L’abdomen est dur à la palpation et les grimaces de l’enfant sont probablement la source d’information la plus sûre qu’elle obtiendrait aujourd’hui. Les parents ne parlent pas anglais et les quelques mots qu’ils maîtrisent sont crachés avec un accent trop appuyé pour que la toubib y comprenne quelque chose. Dans ce genre de situation, chaque protagoniste se met à parler plus fort en articulant à outrance sa langue natale, comme si ce prodige à lui-seul était capable de débloquer l’incompréhension dans laquelle ils se trouvaient tous. Fermant les yeux une fois le pré-diagnostic terminé, Maeve leur agite le flacon de médicaments sous les yeux. “Trois fois par jour, pas plus. Vous comprenez?” Hochement timide de la part de la mère, voilée et toujours un pas derrière son mari. Cherchant son téléphone, la doc ouvre une carte du monde sur son écran et après avoir fait basculer ce dernier pour une vision plus large, les pointe du doigt et tente de leur faire comprendre par des signes ce qu’elle désire tant leur faire comprendre. L’homme s’approche, louche sur l’écran et décale ce dernier pour placer l’Afrique au milieu, avant de pointer une large zone au Nord-Est. Tournant l’appareil. “Soudan?” Hochement compulsif de ses deux vis-à-vis et elle bascule rapidement vers l’outil de traduction qu’elle utilise pour résoudre ce genre de problème. Jamais de longues phrases, seulement des mots clés, elle le sait. Trois fois par jour. Leur montrant ce qu’elle espère être une traduction juste, elle agite de nouveau la boîte de médicaments puis pointe le ventre de l’enfant. Un premier vrai sourire apparaît sur le visage du père et elle sait qu’ils ont compris. Bingo. Restait plus qu’à espérer que le traitement suffirait et qu’ils n’auraient pas à les rediriger vers l’hôpital le plus proche pour d’autres examens. Sans papiers, la filette ne pourrait bénéficier de la couverture nationale pour les enfants.
Soufflant sur cette énième consultation de la journée, la brune retire ses gants et se redresse, tirant légèrement sur le rideau séparant un box d’un autre pour voir la file qui ne désemplit pas aujourd’hui. Elle mentirait si elle disait ne pas apprécier l’ambiance des lieux, moins organisée, moins aseptisée que l’hôpital, avec une population différente et une pauvreté qu’elle ne retrouvait presque jamais dans son bloc. Ici, elle n’oubliait pas le contact humain que le statut de chirurgien l’avait privé. Maeve avait besoin de cet équilibre pour continuer et si cette décision n’avait rien d’altruiste, elle la rassurait sur le genre de personne qu’elle était.
“Y’a quelqu’un pour vous là-bas!” Un sursaut plus tard face à l’intrusion de son espace par une infirmière bénévole aussi redoutée que respectée, celle-ci écarte un peu plus le rideau pour pointer une jeune femme qui détone au milieu du reste des usagers. “Elle réclame une visite!” Et alors que la doc ouvre la bouche pour tenter une négociation probablement perdue d’avance, Cece, afro-américaine quinquagénaire aux opinions bien tranchées et à la langue bien pendue précise : “Et elle veut un médecin.” Attendant une suite qui ne vient pas, la toubib rabat le rideau avant qu’elles ne se fassent repérer. “Elle n’a rien dit d’autre? Son nom? Les raisons de sa venue ici?” “ Un nom… vous savez…” Elle place un index au coin de ses yeux et les tire pour les plisser “J’ai pas retenu. Tanaka? Y’a toujours un Tanaka quelque part non?” Wow elle ne savait pas ce qui sonnait le plus raciste là-dedans, l’imitation ou les idées reçues, mais elle n’engagerait jamais le sujet avec Cece au risque de voir défiler la liste de ses ancêtres ayant combattu pour l’égalité des droits. Le plus ironique, sa collègue ne pensait pas à mal mais était réputée pour dire tout haut ce qu’elle pensait sans tourner sept fois sa langue à l’intérieur de sa bouche. Pour couronner le tout, une fois dans son rôle, elle restait une professionnelle remarquable. “Mais elle a sous-entendu plus ou moins explicitement que c’était pour un don…” Autrement dit : bouge-toi ma grande, c’est primordial au vu de la conjoncture actuelle et du stock de médocs qui diminue plus sûrement que l’intérêt de Wheelan pour la partie sociale de son job.
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Elle détestait faire ça. Jouer les hôtes, expliquer le fonctionnement du dispensaire, lécher les bottes des riches donateurs. Sortie de son travail, elle n’avait pas cette fibre que d'autres entretenaient si aisément. Les galas de charité, les robes, les talons hauts, très peu pour elle… Pourtant, arrivée à hauteur de la jeune femme, elle ne peut retenir son étonnement face à la jeunesse de ses traits. Plus habituée aux poivre et sel et à leur femme hautement embourgeoisée dans un cliché presque tout trouvé, la vision de ce bout de femme, même si elle avait appris à ne pas juger un livre sur sa couverture, la déstabilise une seconde ou deux, avant que la raison ne la cimente de nouveau dans la réalité. “Docteur Wheelan!” Se présente-t-elle sans tendre de main mais en se contentant d’un geste de la tête, préférant éviter tout contact physique direct que la fatigue des dernières semaines ne lui permettrait sans doute pas d’encaisser aussi facilement que d’ordinaire. Et parce qu’elle n’a qu’une confiance moyenne quant au rapport fourni par Cece, elle se permet : “Désolée, ma collègue n’a pas été des plus explicites quant à la raison précise de votre présence ici Madame…?”
Dans la voiture circulant dans les rues d’une Shreveport en proie à la paranoïa générale, Orihime termine le rapide point visio avec son kaikeishi et son shingiin, sous l'œil de sa lieutenante administrative. Conformément à ses attentes, la pénurie d’armement a considérablement augmenter le volume de vente des yakuzas. Les commandes ont pratiquement doublé depuis le début des violences, ce qui signifie plus de logistique, plus d’argent à blanchir et plus de risques de fuites. Tandis que l’avocat prépare une consolidation du montage juridique des entreprises légales d’Orihime, le comptable doit ré-imaginer le lissage de la fortune sale de l’Oyabun. Impensable de l’injecter en brut dans les comptes des hôtels locaux : cela représenterait une trop grosses augmentations des revenus annexes alors que la masse de la clientèle n’a pas bougé – pire, elle tend à décroitre depuis le début du mois.
- Il nous reste l’option de se séparer d’un établissements de New York, conclut-t-elle en s’allumant une cigarette. Le Shizune Inn d’Union Square n’a pas rouvert depuis longtemps, il est comme neuf et n’est occupé qu’à 39%. - Vous voulez dire : avec la complicité de votre père ? - Oui. On orchestre la mise en vente de façon transparente et quand l’acte est signé, on lui fait parvenir la somme en liquide en échange du virement. - Bien madame. - Et si on pose des questions sur les raisons de la vente ? intervient l’avocat. Ce n’est pas l’établissement le plus actif, mais il reste bien noté, surtout si on tient compte des conséquences de l’incendie. - Je répondrai que mon attention va à Shreveport pour l’instant, prétend l’Engeance en expirant un volute de fumée grise. Je vais investir pour que Shizu’cab propose également des taxis blindés, avec un chauffeur formé à l’autodéfense, pour les personnes qui craignent pour leur vie à chaque sortie ; et en parallèle… je ferai un don conséquent à une association humanitaire. La ville souffre plus que jamais et ce sont les plus pauvres qui en paient le prix…
Ses deux interlocuteurs savent parfaitement que son empathie est feinte mais n’en manifestent pas la moindre gêne. Ils prennent des notes, posent encore quelques questions et l’entrevue s’arrête. Ses deux représentants vont s’occuper des coups de fils à passer et d’ici maximum 48h, elle aura un plan d’action en béton et une entreprise criminelle reboulonnée au millimètre.
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Il y a plein de raisons à son choix. Car elle aurait pu jouer la simplicité, signer un chèque pour une entité ayant déjà pignon sur rue, mais l’Engeance estime qu’il y a une meilleure carte à jouer avec une petite association. Une qui met vraiment les mains dans le cambouis, qui regarde la misère en face. Ce sera à la fois un terrain neutre, lui évitant de trop explicitement prendre partie pro ou anti CESS, et un excellent point pour son image qui fera diversion tout ce reste. Qu’a-t-elle à attendre de ce dispensaire de fortune ? Rien. Absolument rien. On ne pourra décemment pas la soupçonner de graisser la pattes d’un énarque ou d’attendre des faveurs particulières. Et pendant qu’Orihime Hasegawa sera dans la lumière, Joo continuera de progresser dans l’ombre…
Vêtue d’un casual chic sobre, elle attend à l’accueil jusqu’à ce qu’une femme vienne enfin à sa rencontre. Le fameux « médecin » qu’elle a souhaité rencontrer elle présume. Si elle musèle son aura pour éviter de mettre la doctoresse mal à l’aise, la Trentenaire capte en revanche que celle-ci n’est pas ordinaire. Un sourire poli s’esquisse sur ses lèvres quand elle le découvre, alors qu’elle s’incline légèrement en avant en guise de salutation.
- Hasegawa. Je suis là parce que je voudrais me rendre utile. Vraiment utile. La ville va mal je ne peux pas prétendre que mon métier rende service aux personnes le plus dans le besoin. J’envisage de faire un don à une structure mais avant ça… je voulais discuter avec une personne en première ligne, pour mieux mesurer votre réalité. Si vous avez cinq minutes, évidemment, Orihime marque une pause et sort un porte-vue de son sac. Pour vous éviter un long discours, je vous ai préparé un dossier sur mes entreprises. C’est dans le cas où vous avez l’habitude de vous renseigner sur l’origine de vos dons.
Aux sonorités exotiques s’agglutinent un instant devant ses iris la vision de sa collègue et son imitation hautement raciste des orientaux, réminiscence heureusement fugace que le sérieux de la jeune femme ne tarde pas à éclipser. Il règne une farouche contradiction derrière ces traits impeccables. D’abord, l’impossibilité pour la doc de poser un âge précis sur la frimousse qui lui fait face, agrémenté d’un air placide qui souffle un flou artistique déstabilisant. Discours direct, sans fioritures, allant droit au but sans s’encombrer d’un superflu protocolaire, les mots dénotent une assurance que son apparente jeunesse ne saurait avoir gagné. Plus mature, assurément, que ce que son image renvoie dans les premiers instants. Pas une fille à papa ne sachant quoi faire des dollars emmagasinés par un paternel à l’affection défectueuse non plus, il n’y avait pas suffisamment de lumières ici pour cela. Elles aimaient se donner des grands airs de gentilles filles bienveillantes aujourd’hui, sous couvert d’un bon sponsor et du réseau social le plus adapté. Lutte contre la cruauté faite aux animaux, véganisme à la mode, féminisme à l’argumentaire crueux. Il y avait des Camille Claudel, des George Sand et des Simone Veil partout dans ce vingt-et-unième siècle, dans ce flot incessant de # crueltyfree # womenslivesmatter # naturalbeauty qui lui donnait le tournis. Non, quand celle-là parlait de dépenser ses dollars, c’était bien ceux gagnés. Femme d’affaires? Génie informatique ayant inventé l’application dont tous manquaient si cruellement? Magna du pétrole? PDG d’une multinationale? Quelle casquette sur cette tête et ce choix plus que surprenant de poser son attention sur un dispensaire des bas-fonds de la ville. Curiosité piquée au vif qui l’empêche de lui répondre que si elle voulait vraiment se rendre utile, elle n’avait qu’à enfiler une blouse et les aider à nettoyer les bassines, toute utilisation confondue ou d’aller servir le dîner à la soupe populaire du coin. Se pinçant les lèvres pour éviter la fatigue de la trahir honteusement par le syndrôme des deux pieds dans le plat, elle ne tarde pas à obtenir un semblant de réponse sur ses nombreuses interrogations.
Ses entreprises. Au pluriel. Acquiesçant lentement sur cette nouvelle donnée, la chirurgienne louche une seconde ou deux sur le porte-vue qu’elle lui tend. “On est censé les vérifier?” Fait-elle mine de s’inquiéter, un imperceptible sourire au coin des lèvres. Calmant ses ardeurs peau de vache qui ressortaient sitôt qu’on la forçait à donner dans le social et la négoce qu’elle avait en horreur, elle finit par se saisir du dossier, prenant grand soin que le bout de ses doigts n’entre pas en contact avec ceux de la jeune femme. Cinq minutes? Dans une journée qui ne comptait malheureusement que vingt-quatre heures? Elle arrivait avec dix ans de retard. Mais nécessité primait sur orgueil et ses collègues lui pardonneraient probablement difficilement d’avoir fait capoter un hypothétique don. “Je ne gère ni la partie administrative ni la partie légale ou juridique des lieux, si ce sont des chiffres ou des données précises qui vous intéressent, j’ai bien peur d’être une piètre interlocutrice. Mais… ils ne sauraient pas vraiment refléter une réalité qu’ils ignorent” tacle cette dernière sans honte avant de tendre le bras dans la direction du premier accueil, marchant à hauteur d’épaules de leur possible nouvelle bienfaitrice. “Nous avons plusieurs secrétaires médicales qui s’occupent du pré-diagnostic afin d’orienter vers le bon professionnel : sage-femme, pédiatre, médecine générale, dentiste… tous bénévoles et offrant quelques heures de leur temps chaque semaine, ensuite… c’est…” Elle souffle, passant l’accueil pour s’engouffrer dans un couloir étroit qui dessert plusieurs salles d'attente tout aussi minuscules à la lumière naturelle timide de par les ouvertures trop petites. “... C’est démerde land. On fait ce qu’on peut avec les moyens du bord. La population est diverse. Ouvriers n’ayant pas les moyens d’ouvrir un droit à une assurance privée, immigrés en attente de régularisation et d’un titre, personnes sans domicile fixe ou avec rupture de lien social et familial.” Dans le sens inverse, une autre blouse blanche à qui elle cède le passage en collant son dos au mur de crépi décrépi dans un sourire poli avant de reprendre sa marche, s’éloignant légèrement des oreilles indiscrètes. “Nous avions une subvention de l’État avant qui s’est reportée sur la Région mais avec les derniers événements…” Nul doute que le budget allait être drastiquement revu à la baisse. “Toute aide est bonne à prendre. Le reste ne dépend que des dons que nous récoltons.” Elle se pince de nouveau les lèvres, se mord même la lèvres inférieure, réellement mal à l’aise. Bon sang ce qu’elle détestait faire ça. “Qui peuvent être ponctuels ou… réguliers.” Voilà, au mieux elle passerait pour une politicienne médiocre, au pire, pour une fille désespérée..
- Seulement si vous le souhaitez. Certaines associations le font pour éviter d’être associées malgré elles à des fonds d’origine discutable, réplique-t-elle avec un calme avenant.
Douce ironie, venant d’elle, de se prétendre émissaire d’une source honnête. Quoiqu’il en soit, Orihime entend que son interlocutrice n’est pas une gestionnaire dans l’âme – pas en ce qui concerne les chiffres et leurs mirages en tout cas. Elle encaisse le tacle sans riposter, acquiesçant simplement avec humilité, dans l’attente de la suite. La visite. L’Engeance n’en a profondément que faire des miséreux qui atterrissent ici, elle se délecte même intérieurement des fragrances de mort et de souffrance qui règnent entre ces murs ; mais elle joue l’humaine depuis suffisamment longtemps pour connaître son rôle. Elle emboîte donc le pas à la chirurgienne qui l’entraîne par-delà l’accueil, feignant l’intérêt pour les coulisses qui se déroulent sans fards ni faux-semblants. Une moue hypocrite de compassion peint ses traits trop jeunes alors qu’elle respire à plein poumons l’odeur de l’angoisse ambiante. Toutes ces âmes prêtes à être fauchées…
Elles croisent un autre praticien, le pas rapide, puis son guide aborde du bout des lèvres les confidences budgétaires. Comme quoi, au final, l’argent n’est jamais un sujet totalement inconnu. Et la conclusion subtile – qui ne l’est pas du tout – a le don de rappeler le sourire poli d’Orihime. Elle donnera tant que ça lui sera utile, pas plus longtemps.
- J’imagine aisément votre situation, d’autant que d’autres organisations disons plus… « voyantes », attirent plus facilement l’œil et les donations, au détriment de petites structures comme la vôtre.
C’est la beauté absurde de ce pays, ou peut-être de l’humain dans son entièreté, où même la bonté a un prix. Certaines vitrines sont plus clinquantes, plus séduisantes, et font oublier les œuvres authentiques étant tout autant, voire plus, dans le besoin. Mais qu’importe, elles ne sont pas là pour philosopher sur l’état des causes bénévoles de la ville.
- Je me demandais également : avez-vous une politique particulière vis-à-vis des CESS ? Est-ce que vous vous occupez parfois de personnes ayant des soucis liés à une cause surnaturelle ? Ou à l’inverse : acceptez-vous l’aide de personnes douées de facultés pouvant vous aider dans la fonction de cet endroit ? Orihime se pince brièvement les lèvres, s’inclinant légèrement en avant. Pardonnez moi, je sais que ce n’est pas un sujet neutre en ce moment, je comprendrais que vous préfériez éviter d’en parler.
Dehors, la ville bout. L’horloge du chaos approche de midi, l’Engeance sent que ça vient, que Shreveport connaîtra bientôt une rupture sans précédent. L’humanité aura les yeux rivés sur le carnage qui couve et ce sera le premier feu d’une série d’incendies. C’est ainsi, l’histoire l’a prouvé : les révolutions et les guerres civiles sont contagieuses.
- Depuis combien de temps existe ce centre ? Demande finalement la Nipponne, comme une invitation à éviter la pente glissant.
Mais au fond, elle espère évidemment connaître l’opinion de la doctoresse ; d’autant que celle-ci n’est pas une fleur commune…