle ressentait des choses dont elle n’aurait jamais conscience, dans sa condition d’humaine, mais elle avait l’impression qu’elle était très réceptive à elle. Ou peut-être désirait-elle qu’elle le soit, et s’imaginait-elle tout ça, malgré leur relation. Elle est pourtant incapable de détourner ses yeux de ce regard dans lequel elle puise un grand réconfort, cillant malgré elle deux ou trois fois, incapable de soutenir l’intensité de ce regard envoutant. Elle ne s’attendait pourtant pas à la suite. Elle n’avait même pas, pas encore, réfléchi aux paroles qui avaient été prononcées, aux insultes proférées. Et malgré la violence, elle les avait totalement occultées, sur l’instant, trop concentrée sur le fait de défendre les vampires. Mais maintenant que Myrtle les répétait, les battements de ses cils s’accentuaient, alors qu’elle réalisait pleinement l’ampleur de ce qu’ils disaient. Pouvait-elle dire en toute honnêteté qu’elle savait qu’ils avaient tort ? Ce n’était pas… Elle était, non, elle avait été… Elle avait été plusieurs fois désespérée au point de s’offrir à n’importe qui, à n’importe quel vampire. Depuis que Lloyd avait mis ses mains, ses crocs, sur elle. Depuis qu’il lui avait laissé cette empreinte indélébile qui la hantait jour et nuit.
Mais elle lui suffit d’une phrase de plus, une petite phrase qui devait être anodine pour Myrtle mais qui valait mille fois plus que ça pour Jane pour que l’humaine laisse de côté toutes les pensées dérangeantes qui l’assaillaient, pour saisir cette main qu’elle voulait sentir dans la sienne et la porter à ses lèvres, l’effleurant légèrement. « Je ne sais pas où je serai sans toi, mais je ne te mérite pas. » January parlait souvent sans réfléchir, surtout pour affirmer ce genre de choses. « Ma vie est beaucoup plus belle depuis que tu en fais partie. » Ce n’était peut-être pas difficile, mais ça ne changeait rien au souffle d’air frais que Myrtle y avait apporté. Et si elle était incapable de rompre le contact, elle se sentit soudain triste, de manière fugace, lorsque Myrtle détourna les yeux. Elle en aurait pour peu oublié le théâtre, la répétition générale à laquelle elle conviait sa très chère amie, dans cet instant hors du temps.
« Une place dans notre meilleure loge, ou au premier rang, à ta convenance, pour la répétition générale de notre nouvelle pièce. Personne ne l’a encore vue. Des journalistes seront présents, mais je peux facilement t’isoler, j’ai réservé des places rien que pour toi. » Mais déjà elle la faisait entrer, lui proposait de déposer ses affaires dans son bureau – à la fois désireuse de le lui montrer et craignant quelque peu qu’elle le trouve ridicule. « On adapte Gabriel, de George Sand, à l’histoire d’une créature surnaturelle qui apprend aux siens à se fondre dans la communauté humaine… » Myrtle apprécierait-elle ? Jane l’espérait, même si elle savait le pari risqué. |
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| Myrtle ne dit rien, car ce n’était évidemment pas le moment, mais elle n’est pas certaine que son amie ne la mérite pas. Au contraire, c’est probablement January qui mérite mieux que cette vie fragmentée, entre sa dévotion pour une sœur malade et son affection pour une créature porteuse de mort. Elle est si belle, si vivante… si elle pouvait, l’Immortelle capturerait le soleil et le lui offrirait. Il la réchaufferait tout le temps, même quand son cœur serait chahuté au plus fort de la tempête.
Elles entrent, et la jeune femme déballe son programme à une Myrtle qui scrute l’entrée du théâtre. Modeste, mais avec ce charme propre aux lieux culturels. Ça sent les moquettes usées, les affiches en papier et le vieux bois. Le genre d’endroit à l’aura intimiste, qui incite à chuchoter, sans qu’on ne sache trop pourquoi.
- Je suis curieuse de voir ça, ce n’est pas un livre facile à adapter de mémoire…
La caïnite est loin de l’avoir fraîchement en tête, mais elle a la sensation de l’avoir lu un jour. En tout cas, elle ne l’a jamais vu adapté, et le sujet est délicat à mettre en scène. Ce n’est pas de l’histoire, c’est encore de l’actualité. Et les sensibilités sont à fleur de peau depuis deux ans…, une simple maladresse pourrait faire boule de neige.
- Ton bureau te ressemble, commente-t-elle avec un sourire, en posant sac et écharpe.
Il est… artistique. Avec des post-il colorés partout, des piles de documents, des rouleaux d’affiches, plusieurs dossiers de presse ouverts les uns sur les autres, un carnet de notes, et une photo. Elle et Zelda, riant aux éclats. Ça doit dater de quelques années, à en juger par la taille des deux sœurs. Les parents étaient sans doute encore là, la « grande » fête arcaniste n’avait pas encore viré au drame. Myrtle se permit d’attraper le cliché pour l’examiner de plus près. Un memento de leur bonheur. Ces deux vies qu’elles ternissaient chaque jour un peu plus de son empreinte.
- Zelda va bien, déclare-t-elle soudainement, non sans regarder autour d’elles pour s’assurer qu’il n’y ait pas d’oreilles indiscrète, elle est parfois difficile à canaliser, mais… elle est jeune. L’Étreinte n’est pas une épreuve simple à assimiler.
L’Immortelle préfère accuser le surnaturelle, ne pas parler de ce que la concernée appelle elle-même « l’âge bête ». Inutile d’inquiéter January sur le comportement de sa cadette, elle doit suffisamment se ronger les sangs comme ça. Ce sujet évoqué néanmoins, Myrtle se sent plus légitime à parler d’autre chose. Elle accole son postérieur au bureau, paumes appuyées contre le rebord, et pose sur sa cadette ses prunelles impénétrables. Dans cette position, la coupe de sa robe laisse naturellement apparaître le noir des collants de ses jambes interminables.
- J’aime beaucoup la surprise, merci. Tu vas venir voir la pièce avec moi ? Dans la loge.
Rien que toutes les deux, perchées au-dessus du public. L’Anglaise ne l’avouerait jamais en ces termes, mais elle avait besoin de retrouver brièvement cette tendre amitié qui les liait si bien. Ce mois d’octobre a été « particulier », elle n’a même pas trouvé le temps de parler à January de la visite de Louis. Elle a dû se ressaisir pour Zelda, alors elle a cadenassé son esprit à ce sujet, mais les vieux démons rôdent encore. Dans tous les sens du terme. |
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| January ne pouvait pas s’empêcher de fixer Myrtle, de chercher à capturer de son regard ses mille et une expressions, alors qu’elle découvrait le théâtre qui se présentait devant ses yeux. Il n’y avait pas vraiment de raison à ce qu’elle puisse être déçue, si Myrtle montrait le moindre signe de dépréciation ou de déception face à cette découverte, mais il lui tenait à cœur qu’elle apprécie ce théâtre, qui avait une grande importance pour elle, sans que ça ne soit réellement rationnel. Sûrement parce qu’à ses yeux, la vampire était la perfection et son avis toujours juste.
« Je ne le connaissais pas vraiment avant. Mais ils ont mis beaucoup d’efforts dans la création. J’espère que ça marchera pour eux… » Et pour elle, parce que ça pouvait attirer beaucoup de publicité négative au théâtre. Même si elle était plutôt naïve, elle ne se faisait pas d’illusion sur ça. Mais la pièce n’avait pas été interdite pour le moment, alors… C’est qu’elle était cautionnée ? La jeune femme le souhaitait vivement, en tout cas, mais elle n’embarrasserait pas Myrtle avec ses états d’âme à ce sujet.
Et, de toute façon, elles avançaient dans les tréfonds du théâtre, Jane saluant ses collègues, présentant Myrtle comme une connaisseuse et amatrice, sans dévoiler davantage son identité. Pas que January soit secrète – loin de là, son attitude et son visage permettant de lire en elle sans ambiguité – mais elle n’en disait rien par respect pour la discrétion de sa compagne de la soirée. Compagne vers laquelle elle se retourna, un sourire ému sur ses lèvres, ses joues prenant une teinte légère. « Vraiment ? » Elle ne s’était jamais posé la question, se contentant de prendre la suite de son prédécesseur, mais le fait que Myrtle l’y reconnaisse… Oui, c’était surtout ça qui lui plaisait, qu’elle la voit ici. Elle s’y sentait bien, mieux que n’importe où ailleurs ou presque, et c’était… plaisant, de se dire qu’elle en avait fait un vrai cocon malgré elle. Elle n’avait toujours pas détourné le regard et se mordit la lèvre, en la regardant saisir l’unique photo qui était dans la pièce. Elle devait l’encadrer et l’accrocher au mur depuis longtemps, mais elle la regardait si souvent dernièrement qu’elle ne l’avait pas fait.
« Tu crois que… » Elle se tut subitement, alors qu’elle avait coupé malgré elle la parole à Myrtle, oubliant instantanément qu’elle allait lui demander si elle pensait qu’elle pourrait avoir une photo d’elles deux, ici. Ce que Myrtle venait de lui avouer avait totalement éclipsé cette pensée futile, alors que Jane ne parvenait pas à contenir les larmes qui embuaient ses yeux, sans couler. Ces trois petits mots lui mettaient tellement de baume au cœur… jusqu’à ce que l’inquiétude ne vienne remplacer le soulagement qui n’avait été que fugace, du moins. Est-ce qu’il lui fallait juste du temps ? Interdite, contrairement à sa jovialité quelques secondes plus tôt, elle s’approcha lentement de la vampire appuyée sur son bureau, incapable de fuir son regard – avec l’espoir illusoire de déceler la vérité ou le mensonge dans ses pupilles. « Est-ce qu’elle va s’en sortir ? Est-ce que je peux l’aider ? » Elle essayait de contenir les tremblements dans sa voix, de se montrer forte, pragmatique, mais sa voix ne devint qu’une supplique, alors qu’elle reprenait la parole. « Est-ce que j’ai fait le bon choix ? » Si elle lui disait que non… January ne savait pas comment elle réagirait. Elle ne voulait que le bien de sa sœur, et de toutes ses mauvaises décisions, elle faisait tout pour en épargner Zelda. Si elle y échouait… Elle avait presque l’impression de suffoquer, pendue ainsi aux lèvres de Myrtle, n’ayant même pas réalisé à quel moment son humeur avait basculé.
Mais elle ne voulait pas gâcher la soirée pour Myrtle. Elle devait… C’était sa surprise, une promesse d’un bon moment pour elle, alors elle se recula d’un pas, inspira longuement, essuyant d’un geste rageur et un peu désespéré ses yeux embués, sans grande efficacité, s’obligeant à sourire. Un sourire presque sincère, alors qu’elle savait la chance qu’elle avait d’avoir une telle femme dans sa vie, une telle amie à ses côtés, un soutien inébranlable, malgré sa fragilité. « Bien sûr. Tout ce que tu veux. » Elle se mordilla légèrement la lèvre à nouveau, gênée. « Même si je devrais peut-être m’absenter un peu, si on a besoin de moi. » Et communiquer avec les autres, par texto ou s’ils l’appelaient. Mais elle ferait en sorte que ça ne gâche rien. |
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| - J’aimerais passer la soirée avec toi à mes côtés, répond-elle sans détour, de sa voix naturellement posée.
Le timbre d’une ancienne duchesse, d’une Immortelle qui a tout son temps. Ce n’est pas de sa pomme de sang sont Myrtle a envie, mais bien de son « amie ». Cette âme qui a su se frayer un chemin dans les craquelures de son cœur, pour s’y loger en toute discrétion. Une affection passagère, fatalement éphémère, car elle vieillira, mourra, pourrira, quand la caïnite n’aura pas bougé d’un iota. Qu’importe, elle n’en demande pas plus. Et ce jour-là, pour toute une pelote de raisons, elle désire faire partie de son monde. Pleinement. De jouir d’une compagnie humaine, mortelle, tissée de ces regards dérobée et de contacts fugaces.
- Ne t’en fais pas.
Les larmes de la jeune femme la pousse à s’approcher. D’un geste lent, qui demande permission, elle vient écraser les perles de sel sous ses pouces et demeure ainsi quelques secondes. Juste à la regarder, son visage entre ses mains, l’éclat de ses prunelles crocodile luisant d’une douceur rare. L’Anglaise est conscience de l’effet qu’elle a sur January, de ces attentes qui la torturent encore, c’est pourquoi elle conserve généralement une distance pudique. Car elle ne veut pas se demander si son attraction n’est pas que le fruit de son magnétisme surnaturel.
- Tu as fait ce choix par amour. C’est ce qu’il faut que tu retiennes, quand bien même ceux-ci sont souvent les pires, tu as voulu donner à ta sœur une chance de quitter son lit, de profiter de l’existence. De ce point de vue-là, c’est réussi : elle découvrira le monde, avec une acuité qu’aucun mortel ne peut connaître, car dans leur malédiction, les vampires sont dotés de dons merveilleux, qui leur permet d’embrasser la nature tel la plus incroyable des peintures, je te promets que je veillerai sur elle. Elle est… une part de moi maintenant.
Sa fille. La première depuis deux siècles, pour le meilleur et pour le pire. Myrtle lâche alors sa protégée et recul pour lui rendre son espace vitale. Dans ce petit bureau, ce ne sera jamais assez loin pour ne plus entendre les battements du cœur de January. Il l’appelle. L’Immortelle doit refouler l’envie d’une volupté sanglante, ce n’est ni l’endroit, ni le moment. Noyer la tristesse dans l’extase de la morsure ne changera rien à la détresse de la jeune femme.
- Tu peux être là pour elle, même maintenant. Je sais que… viendra un moment où elle se posera beaucoup de questions. Elle se demandera qu’elle est sa place auprès de toi, elle réalisera que tu vas prendre de l’âge et dépérir, que sa vie est éternelle, mais pas votre sororité. A ce moment-là, elle aura besoin de sa sœur, pas de moi, la caïnite de pince brièvement les lèvres, mais se résigne à ajouter quelque chose qu’elle aura bien aimé entendre lors de ses premiers mois de vampirisme, elle aura sans doute besoin de quelqu’un qui l’aidera à rester connecter avec la vie « humaine ». Ce n’est pas dans mes cordes de faire ça.
Elle n’en est tout bonnement plus capable. La mort vous ronge tout entier, sans qu’on ne s’en rende compte. Consentante ou pas au moment de son étreinte, le résultat est le même. Elle ne fait plus partie des vivants, c’est inéluctable. |
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| Les joues de January se colorèrent légèrement, alors qu’un sourire transformait son visage, à la déclaration simple et pourtant tellement importante et significative pour elle. « Rien ne me ferait plus plaisir. » Ce soir-là, et les suivants. Elle s’abstint pour autant de le préciser, ne voulant pas étouffer Myrtle de ses attentions. Elle prendrait en tout cas chaque instant qu’elle pourrait lui accorder et elle se réjouissait de l’accueil que Myrtle donnait à la soirée qu’elle avait prévue. Elle retint pourtant son souffle, alors que la vampire s’approchait, posa ses mains sur son visage, subjuguée par le charme puissant qui se dégageait d’elle autant que par l’envie qu’elle avait de la serrer dans ses bras, de poser ses lèvres sur les siennes. Des gestes intimes si rares dont elle se languissait régulièrement, sans rien n’en dire.
Elle se contenta pourtant de poser sa main sur l’une des siennes, comme pour l’inciter à ne pas la retirer, y puisant le réconfort nécessaire à la discussion qui s’ensuivait, sur sa petite sœur. Elle aurait voulu croire ce que Myrtle lui affirmait, penser qu’elle avait agi par amour, pour donner une chance à sa sœur. Mais une voix pernicieuse, la même que celle qui lui murmurait l’avoir abandonnée quand elle avait le plus besoin d’elle, lui disait qu’elle n’avait agi que par égoïsme. Que parce qu’elle n’aurait pas supporté de faire un deuil supplémentaire ou parce qu’elle avait besoin d’avoir un but dans sa vie, en s’occupant de sa sœur. Mais il y avait une chose dont elle était sûre, bien que ses motivations puis avoir été tout sauf bonnes. « Je sais que c’est la meilleure chose que j’ai pu faire, de vous mettre en contact. » Même si elle ne pouvait pas s’empêcher de se demander si elle ne passerait pas au second plan, après sa sœur, quand ses idées noires prenaient le dessus.
Elle jeta un regard implorant à Myrtle sans le vouloir, alors qu’elle reculait, rompant le contact entre elles, détournant bien vite son visage pour ne pas la mettre mal à l’aise – elle savait ne pas devoir lui mettre la pression à ce sujet, même si son visage la trahissait. « Je ne l’abandonnerai jamais. » Pas tant qu’elle serait vivante. Pas tant qu’elle pourrait l’aider. « Dès que… dès que je pourrai y aller, je serai là pour elle. » Mais elle serait patiente, pour ne pas rendre sa transformation plus difficile encore. Mais est-ce que leur sororité avait vraiment lieu d’être ? « Elle te parle de moi ? » Elle détestait sa voix aux sonorités implorantes, mais elle n’avait jamais réussi à cacher ce qu’elle pensait et ressentait, en dehors des pièces de théâtre dans lesquelles elle jouait. « Je sais que je l’ai laissée tomber, alors… si elle m’en voulait, je comprendrais. » Mais est-ce que Myrtle se préoccupait de ce genre de détails ? Elle avait vu January au summum de sa déchéance, détruite par la dépendance et l’abstinence forcée des morsures, mais peut-être n’imaginait-elle pas la culpabilité qui avait pu assaillir Jane, bien qu’elles en aient parlé. « Tu me parais toujours très humaine, quand tu es en ma compagnie, pourtant. Quand tu as sauvé Zelda, aussi. » Mais leur nature influençait leur vision des choses bien différente. |
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| - Elle a beaucoup à penser en ce moment, répond-elle à propos de Zelda, avouant ainsi à demi-mot que parler de sa grande sœur n’est pas son sujet premier.
Myrtle sait que son hypersensible Calice risque d’en souffrir ponctuellement, mais elle n’est pas pour un mensonge futile. La vérité est la plus à même de lui faire prendre conscience de la situation : sa cadette doit assimiler un nouveau corps, une nouvelle vie, de nouvelles règles, de nouveaux dons… il est même salutaire, quelque part, pour sa pupille d’être coupée de sa vie de mortelle. Celui lui permettra de se faire à son existence plus rapidement.
- Mais elle n’est pas en colère, elle est juste… dans le déni, pour l’instant.
Zelda prend encore son Etreinte pour un jeu. L’immortalité est pour elle un prétexte à toutes les excentricités, à toutes les farces. Certaines sont légitimes, d’autres non. Elle n’a pas encore compris le poids de son fardeau, et avoir grandi à l’époque de la Révélation ne l’aide pas. On assimile beaucoup plus facilement le côté impératif de la discrétion quand des villages entier font consensus pour vous poursuivre avec des fourches et vous immoler.
January lui dit qu’elle a toujours l’air humaine en sa compagnie, Myrtle ne peut retenir un sourire. Tout juste esquissé, il confère à son visage d’albâtre un ton énigmatique.
- C’est peut-être justement parce que tu déteins sur moi.
Une déclaration lourde d'un sens aigre-doux, qui n’est pas qu’une plaisanterie. Depuis le départ, la caïnite a été touchée par l’incroyablement humanité de la jeune femme. Parée de toutes ses erreurs, de ses vices, de ses pêchés, elle est d’une pureté indicible. Comme pour beaucoup de ses semblables, les mortels ont fini par lui paraître dénué d’intérêt. Mais Jane est différente ; ça ne s’explique pas.
- Comment se passe l’administratif pour ta sœur ? demande-t-elle alors, songeant à cela comme à un détail désuet, qui a pourtant son importance, je sais que les vampires sont maintenant censés avoir des papiers en règle, avec la date de leur mort, mais… je ne sais pas comment ça se passe pour les Nouveaux-nés contemporains.
Doit-il y avoir un certificat de décès ? Devra-t-elle justifier de la raison pour laquelle Zelda a été transformée ? January sera-t-elle accusée de complicité de meurtre car, techniquement, sa cadette est décédée ? Toutes ces questions, Myrtle n’a jamais eu besoin de se les poser et lorsqu’elle a étreint l’adolescente, elle a agi à l’instinct, elle n’a pas songé à ces aspects.
L’Immortelle dévie le regard en direction de la porte, quelques secondes avant qu’une personne ne s’y présente ; elle a entendu les pas dans le hall. C’est un homme entre deux âge, le crâne dégarni mais la barbe noire, qui vient prévenir sa collègue, et son invitée, que la générale va commencer. Un sourire poli colore le visage de la caïnite, qui réajuste son écharpe sur ses épaules nues. Leur conversation sera délayée un petit peu. Du regard, elle propose à January d’y aller : n’a-t-elle pas une surprise à lui faire découvrir ? |
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| Jane ferma dans un réflexe ses bras autour d’elle, comme si ça pouvait atténuer la blessure de ces paroles en apparence anodines mais qui lui faisait plus mal qu’elle ne l’aurait voulu. Elle le savait très bien, en plus : sa sœur était une jeune fille et si elle avait demandé cette faveur à Myrtle, c’était pour que Zelda puisse vivre, pas pour qu’elle soit dépendante de sa sœur et reste à ses côtés. Qu’importe que la réalisation qu’elle n’avait plus aucune importance pour cette dernière soit douloureuse pour l’aînée. Elle avait l’habitude, elle ferait avec. Ce n’était pas comme si elle avait le choix, de toute façon. Elle détourna quand même le regard, dans un espoir vain de dissimuler ses pensées, tout en sachant qu’elle en est incapable. Encore plus devant Myrtle que devant quiconque, qui l’a vue au plus bas, dans ses moments les plus sombres, et qui, elle, n’a pas détourné le regard. Qui, elle, ne l’a pas fuie.
Elle fronça pourtant les sourcils, plaquant ses pupilles clairs sur le visage de Myrtle. Elle ne comprenait pas. Qu’est-ce que Zelda pouvait nier ? « Elle… Qu’est-ce… Elle est vivante, elle marche. » C’était des faits, rien que Zelda ne pouvait sciemment ignorer ou cacher. Mais January ne pouvait pas comprendre, en réalité, tout ce que ça impliquait, parce qu’elle ne le vivait pas. Pour elle, sa sœur avait eu une nouvelle chance, de celles qu’on n’avait eu de cesse de lui enlever, avec ses parents d’abord, puis avec la maladie ensuite, et c’était tout ce qui comptait. Elle ne voulait peut-être pas comprendre ce qu’elle lui infligeait, refusant de croire que ça n’était pas une bonne chose. Combien de temps Myrtle la laisserait dans l’ignorance, la laisserait se voiler la face ? Aucune d’elles trois n’avait été préparée à ça, en réalité. La demande de Jane avait été aussi subite qu’urgente, en réalité.
Mais il suffit d’une phrase, d’un regard uniquement dédié à elle, d’un sourire aussi impromptu qu’étrange, pour détourner son attention, lui réchauffer le cœur, la rassurer – pour le moment. Pas pour longtemps. « Je ne fais que révéler ce qui est en toi depuis toujours. » Elle en était convaincue, en tout cas. S’approchant de la vampire, rompant la distance entre elles, January s’autorisa à la contempler, levant sa main vers son visage pour finalement interrompre son geste, alors que Myrtle se laissait aller à un travers totalement humain aux yeux de celle dans la pièce. Humaine qui garda le silence, bien incapable de mentir à qui que ce soit, mais pas désireuse d’avouer la vérité. « Je… S’il te plait, ne me demande pas ça. » Pourvu qu’elle n’insiste pas. Qu’elle n’ait pas à lui avouer les mensonges maladroits qu’elle a donnés à tout le monde : que sa sœur a disparu, qu’elle ne sait pas où elle est, qu’elle est incapable de la retrouver. Qu’elle n’a pas pu aller bien loin, dans son état, et que quelqu’un l’a forcément kidnappée ou tuée. Elle n’a eu aucun mal à feindre sa détresse, inquiète comme elle l’était pour la survie de Zelda à la transformation et sans savoir si elle la reverrait un jour, mais il était peu probable que les autorités en restent là.
« J’ai ça pour elle. » Elle sortit une enveloppe de son sac, contenant des faux papiers, avec une nouvelle identité. Plus rien à voir avec Zelda Rosefield, plus rien à voir avec elle. Elle aurait pu les donner à Myrtle plus tôt mais… Elle n’avait pas pu franchir le pas, consciente que ça instaurerait une rupture avec sa sœur. Elle n’était même pas sûre de la crédibilité des faux papiers établis, n’ayant pas vraiment de contacts et ne pouvant pas crier dans la rue qu’elle en voulait. Elle s’était repliée sur un de ses anciens camarades étudiants qui en faisait à l’époque.
Elle ne sait pas si l’univers décide de lui rendre un service, de mettre une main tendue sur son chemin pour l’empêcher d’avoir cette conversation avec Myrtle, de lui avouer qu’elle pourrait bien être accusée de meurtre, qu’elles pourraient l’être toutes les deux si tant est que ça puisse concerner la vampire, que Jane pourrait finir en prison ou peut-être même être exécutée. Pour une fois, elle accueille volontiers l’interruption qui la sépare – même si ça ne sera que trop bref – de Myrtle.
« Suis-moi. Ça te plairait, de croiser les comédiens après ? » Ce n’est qu’une proposition, qu’elle peut refuser. Jane n’en prendra pas ombrage. |
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| Elle a récupéré l’enveloppe sans plus insister dans l’immédiat. La nouvelle vie de Zelda se trouve sur ces papiers, comme l’allégorie de son entrée dans une nouvelle ère. Elle aussi est devenue un spectre, une illusion de chair qui hante la dimension des vivants. Si proche, et pourtant si loin de sa grande sœur. Myrtle glisse les précieux documents dans son sac à main et emboîte le pas à January. Elle sent comme son amie mortelle est affectée, profondément attristée par cette situation inextricable. Dans sa conception, transformer sa cadette devait lui apporter la paix de l’esprit, mais ce n'est en réalité que le début d’un engrenage auquel elles ont toutes les deux contribué. La caïnite a sa responsabilité, car son Etreinte n’a pas été donnée sans égoïsme. Arracher l’adolescente aux griffes de la mort, c’était aussi faire revivre la mère qu’elle n’a plus été depuis deux siècles.
- Nous verrons.
Dans l’absolu, l'Anglaise n’est jamais trop friande des rencontres avec les mortels ; celles qui ne soient pas d’usage. Ils ne sont pour elle que des sources de nourriture, en général ; elle n’a aucun intérêt à les côtoyer. Mais elle aime l’art, et les bons artistes méritent un peu de son temps. Lorsqu’elles quittent le bureau, Myrtle sent peser sur son dos le regard du collègue de January. Celui d’un humain involontairement pris dans le filet de son magnétisme surnaturel.
Elles atteignent la loge dans un silence meublé par le bruissement d’étoffe de leurs pas. Difficile de reprendre le fil d’une discussion badine après les échanges qu’elles ont eu. L’Immortelle embrasse avec un sourire la décoration blanche et rouge, qui n’est pas sans rappeler les théâtres français des siècles précédents.
- J’ai de vagues souvenirs de l’époque où les salles de spectacle de France ont choisi cette couleur. C'était quelques années après leur révolution, l’administration a voulu rénover une salle en remplaçant le bleu de la monarchie, elle parle d’une voix lente, légèrement embrumée, au fur et à mesure qu’elle explore sa mémoire, la presse britannique a été horrifiée de cette inspiration : donner à un théâtre la couleur du sang versé pendant leur soulèvement…
De manière général, cette rupture dans l'histoire hexagonale a fait grand bruit. Elle-même a été choquée, car ce sont des têtes de nobles qui roulaient à Paris à cette époque. Ça aurait pu être la sienne. De nombreux membres de la famille de son mari, français pour la moitié de l’arbre généalogique, ont du se réfugier en Germanie, en Autriche ou en Angleterre. C’est d’ailleurs cette exode temporaire qui a amené François à croiser sa route, en 1798.
- Ils ont soi-disant réalisé leur erreur et fait machine arrière, mais cette prédominance est revenue au cours du XIXè. Je ne peux pas m’empêcher de trouver ça ironique, non ? A se demander si le décorateur parisien de l’époque n’était pas un vampire.
Myrtle adresse une œillade à sa protégée. C’était vaguement censé être de l’humour, ou en tout cas de la dérision, mais ce qui est amusant pour elle ne l’est pas forcément pour l’humain moderne. Elle s’installe avec élégance et se libère de l’écharpe qui l’enveloppait jusque-là. La lueur tamisée de la loge fait étinceler son regard surnaturel, et sa robe souligne la beauté glacée de sa silhouette immortelle.
- Je plaisante. J’aime beaucoup cette salle, précise-t-elle pour rassurer January. |
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| Elles verraient ? La confusion était impossible à ne pas voir sur le visage de Jane, alors qu’elle ne savait pas bien si Myrtle lui parlait de Zelda ou des comédiens – si c’était la seconde option… alors tout irait bien. Au pire, ils ne la verraient pas, et ça alimenterait leur commérage sur l’invitée mystérieuse de Jane, qu’elle gardait jalousement pour elle. Au mieux, ils seraient ravis d’avoir eu un public différent et neutre. A leurs yeux, du moins : après tout, Myrtle était incroyablement cultivée, avait vécu bien des années et avait dû assister à un nombre incalculable de représentations différentes. C’était ainsi qu’elle le voyait, en tout cas. Si c’était la première… elle préférait presque ne pas y penser. Ne pas s’imaginer la réaction de Myrtle, en l’apprenant. January ne savait pas bien à quoi s’attendre. Myrtle tenait à elle, c’était évident, sinon elle n’aurait pas accédé à sa demande pour Zelda et elle aurait cessé de la fréquenter depuis longtemps non ? Mais à quel point était-ce le cas ? Jane préférait ignorer ce qu’il se passerait si elle décidait un jour qu’elle en avait marre de la petite humaine qui gravitait dans son sillon.
Elle gardait un silence respectueux en parcourant les salles du théâtre, alors même que leur parvenaient les conservations animées des pièces plus modernes, du bar, du cinéma, où les gens ne faisaient pas preuve de cette réserve qu’elle s’imposait dans la partie historique du Capri, souvent peu conscient de cette dualité des lieux – indifférents, aussi, pour beaucoup, à son existence. Elle ne leur en tenait pas rigueur, à dire vrai. Elle aimait ce mélange des deux ambiances, le moderne associé à l’ancien, même si le théâtre pouvait en réalité être très moderne. Elle s’effaça pour laisser entrer Myrtle, essayant de capturer dans sa mémoire cette vision de la vampire qui lui semblait comme un poisson dans l’eau, dans cette loge. Comme si elle était faite pour être là.
« On dirait que tu as été là toute ta vie. » La phrase lui avait échappé, mais elle n’en était pas moins vraie. Preuve en était, s’il en fallait, de sa connaissance des évolutions du théâtre. « C’est vrai ? Je veux dire… » Elle ne voulait évidemment pas remettre en cause ses connaissances. « Je n’en avais aucune idée. C’est pour ça que les gens n’aiment plus le bleu ? Tout le monde dit que c’est une couleur froide, mais je n’ai jamais été d’accord. Je la trouve apaisante. » Jane secoua légèrement la tête. « Pardon. C’est passionnant. Je suppose que tout le monde a oublié ça, maintenant ? » À part les historiens et les gens passionnés. Ou les gens qui étaient réellement à leur place dans un autre, pas comme elle qui s’y était trouvée un peu par hasard. Elle adorait ce qu’elle faisait mais… Au final, c’était les circonstances qui l’avaient amenée à travailler dans un théâtre, le hasard, presque.
Relevant la tête vers Myrtle, alors qu’elle s’était légèrement détournée pour fermer la porte, elle lui adressa un regard surpris. « Vraiment ? Comment il aurait pu faire ? Ça devait être compliqué, les gens devaient s’attendre à ce qu’il soit disponible en jou… » Elle s’arrêta dans sa phrase, se sentant soudainement un peu idiote. « Tu plaisantais, hein ? » Essayant de faire comme si de rien n’était, elle s’assit à côté de Myrtle, un instant subjuguée par elle, partiellement éclairée dans l’intimité de la loge. Oui, définitivement, on aurait dit qu’elle était chez elle. « Tu sais, si tu veux revenir ici, voir une pièce en toute discrétion, si personne n’a réservé… » Elle pourrait, quand elle le voudrait. « C’est ma préférée. Mais tu me diras ça quand tu auras vu le reste des lieux. » Peut-être y était-elle déjà venue, avant. Mais Jane préférait croire qu’elle le découvrait pour la première fois et que son adoration des lieux influençait la perception qu’en avait son amie. |
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| Les éclats d’un rire attendri remplissent brièvement leur petite bulle. Ce n’est pas de la moquerie. L’embarras de January qui n’a pas compris immédiatement qu’elle plaisantait la rend touchante de spontanéité. C’est justement ce qui plait tant à l’Immortelle d’ailleurs : son humanité si pure, si entière, alors qu’elle a déjà été frappée de plein fouet par la fatalité.
- Désolée, ce n’était ni très fin, ni très drôle, s’excuse-t-elle.
Son amie s’assoit à ses côtés tandis que Myrtle continue d’embrasser du regard l’architecture intérieure du théâtre. Dans ce genre d’endroit intemporel, les longue-vies comme elle en arrive à complètement perdre la notion du temps. Les époques se mêlent dans sa mémoire, les souvenirs caracolent dans une ronde chaotique. C’est la voix de sa voisine qui la tire de ses rêveries mélancoliques.
- Je te remercie, c’est gentil.
Le doux sourire qu’elle lui adresse disparaît dans les ténèbres. Les lumières viennent de s’éteindre, la pièce commence. L’histoire revisitée de George Sand, mettant en scène une créature surnaturelle qui tente d’apprendre à ses pairs comment se fond dans la masse humaine. La trame décortique les hypocrisies de la société sur ce sujet brûlant, enchaînant les actes sans maldonne. Myrtle a tout regardé d’un œil attentif, captivée, et applaudit avec le reste du public quand le rideau se lève sur les salutations finales.
- C’est pas mal, glisse-t-elle à January quand l'éclairage se rallume – mais elle se doute que celle-ci ne se contentera pas d’un commentaire si timorée. D’un point de vue de l’interprétation et de l’acting, c’est très bon. Le rythme des scènes est rafraîchissant aussi, il y a une forme d’audace presque cinématographique, la forme est aussi moderne que le fond, et pour elle, c’est une grande qualité ; ce serait terriblement ennuyeux pour elle de voir des pièces du XXIè siècle montée comme celle qu’elle voyait au début du XIXè, c’est dans le fond justement, que le sujet est un peu délicat, elle pivote vers la jeune femme, jambes croisées, ses mains aidant le flux de ses paroles, dans Gabriel, le thème de la place de la femme dans la société peut aisément amener à un consensus global : oui, nos droits n’étaient pas les mêmes que ceux des hommes à l’époque. Et nous étions nombreuses à se dire parfois qu’un peu de liberté de nous ferait pas de mal, précise-t-elle dans un murmure confident. C'est une évidence aujourd'hui qu'on ne peut, ni ne doit, nous discriminer pour ce qu'on est.
Oui, Myrtle a fait partie de cette société où être une femme signifiait passer de l’autorité du père à celle de son mari. Bien qu’Arthur ait été particulièrement avant-gardiste sur le sujet, il n’empêche que chaque jour, la société de son vivant lui rappelait que son vagin la privait de facto de nombreux avantages.
- Néanmoins, le cas des êtres surnaturelles est plus complexe… puisqu’on ne peut nier que certains sont réellement dangereux, voire qu’ils tirent plaisir de la souffrance qu’ils infligent aux humains. L'humanité a aussi ce genre de réactions, comme celle qu'on a vu dehors, parce qu'elle a peur, bien que cela n'excuse en rien ce qu'ils ont fait et dit quelques heures plus tôt, La mise en scène est peut-être légèrement « trop » pro-CESS… et c’est moi qui dit ça, conclut-elle avec un sourire en coin.
C’est son analyse, à chaud, avec sa conscience bicentenaire qui a vu bien des dilemmes de société s’enchainer au fil des années. Elle-même fait partie de ces caïnites qui ont relégué les mortels à un rang différent, voire insignifiant. Ils sont de la nourriture, des distractions, et January est l’une des rares exceptions à cette règle.
- Je te rassure, j’ai apprécié la représentation ! Elle craint que son amie extrasensible ne se mette dans tous ses états à cause de sa critique, tu me présentes le cast alors ?
Elle veut bien voir les voir, pour faire honneur à leur travail et celui de la jeune femme.
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| Elle aime la voir et l’entendre rire comme ça. Elle aimerait que le moment soit éternel et qu’elle puisse profiter de cette vision tout le temps, mais elle sait aussi que ça n’en rend que plus précieux ces moments inattendus et uniques. « Ne t’excuse jamais. » Elle est peut-être trop solennelle, en cet instant, Jane, mais elle est sincère : Myrtle ne devrait pas avoir à s’excuser, même si January ne comprend pas toutes les nuances de ce qu’elle dit. « Ça me plait, d’imaginer que vous avez pu mettre des choses en place, par-ci par-là. » Elle sait que la plupart des gens ne le verrait pas ainsi. Qu’ils s’écriraient qu’ils ont été manipulés, qu’il faut faire des villages de vampires, de créatures surnaturelles, et ne pas les laisser frayer avec eux. La jeune femme serre malgré elle les poings à cette pensée : ce ne sont que des idiots. Ils ont tellement à apprendre, les uns des autres. Mais elle ne veut pas importuner Myrtle avec ça. Pas pour l’instant, en tout cas. « Ce n’est rien. » Rien du tout, un grain de sable dans la vie de Myrtle, que Jane imaginait plus comblée qu’elle ne l’était, malgré tout ce qu’elle avait vécu et tout ce qu’elle lui avait confié.
Mais le silence s’abattit sur la loge en même temps que les lumières se faisaient plus tamisés pour éclairer la scène uniquement. Le son devrait probablement avoir quelques réglages encore, mais il leur parvenait bien – surtout alors que la salle n’était pas pleine, pour cette répétition générale. Seuls quelques invités triés sur le volet étaient là. Elle ne put s’empêcher de jeter quelques coups d’œil à Myrtle, pour essayer de déceler ses réactions, ses expressions, même si elle peinait à le faire la plupart du temps. Si elle crut voir ici de l’amusement, là un petit choc ou de la désapprobation peut-être, elle savait qu’elle n’en aurait jamais la certitude. Elle aurait voulu saisir sa main, sentir les frémissements qui l’agitaient en fonction de ses réactions mais, bêtement, elle n’osa pas. Elle avait malgré tout l’air concentré, intense, alors que les scènes se déroulaient. C’était plutôt bon signe, non ?
Elle garda le silence, mains jointes entre ses cuisses, essayant de faire taire son impatience et sa curiosité quant au ressenti de Myrtle. Elle voulait lui offrir une bonne soirée, pas la soumettre à un interrogatoire, mais l’opinion de la vampire comptait énormément pour elle. Et, surtout, elle avait un esprit vif, elle était intelligente et elle était une créature surnaturelle. Alors… Alors elle saurait mieux que quiconque y avait assisté ce qu’ils pouvaient ressentir. January buvait ses paroles, la laissant dire ce qu’elle avait ressenti, compris, pensé, sans interruption. Emmagasinant tout ça dans un coin de sa tête. « Tu l’as connue ? George Sand ? » Elle aurait pu, il lui semblait. Mais c’était anecdotique. « C’est… L’équipe, les acteurs, ils sont jeunes. Curieux. » Il fallait l’être, et ouverts d’esprit, aussi, pour oser s’attaquer à un tel thème, alors que c’était si récent, très délicat. Risqué, incroyablement risqué. « Et ils ont été discriminés, eux aussi. » Étrangers, pauvres, appartenant à des minorités… Est-ce qu’ils transposaient leurs propres expériences dans la pièce ? Est-ce que certains parmi eux étaient des créatures surnaturelles ? Elle aurait été bien en peine de le dire, même si la question lui brûlait les lèvres, parfois.
« On sait que… On sait que c’est risqué. Et on ne veut pas offenser les femmes qui se sont battues pour avoir le plus petit droit. Est-ce que…, tu penses qu’on risque de nous reprocher ça ? » La pièce serait controversée, elle le savait très bien. C’était un pari risqué que la programmatrice avait décidé de relever, avec les gens impliqués. Aurait-elle les épaules pour le défendre ? Elle ne le savait pas, mais elle savait qu’elle irait jusqu’au bout, devant ses détracteurs. Qu’elle prouverait à tout le monde dans le théâtre que ce n’était pas une décision hâtive ou irréfléchie. Malgré les conséquences. « Mais des gens comme ça, il y en a, même parmi les humains. » Elle frémit en disant cela, chassant les souvenirs de sa descente aux enfers, après la mort de ses parents. « La prochaine fois, je te ferai venir en consultante. Si tu le veux bien. » Elle s’était empressée de rajouter ça, refusant que Myrtle se sente obligée de quoi que ce soit. « On a dû accepter de ne pas faire trop de publicité, de faire profil bas. De ne faire de publicité que dans les milieux avertis. » Autrement dit, des journaux pro-CESS obscurs, des associations de soutien aux CESS aussi, mais qui n’attiraient pas trop l’attention. D’accepter de laisser le bouche à oreilles faire, de ne pas allouer une salle trop grande à la pièce. Ils étaient tous ulcérés de ça, mais c’était ça ou un refus net… « Et on mettra en scène des pièces bien plus… acceptables, aussi, prochainement. » Pas forcément mauvaises, mais anciennes, datées, frileuses, du point de vue de January. Mais elle voulait se battre, faire voir le bon côté du surnaturel, et ça commençait par-là.
Elle adressa un petit sourire à Myrtle, alors qu’elle se reprenait. « Je sais que… Je sais que je dois faire face à tout ce que tu dis, tu sais ? Et m’y préparer. Alors ne t’inquiètes pas. » Elle essaierait de garder la tête haute. « Oui ! Je ne sais pas… Je ne sais pas s’il y a des êtres surnaturels, parmi eux. Mais ils sont très investis. Et ils étaient aussi impatients qu’anxieux de se produire devant des gens, pour la première fois. »
Si elle avait ouvert la porte de la loge à Myrtle, elle la précéda : après tout, elle ne connaissait pas les lieux, pas les coulisses du bâtiment, habituellement interdits à quiconque n’appartenait pas au personnel. « J’aime me glisser là, écouter les murmures des gens de passage, observer la vie qui suit son cours. » Elles n’étaient pas vraiment cachées, dans l’un des couloirs reliant les différentes pièces du théâtre, mais elles pouvaient voir par une porte ouverte une scène de vie inattendue, entendre ici et là des murmures provenant d’ailleurs… Elle avait l’impression d’être là, à sa place, au milieu de toute cette agitation, quand elle se trouvait dans le théâtre. Elle se sentait bien, et c’était assez rare pour que Jane l’apprécie à sa juste valeur.
Mais déjà, cet instant hors du temps prenait fin, alors que les voix se faisaient plus fortes, que les questions fusaient, de la part de certains invités à la représentation, que les rires se faisaient entendre, parmi les comédiens et les différents professionnels présents. S’avançant vers les coulisses, elle adressa un sourire encourageant à Myrtle, avant de la présenter. « Je vous présente Myrtle, elle est photographe professionnelle. » Elle lui laisserait le soin de préciser où elle travaillait si elle le souhaitait, bien qu’elles aient choisi de la présenter sous cette facette plutôt que celle d’Apple, même si les deux pourraient y gagner à rencontrer la troupe. « Myrtle, voici James, le metteur en scène. Les autres sont en train de tout ranger, je suppose ? » L’homme acquiesça, se tournant vers Myrtle. « J’espère que la pièce vous a plu. Nous sommes conscients qu’elle n’est pas pour tous les esprits. » Il avait jeté un œil alentour, mais les autres invités étaient en train de parler aux comédiens et ne leur prêtaient pas attention, leurs propos ne risquant pas d’être entendus. Il regardait Myrtle, incapable de détourner le regard, comme si quelque chose l’interpellait ou le dérangeait.
- Spoiler:
Ça peut être un humain subjugué, un CESS qui sent qu’elle n’a aucune odeur, un CESS qui voit les auras, comme tu veeeux /o/
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| - Je n’ai pas eu cette chance, non.
A l’époque où Amantine Aurore bravait les interdits de son époque afin de publier les romans de George Sand, Myrtle se terrait déjà dans les vallées du Massif Central avec le clan De Lange. Elle a pu découvrir certaines de ses œuvres lors d’excursion en « ville » ; autrement dit, dans des poches de civilisation plus instruites que les populations campagnardes. A l’époque justement, elle avait lu Gabriel, songeant avec son esprit du XIXè que cette histoire d’émancipation féminine était une belle rêverie utopiste dont la France de Napoléon III ne s’inspirera jamais. Mais au final, l’empereur est tombé, et l’envie de liberté n’a fait que croitre.
- Je vois.
La caïnite revient au présent et à la troupe qui a été aussi, selon les dires de son hôte, discriminée. Les mortels ont toujours aimé ça. Se trouver des ennemis chez les « différents ». L’humain a ce défaut séculaire de se définir en opposition aux autres. La Révélation a probablement rendu obsolète le racisme classique basé sur les couleurs de peau ; car pour les plus grands détracteurs des CESS, il n’y a plus que les « humains » contre les « monstres ». Mieux vaut un type ordinaire noir qu’un blanc sorcier ou loup-garou. Pathétique.
- Ceux qui vous reprochent ça n’ont pas d’argument, réplique Myrtle quant à l’inquiétude de son amie. C’est une pièce audacieuse, et il en faut des comme ça. Je trouve que c’es une bonne chose ; ceux qui n'essayent pas ne risquent pas de se tromper.
Ça fait partie du jeu. January rebondit en détaillant les circonstances triviales qui se cachent derrière cette réécriture. Des « pièces plus acceptables » ? Limiter la communication ? Quel dommage. L'Anglaise se lève et emboîte le pas à son Calice, qui l’entraîne dans les couloirs secrets du Capri. Là où la magie opère.
- J’ai relevé les points les plus « maladroits » que j’ai senti, mais je te rassure : je trouve que cette pièce est bonne, et je pense désolant que vous soyez obligés de vous plier à des… aménagements pour qu’elle soit acceptée, dans son timbre vibre tout le mépris qu’elle éprouve pour les conditions liberticides qui ont pesé sur la diffusion de ce spectacle, au final, l’hégémonie des rois est tombée, les sociétés occidentales se targuent d’être le parangon de la liberté d’expression, mais il faut négocier avec le dogme de la bien-pensance pour être autorisé porter la cause des surnaturels sur scène…
Rien de surprenant néanmoins, elle est rompue à l’hypocrisie de ce monde dément. La conversation doit s’avorter là, car elles arrivent dans les coulisses, où se trouve un certain James. A peine a-t-il aperçu Myrtle qu'il se met à la dévorer du regard. Celle-ci n’en prend pas ombrage, habituée aux mortels subjuguée par le magnétisme naturel de son être mystique. Il ne semble rien exprimer d’autres pour l’instant, alors la caïnite ne saute sur aucune conclusion hâtive et lui serre la main.
- Enchantée. Je travaille pour le SHVPnews.us très exactement, précise-t-elle. Elle esquisse un sourire au premier commentaire du metteur en scène, il se trouve que j’aime les créateurs qui pensent « hors du cadre ». Comme je le disais à January : c’est une pièce audacieuse, de part les risques qu’elle prend, mais il fallait qu’elle existe. - Je vous remercie, reçoit James avec humilité. - Qu’est-ce qui vous a donné envie d’adapter cette pièce ? Questionne-t-elle, avant d’ajouter : c’est une curiosité personnelle. Mais si cela vous intéresse, je peux suggérer à mon rédacteur en chef de faire rédiger un article sur votre Première, brièvement, elle pose les yeux sur son amie pour recueillir aussi son avis. J’aimerais pouvoir apporter ma petite pierre à l’édifice.
Elle a senti dans la voix de sa protégée comme ce projet lui tient à coeur : plus que jamais aujourd’hui, la condition des CESS est pour elle un sujet sensible. Il suffit de voir la situation dans laquelle elle s’est mise plus tôt comprendre qu’elle est à fleur de peau à ce propos.
- Ce n’est pas moi qui écrirait bien sûr, je ne suis pas assez douée pour faire honneur à votre oeuvre, s’autocritique l’Immortelle en ébauchant une demi risette. |
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| « C’est dommage. » Jane adorerait rencontrer les auteurs de toutes ces œuvres qu’elle a dévorées, jusqu’à maintenant. Si elle pouvait revenir dans le passé… Oui, si elle était normale et qu’elle n’avait pas à annuler la mort de ses parents ou la maladie de sa sœur, alors elle serait revenue aux périodes de ses auteurs et autrices de prédilection. Mais ce n’était de toute façon pas possible, et elle savait pertinemment que si elle en avait le pouvoir actuellement, elle s’assurerait que ses parents et Zelda soient hors de la ville lors de cette tempête funeste. Elle s’assurerait aussi que jamais, jamais, ils ne mourraient prématurément. Quitte à devoir dédier sa vie à ça. « Tu as rencontré des gens connus ? » Quand elle était encore vivante… non, pas vivante, humaine. Car quoi qu’elle en dise ou pense, elle était indéniablement vivante aux yeux de Jane. « Comment c’était, la vie avant ? Avant la révélation, avant toutes ces technologies ? » Ça pouvait donner l’impression que ça venait de nulle part mais January était, avait toujours été, curieuse. Surtout de ce qui était hors de sa portée.
« Dans ce cas, j’espère que l’on nous reprochera que ça. » Elle essayait de dire les choses avec légèreté, pour faire croire que ça ne l’atteindrait pas. Myrtle ne devait pas s’y tromper, mais quoi qu’il en soit, January ne pouvait pas se permettre de craquer comme ça, ici. Elle devait se montrer impassible et forte. « C’est exactement ce que je pensais. De toute façon… Même si ça ne marche pas, on pave la route pour toutes les suivantes, tu ne crois pas ? » Elle l’espérait de tout son corps, quoi qu’il en soit. Même si elle n’aurait peut-être pas la force d’essuyer les critiques, même si elle le vivrait peut-être très mal, elle aurait la sensation d’avoir fait quelque chose de bien.
« Rien ne peut être parfait, le contraire serait… surprenant. Mais j’espère qu’elle marchera et que ça fera les pieds au directeur, de voir le succès qu’il aurait pu manquer. En espérant qu’il ne se drape pas dans son orgueil et ne refuse pas d’allouer une meilleure salle et plus de moyens à l’amélioration de la pièce, si ça peut être le cas. » Elle ne le connaissait pas bien, et si elle lui était reconnaissante de lui avoir laissé sa chance, elle craignait qu’il ne la trouve trop… excentrique, trop audacieuse, à vouloir ne pas laisser le théâtre vivre sa vie plus classique, à côté des bars et du cinéma. « C’est… compliqué, je suppose. Je ne sais pas s’il a des investisseurs ou des choses du genre. » L’aspect économique du théâtre, en dehors du budget qui lui était alloué et du coup de ses spectacles, ne la concernait pas, et elle n’en était pas avertie. Mais c’était des considérations qu’elle devait taire, alors qu’elles arrivaient en vue de la troupe et des divers membres de l’équipe et de James, surtout.
« Nous serions ravis que vous en parliez à votre rédacteur en chef. Nous pouvons même lui procurer des places, si nécessaire. » James adressa un regard à January en disant cela : évidemment, des places étaient réservées pour la presse, mais elle se souvenait bien des règles qui encadraient leur production. « Eh bien… Je suppose que nous n’y sommes pour rien, si un éminent rédacteur en chef s’intéresse à la pièce, n’est-ce pas ? » Elle avait invité Myrtle dans un tout autre but, mais elle ne pouvait nier que l’idée lui avait traversé l’esprit. « Tu as le champ libre pour prendre toutes les photos que tu veux. » Elle ajouta, en murmurant, à l’attention de Myrtle seule. « Et tu serais bien meilleure à l'écriture que n'importe qui d'autre. » Adressant un léger sourire à James, elle montra de la tête les comédiens. « Ils sont contents d’eux ? » C’était important, presque autant que l’accueil réservé à la pièce. Elle adressa un petit clin d’œil à Myrtle : si elle voulait se balader sur scène et, peut-être, dans les coulisses, elle le pouvait. |
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| - Tu me vois meilleure que je ne le suis, a-t-elle murmuré de même à son amie.
Ce n’est même pas une fausse modestie. Myrtle a beaucoup lu, elle a décortiqué la langue française et le verbe britannique, mais elle ne s’est jamais trouvée très habile dans le maniement des mots. Ils sont trop concrets, trop limités, pour son âme forgée à l’intuition. L’adversité lui a appris le pragmatisme, mais au fond, elle est et a été une femme d’amour, de joie, de rage et de chagrin. Sa vie de mortelle a connu des Everest et des abysses en la matière, et deux cents ans d’existence n’ont pas remodelé totalement ce qu’est son essence intime. C’est bien pourquoi la musique lui sied mieux. Infinie de nuances, abstraite, volubile et silencieuse à la fois.
- Je vais lui en toucher deux mots, promet néanmoins l’Immortelle.
Elle n’est pas venue avec son matériel professionnel mais se sert de son téléphone pour faire quelques clichés. Bien qu’elle n’ait toujours pas pris goût à l’objet – elle préfère la sensation d’un appareil au fuselage vintage à la forme ennuyeuse des smartphones – la caïnite doit reconnaître que la qualité reste honorable. Tandis que January échange avec le metteur en scène, elle vogue dans les coulisses, s’imprégnant sans y participer de la liesse des comédiens. Ses pas l’emmènent finalement au corridor sombre filant vers la scène encore baignée d’un plein feu brûlant. Myrtle capture les décors, puis la salle elle-même, désertée par ses visiteurs à l’exception du personnel du théâtre. Elle revoit l’homme du début de soirée, barbu et dégarni, occupé à vérifier que rien n’a été oublié dans les rangs. Une fois de plus, il se met à la dévisager comme s’il n’existait plus qu’elle dans l’univers. Cette fois, pas de sourire, mais un signe de tête poli avant qu’elle ne s’en retourne auprès de January.
* La nuit est bien avancée. Toutes les deux ont dû refuser les trois propositions du metteur en scène à poursuivre leur discussion autour d’une bouteille de vin. L’Immortelle l’a fait pour des raisons évidentes et égoïstement, elle est ravie que son Calice l’ait préférée à cet homme. Dans sa tête trotte encore l’incident du début de soirée. Elle a envie de sa présence, de son odeur, du velouté de sa peau. Elle a envie de sang. Devant la porte de l’appartement de January, Myrtle achève leur conversation sur la vie avant les technologies :
- Ce n’était pas si difficile en somme. On ne pouvait pas manquer de ce qu’on connaissait pas, on avait juste d’autres habitudes et d’autres références. Non ce qui marquait une différence énorme, ce sont les droits, un demi-sourire pensif fleurit sur son visage d’albâtre. Les changements de lois ou de mœurs sont plus frappants que celui des technologies, et bien plus dur à réellement faire s'installer aussi, quand j’étais enfant par exemple, envoyer des jeunes filles à l’école était une absurdité réservée aux penseurs de niche. Au mieux, elles apprenaient à lire avec les curés. J’ai eu la chance d’avoir une instruction, parce que c’était l’un des apparats de la noblesse.
Être instruite pour se différencier des pauvres femmes du peuple, analphabètes ou limitées. Et quand bien même, sa destinée de l’époque n’était que de se trouver un mari – ou en l’occurrence, un parti qui sauverait sa famille de la banqueroute absolue. Le Married women’s property act, autorisant les épouses anglaises à conserver leurs biens propres d’avant le mariage, et ceux acquis par elle seule ensuite, n’a été voté qu’en 1882. 66 ans après sa mort.
- Vous êtes chanceuses aujourd’hui, quoiqu’on en dise.
Pour elle en tout cas, qui a traversé suffisamment d’époques pour voir les habitudes, les comportements et les règles évoluer, le XXIè siècle a fait une percée majeure que les esprits éphémères de l’humanité ne peuvent saisir dans son ensemble. Il reste des efforts à faire ; il reste toujours des efforts à faire. Mais les mortels aiment se plaindre du caillou dans leur chaussure, sans réaliser qu’ils ont déjà le luxe d’avoir des chaussures. |
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| January dévisagea un instant Myrtle, avant de murmurer à nouveau, pour elle et elle seule, même si elle aurait voulu affirmer au monde entier que Myrtle Blackstone était une femme d’exception. « Je suis là pour te rappeler tout ce qu’il y a de bon en toi, que tu ne parviens pas à voir. » Ou pas assez, en tout cas. Mais ça n’importait que peu, en l’instant. January le lui répéterait encore et encore, s’il le fallait. Jusqu’à ce que Myrtle voit ce que l’humaine elle-même voyait en regardant la vampire. Elle lui adressa un sourire reconnaissant alors qu’elle évoquait qu’elle en parlerait à son chef, sans bien savoir si elle le faisait parce que c’était une promesse facile à faire à James ou uniquement pour faire un pied de nez au directeur du théâtre, clairement opposé à cette pièce et bien déterminé à la faire échouer pour que Jane ne repropose pas un tel projet. Et, peut-être, parce que c’était son projet et que ça suffisait à ce que Myrtle veuille le défendre. Elle peinait à croire ce genre de choses, à penser qu’elle en valait suffisamment la peine pour que, pour elle, Myrtle défende elle aussi la pièce. Elle ne l’avait même pas amenée pour cela, d’ailleurs, ayant simplement à cœur de partager ce qu’elle aimait avec l’une des personnes qu’elle chérissait le plus.
*** January avait promis de célébrer le premier article qui serait rédigé sur la pièce avec le cast, mais faire venir une photographe aussi célèbre que madame Blackstone exigeait de ne pas la retenir plus longtemps et pour Jane de la raccompagner, aussi n’était elle pas disponible ce soir, avait-elle dit avec diligence à James. C’était presque trop aisé de le faire lâcher l’affaire, parce qu’il savait à quel point Jane se démenait pour faire vivre le théâtre et le sortir de son image désuète et figée dans le temps dont les gens se détournaient, et à quel point elle s’investissait – souvent en excès. Donc il ne pouvait que la croire, pensant qu’elle allait un peu plus courtiser Myrtle pour qu’elle fasse honneur au Capri et à leur pièce. Et ça marchait d’autant plus qu’il se sentait flatté de son investissement pour lui, pour son œuvre. Il n’aurait pu imaginer la réalité, la profondeur de l’affection qu’elle portait à la jeune femme, en apparence, à ses côtés, et c’était tout aussi bien.
« Mais c’est bien parce que vous estimiez injuste de ne pas avoir les mêmes droits que tout le monde que vous vous êtes révoltées, que vous vous êtes battues, que vous avez obtenu gain de cause. Alors que vous ne saviez pas vraiment ce que ça impliquait, d’être instruites, de bénéficier de cette liberté. D’apprendre à lire et à écrire, à s’instruire, d’aspirer à pouvoir devenir quelque chose de plus, quelqu’un. » Non ? La question n’était pas formulée, bien que sous-entendue. Dans tous les cas, ce n’était pas comme si elle avait réellement une réponse à lui fournir, comme si elle était évidente. Plutôt un sujet de conversation sur lequel elles pouvaient deviser à bâtons rompus. Parce que si Myrtle était plus éduquée, plus critique, plus intelligente qu’elle, elle ne prenait pas January de haut, elle échangeait avec elle, partageait ses pensées. Elle donnait l’impression à Jane d’exister pour elle, et non pas pour toutes ses obligations. C’est pourquoi, au-delà du bien-être que la morsure lui procurait, elle appréciait la compagnie de Myrtle et pouvait passer de longues heures avec elle.
Elle réprima d’ailleurs un bâillement, avant de se rapprocher de la vampire. « Tu as faim et moi, j’ai sommeil… Et le jour se lève dans quelques heures à peine. » Se rapprochant de Myrtille, elle effleura ses lèvres et ses canines d’un baiser non appuyé, sans pouvoir s’en empêcher, avant de la laisser lui offrir une étreinte d’un autre genre, qu’elle lui offrait avec plaisir, même si elle aurait voulu plus de tendresse, plus de gestes humains, qu’elle n’avait demandé qu’une fois, ce qu’elle ne recommencerait plus. Affaiblie par le don, elle sourit doucement à la vampire en même temps qu’elle s’allongeait sur son lit dans des gestes erratiques. « Fais attention à toi. » Même si elle avait le temps avant le lever du soleil. Elle savait qu’elle pourrait fermer la porte à clefs sans souci, et finit par s’assoupir sans même entendre la porte se refermer. |
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