Les chiffres s’emmêlent devant ses yeux. Elle n’y a jamais compris grand chose aux mathématiques et à tout ce qui doit s’additionner, se diviser ou se soustraire. Ce n’est rien qu’une langue qu’elle a eu beau tenté d’apprendre, elle n’y comprend toujours rien. Trisha l’a laissée là, encore. Ce soir, il n’y a que quelques curieux qui viennent et en levant les yeux de temps en temps, battant le rythme avec son crayon gris, elle observe le couple de vacanciers venu se perdre parmi les rayonnages, crachotant leurs confidences dans des murmures qu’elle peine à entendre. Se trouvant trop curieuse, elle baisse à nouveau le regard sur le livre de comptes, fronçant les sourcils face à tout ce qu’elle doit calculer. C’est bien la seule tâche qui lui pèse dans ce boulot qu’elle fait pourtant depuis plus de trois ans. Des pas s’approchent du comptoir et elle n’est pas surprise de voir le couple de clients s’en aller, faisant encore sonner le carillon qui casse le rythme de la musique qui marmonne en fond. Dans un soupir agacé, elle repose brutalement le crayon dont elle a mâchonné la gomme sous la concentration qui n’a menée à rien, se recule pour trouver le paquet d’allumette qui se trouve sur l’une des étagères derrière elle. Le bout rouge glisse vivement contre le bois et l’éclat d’une flamme apparait, baignant un instant ses traits dans l’or de sa flamme, soulignant ses cernes et sa peau hâlée. Elle l’observe quelques secondes, hypnotisée par son déhanchement lancinant avant de la mener vers le bout d’un bâton d’encens. Un souffle plus tard et une odeur musquée s’enroule dans les airs en même temps que la fumée. Satisfaite, elle se détourne de sa contemplation pour se poser à nouveau sur le tabouret usé, chopant son portable au passage. Tout est mieux que les chiffres, pour l’instant. Honor se perd sur l’écran lumineux avant de se lasser, replaçant la chemise d’un bleu roi qu’elle a enfilé à la va vite en début d’après-midi. Les gestes sont nerveux, fait pour l’occuper et finalement, elle abandonne, cédant à la tentation des mots et de l’histoire qu’elle est en train de découvrir depuis la veille. Le livre est rapidement ouvert, le marque-page, vieille photo élimée d’une mère de cœur qui reste silencieuse et d’elle, encore capable de sourire, puis sans soucis, Honor oublie le reste, se replonge dans une épopée qu’elle ne vivra jamais.
S’écoule peut-être quelques minutes ou une heure, pour ce qu’elle en sait mais la sonnette en métal fixée au-dessus de la porte se remet à sonner. Encore accrochée à une ligne dont elle veut connaître la fin, elle prend le temps de relever la tête et se fige en découvrant une silhouette connue. Son myocarde manque un battement et redémarre à nouveau alors qu’il ne lui adresse qu’un bref signe de tête auquel elle répond stupidement. Il ne l’a pas regardé, encore une fois. Parfois, leurs regards peuvent s’accrocher mais chacun les détournent bien vite. Pinçant ses lèvres sèches, elle reste immobile encore un instant, remontant doucement son livre vers son visage, comme un rempart pour mieux l’examiner de loin. Sa peau sombre se mélange presque aux ombres qui sillonnent la librairie que Trisha veut toujours dans une semi-obscurité, ses gestes sont toujours un peu nerveux, comme habité par une rage qu’il ne veut pas faire sortir. Honor l’observe peut-être trop longtemps et dans un bref sursaut, elle se remet à lire. Du moins, elle tente. Mais les mots, étrangement, deviennent comme les chiffres, des choses sans aucun sens, des phrases longues, lues et relues trois fois. Pourtant, elle persiste, incapable de se décider à se lever pour ouvrir la danse à une discussion qui n’aura peut-être rien d’intéressant. Elle ne l’est pas, de toute façon. Elle ne sait pas parler, varier les sujets comme Jana sait le faire, badiner comme elle peut parfois l’observer dans les endroits publics. Doucement, la colère se distille dans ses veines, vient lui murmurer son ras-le-bol d’être prisonnière de ses angoisses. Et l’autre partie d’elle-même, celle qui ne cesse jamais de trembler, celle qui reste figée au moindre contact, celle-ci lui dit de rester à sa place car ça ne tourne jamais bien.
Le papier crisse sous la pression plus forte de son pouce et elle finit par lever encore une fois les yeux sur lui. Il n’a pas de nom. Il est une visage qui a l’air aussi paumé qu’elle. Toujours autant frappé par la fragilité qui lui sert de deuxième vêtement, Honor le regarde à la dérobée et elle passe du froid au chaud quand leurs prunelles se fichent l’une dans l’autre. Honor, par réflexe, détourne vivement la tête, prise sur le fait. Grimaçant discrètement, elle cesse de réfléchir, posant son livre sur le comptoir, se décidant à s’avancer vers ce client qui revient, souvent, sans jamais rien dire de plus que des marques de politesse. En quelques pas traînant, ralentissant doucement, comme pour retarder son arrivée, elle se poste à une distance bien calculée. Les livres qu’il tient entre ses mains attirent son attention et esquissant un bref sourire qui se fane aussi vite, elle demande “Je peux vous aider, peut-être ?” Dans un raclement de gorge nerveux, elle porte sa main au creux de son cou, vieux réflexe avant de laisser retomber son bras pour nouer ses mains entre elles “Enfin, j’suis sûre que vous vous y connaissez mais je travaille là donc …” Un soupire désemparé plus qu’un rire ne lui échappe alors qu’elle continue de balbutier, désignant l’un des livres “Celui-ci est plutôt cool.” Hochant lentement la tête, elle oscille entre la couverture et son visage, continuant ce manège de regards comme pour éviter de découvrir qu’il la trouve stupide ou agaçante. Prête à détaler, elle finit par fixer son regard sur le vide, attendant la sentence. Il y a parfois des silences qui ne devraient pas être brisés après tout.
Le silence se fêle sous ses mots, prend la tournure d’une mélodie fragile, qui s’éteint pour mieux remonter, hésite sur des syllabes qui vrillent contre l’anglais qu’elle gère comme elle peut. Ses yeux oscillent dans un manège hésitant, ne s’arrête jamais trop longtemps sur lui. Il va voir à quel point ça se casse à l’intérieur, que même si sa bouche reste cimentée par le silence, elle pousse sans cesse des hurlements, si longs, si déchirants, que lorsqu’elle se remet à parler, il n’en sort qu’une voix éraillée une fois la folie passée. Il ne l’entendra jamais. Elle esquisse un sourire puis le gomme à nouveau. chatouillant de ses doigts l’ourlet de sa chemise dans laquelle flotte le spectre de son corps. Du coin de l’œil, elle le voit hésiter, aussi mal à l’aise qu’elle, remarque son désarroi et quand enfin sa voix file d’entre ses lèvres, elle manque de sursauter. Remontant lentement les yeux vers lui, cette fois, elle y reste, attendant patiemment qu’il poursuive. Peut-être l’enverra-t-il voir ailleurs, que les regards échangés sous le joug d’un éternel silence l’ont menée sur la fausse piste. Parfois, elle a pensé y voir une envie de parler puis la cassure, la frustration et alors, il détournait la tête sans revenir vers elle. Le cliquetis de l’entrée annonçait seulement sa sortie et laissait derrière lui un vide étrange, un goût d’inachevé. Dans les phrases qui se délient, elle tente de comprendre, de savoir comment elle pourra bien être utile. Elle ne l’a jamais vraiment été. Bonne à créer du désastre, à casser les choses sans savoir comment les réparer. Elle cache ses mains coupables dans son dos, comme par peur d’en créer d’autres, des cauchemars. Honor l’observe et plus il parle et plus son cœur dévale des escaliers, s’éclate contre les marches de chaque battements avec une violence inouïe. Elle panique, pour rien. Serrant les lèvres, elle laisse elle-même errer ses yeux sur les livres qui remplissent les bibliothèques, entrouvre les lèvres avant de ciller. Avant ? Avant quoi ? Elle pose sur lui un regard qui doit trop parler, il doit questionner sans qu’elle ne le veuille alors dans une brusque inspiration, elle se détourne un peu, lui offre son profil pour faire mine de glisser ses doigts sur les tranches des livres usés ou plus neufs. Avant quoi ? Peut-être qu’elle ne se trompe pas finalement. Peut-être que ce poids terrible qu’elle semble entendre à chacun de ses pas n’est pas qu’une illusion. Tout dans sa manière de bouger et d’observer les choses la fait douter que quelque chose lui colle à la peau, l’empêche de pleinement respirer.
Dans un crissement indélicat, elle laisse retomber sa main des livres effleurés, écoutant ses demandes d’une oreille attentive, se concentrant pour ne pas s’étrangler avec sa propre salive sous les déglutissements nerveux qu’elle a entamé. Elle se sent de plus en plus stupide, préfère presque les chiffres à cette situation où elle est sûre de faire une erreur. “Un thriller, oui. Je peux peut-être aider.” Elle le regarde à travers les boucles qui lui tombent encore sur les yeux, croise son regard et aperçoit son sourire nerveux. Honor se détourne vivement, l’invitant silencieusement à la suivre avant de se forcer au calme. Le flot de sa respiration s’apaise alors qu’elle tombe enfin sur la bonne section, observant les titres défiler. Le même manège recommence, comme un rituel nécessaire; ses ongles passent et repassent sur les titres, en caresse la surface de la pulpe de ses doigts et comme attiré par les pages, elle se laisse porter par les mots, y cherche un titre ou deux. Elle ne retient pas une exclamation ravie quand, enfin, elle tombe sur les titres voulus. Se rendant compte de son attitude trop familière, elle esquisse un sourire à son tour “Désolée. J’ai tendance à … m’emballer.” Sa voix s’effrite, consciente qu’il ne doit pas s’intéresser à ses excuses ou à sa passion trop vive pour les mots. Ils détiennent tant de pouvoirs, une magie qui ne lui fait jamais mal, une puissance qui atteint son coeur avec plus de bienveillance. “Je ne suis pas une adepte des thrillers. Pour tout dire, j’en lis assez peu. Je dois faire partie de ces gens qui rêvent plus d’aventures fantastiques que de la réelle cruauté qui hante le monde.” Honor délie sa langue d’une voix posée, plus douce, hantée par les souvenirs. Elle a trop connue les scénarios glauques et gris des thrillers dans sa propre vie. Son existence entière pourrait se coucher sur du papier et elle pourrait lui donner un titre vulgairement cliché. Relevant son visage vers lui, ses deux chargées des bouquins volés aux étagères, elle reprend finalement la parole “L’un raconte une histoire un peu post-apocalyptique. Et si le 21 décembre 2012 avait vraiment sonné la fin du monde ? Un garçon nommé Léo saute du toit d’un hôpital, il rate sa chute, tombe dans le coma et s’éveille avec aucun souvenir de sa vie d’avant. Seulement, le voilà accusé du meurtre d’un homme qu’il ne connait ni d’Eve ni d’Adam. Sa vie devient un cauchemar et une sorte de chasse à l’homme sur un fond d’apocalypse.” Dans un geste toujours délicat, elle montre l’autre “Ici, c’est un thriller plus connu. Du moins, les lecteurs en disent beaucoup de bien. Ca raconte l’histoire d’une femme vivant au Mexique qui, en pleine journée, dans un lieu bondé, se fait enlever son enfant d’à peine quelques jours, sans savoir pourquoi Son mariage tombe à l’eau et elle s’engage alors à retrouver son fils, seule, même si elle sait qu’elle devra affronter la mafia et la police qui n’est jamais très … clean ?” Consciente d’avoir trop parlé ou d’en avoir trop dit, elle hausse finalement les épaules, plus gênée encore “Je suis pas douée pour donner envie aux gens. Je vais continuer de chercher …” Prenant les deux livres contre elle, elle se remet à fouiller, ignorant son corps transi par un froid étrange mais aucune douleur ne pointe sa lame contre ses muscles. Ce n’est rien. Rien d’autre qu’un malaise malvenu. Il n’est personne. Qu’une silhouette récurrente venant ici pour y trouver un bout de bonheur.
La question qui vient l’étonne à peine, si souvent posée. Pourtant, elle tourne un regard surpris vers lui avant de balbutier sans savoir quoi répondre. Finalement, elle secoue la tête avant de soupirer “Ma patronne pense que ça attire plus de clients. Disons qu’on est pas au mieux, niveau ventes. Sûrement que la déco n’attire pas ou que les gens préfèrent acheter sur internet maintenant.” Son regard dévie sur les doigts sombres grattant la peau noircie d’encre et elle y reste figée un instant avant de se sentir plus intruse encore. Elle observe tout, tout le temps, sans même s’en rendre compte. Elle, qui ne sait pas regarder quelqu’un dans les yeux plus de cinq secondes. Des centaines de phrases lui viennent sur la langue, des excuses, des phrases bateaux pour combler le silence gênant, des rires nerveux aussi ridicules les uns que les autres. Elle reste pourtant silencieuse un moment avant d’oser rouvrir la bouche “Et vous ? Pourquoi vous venez si tard ?” Pinçant ses lèvres, elle se rend compte de sa bavure, grimace face aux livres, décidément aussi adroite que l’homme rencontré des semaines plus tôt à cette soirée étrange “Enfin, ça ne me regarde pas, pardon. Je suis juste un peu curieuse parce que vous venez souvent à la même heure.” Quand le soleil tombe, quand les passants se font plus rares. Honor se fige alors, incapable de réfréner sa hantise, la paranoïa entamant doucement son processus en elle. L’angoisse explose au fond du myocarde et réveille une vieille nausée. Peut-être est-il des leurs. Ces monstres cachés dans l’ombre, ceux qui ont si durement plantés leur venin dans son cou, riaient quand elle hurlait de douleur, murmuraient des mots inavouables au creux de son oreille en lui faisant croire que son plaisir n’était pas factice. Tu aimeras ça toi aussi, chaton ... Bientôt. Attends encore. Une voix, toujours la même, murmure encore, lui promet la délivrance alors que des doigts pétrissent ses cuisses, s’approchent trop lentement du coeur de son corps. Elle sort brutalement de son souvenir quand les livres qu’elle tenait entre ses bras tombent brutalement. Leur dégringolade arrive à l’éveiller dans un sursaut et elle s’abaisse “P-Pardon.” Le souffle est plus court, haché par la peur noire qui ne la quitte jamais vraiment. Ils seront toujours là, faisant pulser les cicatrices au creux de son cou, chuchotant des horreurs à ses oreilles, mordant la peau. “Vous … Vous aviez besoin d’autre chose ?” Elle n’ose plus le regard à présent, incertaine quant à ses propres réactions, certaines de paraître encore plus folle ou idiote qu’avant. Et son myocarde continue toujours de chanter sa panique, de hurler ses douleurs.
Ignoble. Ignoble la peur qui se glisse dans les interstices des millions de failles qui pigmentent sa peau, la remplisse d'une amertume douloureuse. Là, dans son cocon tant espéré, parfumé aux vieux livres et à l'encens, elle se sent brutalement mise à nue. Éveil brutal des monstruosités qui hantent encore son esprit, les corps maudits tombés à l'eau, les phalanges qui s'esquintent contre la peau, la douleur aiguë de l'ivoire plongeant dans la peau. Le meurtre de la dignité est silencieux, s'évase dans sa tête cabossée de cauchemars alors qu'elle s'abaisse, manquant de refaire tomber en ouvrage. Et elle le voit, ce pas en arrière, cette fuite avortée, se relevant lentement jusqu'à croiser les prunelles qui s'illuminent d'une angoisse qu'elle reconnait presque comme jumelle de la sienne. Un dégoût profond pour soi-même, cancérigène, asphyxiante. Elle le connait ce rejet vibrant qui nous donne envie de se flageller jusqu'à ne plus être. Je rêve parfois de devenir poussière ou écume. Et toi ? Et toi, tu y penses ? Elle n'ose pas demander Honor, se mure dans le silence de ses lèvres pincées, chassant comme elle le peut les voix qui murmurent leurs psaumes belliqueux au creux de son oreille, vantant les plaisirs d'une relation forcée. Oui, elle devait être magnifique sur ce sol souillé. Elle devait être magnifique dans la médiocrité. Elle se fige chaque fois qu'elle croise un regard, dans la peur, idiote, qu'on y voit l'état lamentable dans lequel elle s'est retrouvée au fond de cet entrepôt. Absurde pensée qu'elle écrase. Que les voix la laissent en paix le temps d'un instant de paix fragile. "Excusez-moi… je… euh… j’ai eu un petit moment de… vide. Du coup… si je viens tard c’est que je ne supporte pas vraiment les gens… quand il y en a trop ça… m’angoisse." Les muscles crispés s'apaisent, un peu, pas assez pour qu'elle soit tout à fait sereine. Tu ne le seras plus jamais, condamnée à mourir dans l'angoisse. Mais elle esquisse un sourire Honor, compréhensif, tentant d'apaiser la tension qui s'est brutalement installée entre eux. Il n'y en a jamais eu alors elle préfère la chasser. "Je comprends. Les gens sont parfois un Enfer à eux seuls pour certaines personnes." Là, dans le silence qui murmure, Honor essaie d'attraper son regard, celui qu'il persiste à fuir, celui qu'elle tente de voler maintenant. Une chasse infinie qui s'enferme dans un cercle vicieux.
Les livres contre sa poitrine sont un bouclier rassurant contre le reste du monde. Ils lui promettent de belles histoires, des légendes et des mythes qui donnent envie d'être une autre. Elle connait bien trop cette sensation de ne pas être la bonne époque, de ne pas être comprise de l'autre. Elle est une énigme sans solution et que les gens ne cherchent plus à résoudre. Elle n'est qu'une ombre parmi les ombres qui peuplent la ville, rêvant à un ailleurs plus solaire. "Pour les livres… je vais sûrement vous prendre les deux, comme quoi, vous arrivez quand même à persuader quelqu’un…" Le rire est discret, à peine soufflé par le nez alors qu'elle abaisse la tête, remplie d'un ravissement infini. "J'fais que mon travail. J'essaie … J'essaie de transmettre les émotions que m'apportent tous les bijoux que j'ai autour de moi. C'est toujours un plaisir de voir que certains sont réceptifs à ce qu'on dit. Ou juste réceptifs à nos émotions." Si elle n'apporte que malheur et tragédie, elle se sait capable, ici, de faire semblant d'être vendeuse d'un plaisir sans fin. Des enfants repartant avec leur premier livre, avides de le déguster à ceux qui rentrent sceptiques et ressortent curieux. "Donc… votre truc c’est plus le fantastique, la prochaine fois pourquoi pas, va bien falloir que je varie mes lectures, avec tout le temps que j’ai à perdre. Je manquerais pas de venir vous demander conseil…" Le sourire qu'il esquisse est si bref qu'elle croit à une illusion, une éclipse fugace, un trait de lumière qui passe mais ne persiste jamais. Elle y voit la nervosité, l'envie d'essayer et la certitude d'échouer. Le cœur s'arrête, repart dans sa course folle et elle baisse les yeux Honor, incapable de saisir la nature de ses angoisses. Est-ce elle ? Peut-être qu'il l'a enfin vu, cette laideur qui luit en elle, cette boule qui ne cesse de gonfler et l'étouffe, cette créature infernal, tentant d'avaler la moindre graine de magie passant par là. Est-ce qu'il voit en elle le poison qui ne cesse jamais de couler ?
Le fou continue de battre sous la poitrine, incendiant ses oreilles pour ne lui faire entendre que ça, les mini-explosions du myocarde essayant de survivre à la torture qu'elle lui fait subir. Les livres se tendent vers lui, unique offrande de paix. "Vous faites des études ?" La curiosité prend toujours trop pas, grignote la peur, la surplombe même pour la mener direct dans les bras aimant et possessifs du danger. Un rire nerveux lui échappe alors que sa main remonte jusqu'à son cou qu'elle caresse un instant, mauvaise manie cherchant à dissimuler les stigmates déjà camouflés par le col roulé. "Désolée, ça m'intrigue comme vous parliez de temps libre." Le corps s'agite dans un haussement d'épaules qui dissimulent les prémisses d'une excuse. L'excuse d'avoir parlé, l'excuse d'être là, l'excuse d'exister. L'excuse absurde de persiste à se lier au monde. À tenter un pas vers lui qu'elle n'a jamais connu autrement que dans des conversations silencieuses, des regards échangés mais vite détournés. Ils marchent sur du verre pilé, tentant de ne pas faire tomber l'autre. Et finalement le ridicule de la situation se révèle sous ses yeux, dessinant l'esquisse d'un sourire sincère au coin de ses lèvres dont l'ourlet est presque malicieux. Les prunelles remplies d'un miel sombre se relèvent alors que la main se tend "Honor." Et elle trouve ça trop bref, sortit de nul part. "Enfin j'veux dire, c'est mon prénom. Si vous le voulez." Elle balbutie sans savoir si ça a vraiment un sens, s'attend à du rejet mais ses yeux dérivent déjà vers la porte "Hm si vous voulez, tant qu'on est là, je peux vous offrir quelque chose à boire ? J'ai de la verveine en sachet et peut-être du jus de fruit. Ou de l'eau, simplement." Et le cœur chante encore plus forte, convulsant dans une torsion presque douloureuse attendant le rejet, le mépris, peut-être une gêne plus intense. Dommage. Dommage car le sourire avait l'air beau. Dommage car elle aimerait en savoir plus. Dommage parce qu'elle les entends presque, toutes les choses qu'ils ont à dire sans jamais oser.
Éclat brutal, tonnerre entre ses mains qui, au bout de tous ces mois, se relient enfin. Elle retient une grimace, un élan de recul qui la pousserait à fuir en temps normal, vieille feuille tremblante tombant du haut de sa branche bousculée par la brise obscur d’un quelque chose de glacial et terriblement mort. Sa poigne se resserre un instant autour de celle de ce Abel au nom qui en dit tant. Abel, ce n’est pas commun. Abel, fils d’Adam, frère de Caïn, sacrifié par jalousie. Elle soupire un tremblement mais ne laisse rien paraître, refusant de se laisser avoir par les ombres qui, malheureusement, engloutissent la mélasse de son esprit. Les doigts qui s’entremêlent, les phalanges bien froides, aussi froides que celles qui l’ont un jour touché. Au fond de cette cave, nombreuses ont été les phalanges a trouvé refuge dans un ventre asséché ou humidifié par l’ambroisie qu’on lui injectait. Un vertige la saisit alors qu’elle s’arrache à la poigne, peut-être trop violemment, le mirant de son air interdit, incertaine. Sa paume picote sans réellement le faire, comme si la magie elle-même hésitait à agresser sa peau déjà laminé par ce qui pétille dans l’air d’un Shreveport agacé sans cesse par le mysticisme qui y règne en maître. Elle ne se voit pas rebondir sur le reste, s’égarer dans une conversation qui lui paraitrait bien creuse face aux questions plus profondes qui lui viennent alors. Que risquerait-elle à lui en parler ? Les Immortels se sont éveillés au grand jour depuis quelques années à présent, lui aussi doit bien le savoir. Et peut-être n’a-t-il que le sang froid, faisant partie de ceux qui, malgré la chaleur étouffante, se voit sans cesse torturé par la glace intérieur. Il n’est pas mort. Abel n’est pas mort, pas aussi mort que le fut celui dont il a hérité le doux prénom.
« Abel. Vous savez ce que ça signifie ? » Elle expire presque un rire sonnant de toute cette nervosité qui arpente les moindres lignes d’un corps enseveli par l’horreur d’un passif incendié par la tragédie, abaissant ses prunelles que la lueur lunaire expose parfois plus clair, le marron sombre se transformant en une ambre profonde sous l’oraison des cils qui s’abaissent, un sourire bien rêveur se dessinant sur les lèvres de celle qui ne s’autorise plus qu’à cauchemarder sa vie comme ses nuits, à avoir peur de tout et surtout d’elle-même. Encore une main tremblante, celle profanée par la froideur terrible, s’élève vers le col roulé en grosse maille, comme si elle semblait s’étrangler « Fils d’Adam, frère de Caïn, lui-même qui devint le père des immortels dans certains mythes, un traître parmi tant d’autres si j’ose dire. » Elle redresse son regard, se hasarde à mirer ce Abel dont elle n’a jamais rien su finalement mais ce soir les langues décident à se délier de leurs nœuds bien serrés et leurs deux silhouettes se confondent dans cette obscurité qui pourrait paraître perfide aux yeux des passants devant la vitre où les lettres d’or s’effacent, s’appuyant contre l’arête acéré du comptoir la protégeant encore de lui, une distance qu’elle met sans le vouloir, entre eux, l’observant boire, presque fascinée par la déglutition, sa méfiance se métamorphosant en cette affreuse méfiance lui disant qu’il ne faut pas s’attarder trop longtemps auprès de lui et que le soir, il lui faut rentrer avant qu’on ne vienne l’attaquer car c’est un soir comme celui-ci qu’elle fut jeté dans la cage de béton d’une cave où on la prit pour amante et bout de viande non-consentante. Abel est d’une douceur bien tendre avec elle, laisse s’exposer sa voix jusqu’à elle dans ce silence paisible qui pourrait la bercer si la main ne retenait pas encore ce froid étrange, de claquement sourd du verre abandonné à peine entamé. Elle ne sait rien des vicieux monstres qui l’ont un jour attaqués, ignore même s’ils peuvent se cacher parmi les humains, grignoter les mêmes choses qu’eux, s’abreuver d’une eau sans la régurgiter et pour l’instant, l’homme qu’elle veut croire encore humain ne semble pas prise de convulsions qu’elle a elle-même connu, éprise par la tortueuse emprise de la magie circulant en son corps qui n’a jamais été créé pour en absorber la puissance. S’il savait. S’il savait qu’il ne faudrait pas grand chose pour qu’il meurt attaqué par elle sans même qu’elle le veuille et combien d’hommes ont péris sous ses impulsions sortis comme du napalm de son corps expulsant la pureté noirâtre de la magie qui tourmentait celles qui se voulaient protectrices avec elles. Les premières qui l’ont alors jetées bien loin de leur pseudo-coven pour la donner aux renégats.
Revenir au présent lui parait plus sage, s’interdisant la plongée sous-marine dans les abysses profondes et sans lueurs de souvenirs qui feraient se crisper jusqu’à son ventre. Se détournant, elle se décale de quelques pas à peine pour se servir à son tour un verre d’eau et abreuver sa gorge sèche de trop grosses gorgées, honteuse de s’entendre déglutir aussi bruyamment, s’éclaircissant la gorge alors qu’elle revient vers lui « Oui je … J’étudie les langues anciennes, le Proche et Moyen Orient en fait. Ici … c’est juste un job à côté qui aide à payer les factures et tout ce qui s’en suit. C’était pas le projet de ma vie de finir ici. » De finir pleine de couardise. Elle se trouve bien ennuyeuse, peu attrayante dans ses palabres creuses et finit par s’appuyer plus franchement contre le comptoir où les cahiers de comptes sont délaissés, stylos et crayons déposés en travers des feuilles où noms et chiffres se mélangent, l’encens brûlant toujours laissant émaner entre eux une douce atmosphère mystique. « Avocat alors ? Pourquoi ce métier en particulier ? » Elle cille, quelques boucles de ses cheveux ayant l’audace de caresser ses pommettes bien hautes d’un visage qu’on pourrait croire hanté par quelques héritages asiatiques quand il n’en est rien. Penchée ainsi vers lui, elle se détend presque, secouant brièvement la tête « Une envie de défendre les innocents ou … les criminels ? De défendre quoi exactement ? » Elle ne se rend qu’à peine compte que ses questionnements s’enchaînent mais elle aimerait creuser cette façade de chat noir bien sage, comprendre ce que veulent lui dire ses grands yeux noirs qui s’évadent souvent loin des siens, profiter de ces mots qu’il veut bien lui offrir ce soir. « C’est dommage de ne pas avoir … continué. » Un sourire, un autre, un de ces rares qui arrive à ne pas s’effacer trop vite aussi certainement que l’écume emporte les traces des pas des passants au fil de ses passages « J’aurais aimé avoir la force de défendre certaines choses moi aussi. De faire bien plus, de faire tellement plus que … ce que je fais ici. » Lassitude évidente dans ce timbre délicat, amertume, acidité, tristesse lui collant à la langue. Un ongle flirte avec le bord de son verre où la trace de ses lèvres se perçoit encore en quelques gouttes semblant comme de la pluie s’étendant le long d’une vitre, ses phalanges s’enroulant à nouveau autour du verre en songeant à l’ivresse qu’elle aimerait parfois s’autoriser « Vous buvez … autre chose que de l’eau ? J’veux dire enfin … » Elle balbutie, la langue trébuchant contre les moindres syllabes et l’accent mexicain ne pouvant que ressortir lorsqu’elle arrive à demander « J’veux dire, j’connais un bar pas très loin. On pourrait y aller pour être plus au calme. » Tout tremble désormais, même le souffle alors qu’elle ose le regarder un bref instant, se recule finalement comme pour se rétracter avan que la bouche ne l’avoue « Enfin oui, non, j’suppose que vous avez mieux à faire. Il est tard et ici … les rues ne sont pas sûres quand il fait trop nuit. J'voudrais pas ... que vous fassiez de mauvaises rencontres. » Elle n’a pas besoin de préciser pourquoi, lui jetant un regard qui l’alerte sur ce qu’elle n’ose prononcer, la terreur ne pouvant se dissimuler lorsqu’elle passe chaque bouquin sous le néon rouge de la machine, préférant s’occuper les mains que s’encombrer la bouche de propositions plus stupides les unes que les autres.