Chasseurs de fantômes Shreveport Memorial Library, Automne 2020 ft. Vinzent Henkermann
C
ombien de temps ça fait depuis que tu n’as pas dépoussiéré les bancs de la bibliothèque deux soirs de suite ? Peut-être bien des mois, sinon des années. Il y a une époque durant laquelle ne pas t’y trouver signifiait que tu étais soit malade, soit encore en proie à une sévère xylostomiase. Pour une enfant qui détestait à ce point l’école, te voir fréquenter avec une assiduité presque religieuse un temple du savoir et du silence relevait presque du miracle.
Le lycée, l’internat, la prison, le purgatoire ; prélude à la fois d’un abandon qui s’annonçait déjà comme inéluctable et de l’affirmation de ton individualité. C’est là que tu as appris, peut-être un peu tardivement, à mettre des mots sur tes sentiments et surtout à t’engouffrer dans la moindre brèche à la vague allure d’échappatoire au nouvel enfer qui allait te voir évoluer pendant ces trois années déterminantes. En t’observant attentivement, on aurait pu distinguer les prémisses du moindre trait de ton caractère infernal. Tout y était : colère, dissidence, amertume, dépendance.. c’est à cette période que tu as glissé d’enfant turbulente à véritable bombe antisociale à retardement. Déjà cette époque, tout semblant d’amitié n’était plus qu’un souvenir évanescent, un désir lointain que tu n’avais même plus besoin de réprimer consciemment. Des jours entiers, parfois même des semaines, tu restais murée dans un mutisme de plomb certes inquiétant mais si reposant à côté des moments où tu le rompais. En voyant ça, il ne semble en fait pas si illogique que cela de te voir, des années après, réclamer à ton tour le silence avec véhémence dans une bibliothèque à des centaines de miles de ce qui fut un jour ta maison.
Dans un premier temps, ça a été soit le foyer, soit la bibliothèque. Le choix était vite fait : tu ne supportais pas, et ne supportes toujours pas d’ailleurs, d’entendre les pleurs. Après, ça a été soit ton studio miteux, soit la bibliothèque. Là encore, la question ne se posait pas : tu as appris au milieu de ces bâtiments délabrés au voisinage douteux toute la valeur du silence, et chérissais donc encore plus ces instants de tranquillité devant le vacarme assourdissant qui commençait à submerger tes jours et tes nuits. Noyée par les échos incessants de toutes tes addictions, personne ne sait à quoi ressemblerait ta vie aujourd’hui si tu n’avais pas eu droit à un havre de paix où relâcher dans toute son ampleur ton obsession avide pour la musique. Et pourtant, tu as fini par ne plus revenir, la faute à une paire de crocs à la démence contagieuse. La vie était simple avant cette Morsure : il était si simple de te laisser emporter lentement dans cette spirale de goudron noire et poisseuse. Enfin, tu aurais dans tous les cas fini par déserter définitivement cet Olympe pour un Tartare bien plus familier, elle n’a fait que précipiter une chute à la trajectoire déjà toute tracée.
Tu ne sais pas vraiment pourquoi tu as décidé de remettre les pieds là-bas hier. Les fantômes existent et ils sont bien plus visibles que ce que l’on pourrait penser. Toi, en faisant face à cet édifice pourtant absolument anodin, tu étais persuadée de pouvoir distinguer les spectres d’un passé que tu as préféré abandonner, comme tous les autres d'ailleurs. Tu pouvais presque les entendre te murmurer, tout près de tes oreilles, même assez pour t’en donner des frissons, à quel point tu leur a manqué et à quel point ils te haïssent. Mais Heidi Janowski est grande. Heidi Janowski est forte. Heidi Janowski n’a peur de rien. Elle n’a peur de rien, sauf peut-être des fantômes. En fait, la grande et forte Heidi Janowski est terrifiée par les fantômes.
A l’intérieur, toujours sans but précis, tu as commencé à déambuler le long des étagères garnies de reliures dépareillées. Tu tends l’oreille à l’affût du moindre esprit frappeur venant pour te délivrer un souvenir teinté d’une étrange couleur pincement-au-cœur. Rien n’a changé, si ce n’est peut-être l’emplacement de quelques fauteuils que tu aimais tout particulièrement déplacer toi-même pour t’y installer dans un coin désert du la pièce. Là-bas, un autre spectre te tire la manche, te guide jusqu’à la section musicologie et fait s’attarder ton regard sur les pages blanchâtres du premier ouvrage que tu as choisi de consulter ici. C’est bientôt l’heure de la fermeture, et tes pas las te mènent lentement mais sûrement jusqu’à la sortie. Là, quelques âmes studieuses ou solitaires se pressent devant les portes menant au monde extérieur. Il y en a un qui a l’air particulièrement pressé, ça t’agace. Qu’il attende, comme tout le monde. Tu le fusilles du regard, et il te le rend bien ; il a peut-être même réussi à entendre les quelques insultes que tu as sifflé comme une malédiction à son encontre. Sûrement, en fait. Tu as aperçu le discret rictus de satisfaction qui a fleuri un court instant sur son visage lorsqu’il t’a poussée de l’épaule pour franchir la porte avant toi. Lui, en revanche, n’a certainement pas vu le tien lorsque tu as subtilisé l’objet qui lestait la poche de son trench d’une main agile et bien plus exercée qu’elle ne devrait l’être. Dans cet élan de cleptomanie, tu pensais rafler un porte-feuille, l’alléger des quelques billets qu’il portait et t’offrir un petit plaisir quelconque sur le dos d’un individu méprisable. A la place, une sorte de pendentif daté. Une montre à gousset dont l’argent a dû un jour reluire mais qui aujourd’hui se targue d’une patine couverte de rayures chaotiques. Pourtant, impossible de l’ouvrir. Tu as eu beau essayer encore et encore sur le chemin du retour, rien n’y a fait, tu n’as pas réussi à dévoiler le cadran de la montre. Chaque essai infructueux aurait dû te frustrer, te donner envie de jeter cette foutue montre contre un mur pour enfin dévoiler ses aiguilles timides, mais il n’en fut rien, bien au contraire. A chaque nœud que tu faisais décrire à la chaînette entre tes doigts fins, à chaque tour entre tes mains que tu faisais subir à l’élégant cocon d’agent, tu te détendais de plus en plus. Le chemin du retour a défilé en un clignement d’yeux mais a duré suffisamment longtemps pour voir se dessiner le long de tes lèvres d’habitude pincées en une moue boudeuse, l’esquisse d’un sourire qui lui n’est naît du malheur de personne.
Ça n’est peut-être pas très malin de retourner vingt-quatre heures plus tard sur les lieux mêmes de ton dernier larcin, mais tu n’as pas pu t’en empêcher. Tu as passé une nuit douce après t’être endormie tout aussi paisiblement en essayant de percer le secret de l’ouverture de ton butin aux allures de satin. Ton bol de céréales a eu un goût étrange, mais loin d’être désagréable, à l’instar d’absolument tout le reste de ta routine. Toute la journée, tu n’as eu de cesse de manipuler avec délicatesse la montre volée comme si celle-ci t’enveloppait d’une aura cotonneuse incomparable. C’est en passant devant le foyer pour adolescents témoin de tes premiers hurlements de fugueuse, maintenant fermé, que tu as réalisé ce qui avait changé le goût de ton miel. Tu n’as plus ressenti aucune amertume, aucune colère, aucune tristesse en voyant ce rideau de fer cacher ce qui fut ta toute première maison à Shreveport. C’est comme si tu n’avais plus eu peur des fantômes qui hantaient ces lieux ; comme si tu avais pu te retourner et faire face aux spectres avec l’assurance qu’il n’étaient plus en mesure de t’atteindre avec leurs mains froides à en glacer le sang.
La lumière jaune pâle des lampes incrustées dans le plafond de la bibliothèque te paraît aujourd’hui chaleureuse et accueillante. Elle t’invite à t’attarder avec une curiosité timide sur chaque titre que tes yeux découvrent le long d’une étagère. Tu te sens en un sens reconnaissante que ces pages acceptent de mettre de côté leur pudeur pour te permettre de les feuilleter et d’en découvrir leurs secrets. Comme hier, au rayon musicologie, tu te décides sur un traité d’harmonie. Un sourire nouveau aux lèvres, discret mais pourtant si significatif, tu te diriges vers un fauteuil et te l’accapare dans un égoïsme bienveillant jusque dans un coin. Les jambes repliées contre la poitrine, tu tiens l’ouvrage dans une main ; dans l’autre, tu fais danser une valse lente à l’éclat argenté de la montre. Tu as renoncé à l’ouvrir ; c’est peut-être mieux ainsi, tu ne veux plus faire du temps un ennemi.
Chasseurs de fantômes Shreveport Memorial Library, Automne 2020 ft. Vinzent Henkermann
L
e temps semble ne pas passer en parcourant les pages de ton livre. Tu les as déjà parcourues maintes et maintes fois, à chercher à comprendre les concepts qu’elles renferment et qui sauront s’offrir à ceux qui prendront la peine de les décortiquer. Tout est écrit noir sur blanc, il est relativement simple de retenir les exemples donnés et les quelques mots associés, c’est assez pour briller d’une lumière ténue et sans couleur dans un milieu où le conformisme règne en despote sur l’ombre de quelques esprits désireux de s’affranchir des normes embourgeoisées. Malgré la piètre opinion que tu as de toi-même, tu as toujours voulu te rendre spéciale d’une manière ou d’une autre, mais pour cela tu savais déjà que tu devais être la meilleure des conformistes. Alors, à l’époque où tu froissais encore délicatement le papier ici, assise dans ce même coin, tu prenais grand soin de corner les coins des pages que tu n’avais pas comprises. Tu les recopiais parfois même, et attendais des jours, voire des semaines avant de pouvoir poser les mains sur un piano et enfin faire découvrir à tes oreilles les sons qu’elles avaient passé tant de temps à imaginer. Aujourd’hui, tu redécouvres ces mots et ces notes avec le regard nouveau d’une musicienne plus accomplie, peut-être plus mature. Et particulièrement aujourd’hui, plus en paix.
La voix d’un homme te sort de ta lecture et de tes réflexions. Surprise, tu sursautes innocemment en refermant ta main autour de la capsule d’argent qui te sert de compagnonne de lecture. Tu relèves les yeux vers lui ; il s’est installé en face de toi, dans une position qui ne demande pas la permission. Un autre jour, tu lui aurais intimé plus ou moins subtilement d’aller trouver refuge hors de ta vue, mais tu n’en ressens pas le besoin ce soir. De toutes façons, il ne te laisse pas le temps de prononcer le moindre mot ; il enchaîne et les craintes que tu as à peine eu le temps de formuler intérieurement se confirment déjà : il est là pour la montre. Ses paroles ne trompent pas, et vous savez tous les deux qu’aucun quiproquo n’est possible. Pourtant, ça n’est pas à lui que tu as subtilisé le talisman hier, alors qui est-il ? L’autre était-il lui-même un voleur ? Ou bien est-ce lui ? Et surtout, comment sait-il pour ton bien-être ? Beaucoup de questions fleurissent dans ton esprit et avec elles, l’angoisse. Dans quoi t’es-tu embraquée, encore ? La culpabilité se lit sur ton visage alors que l’inconnu n’a formulé aucune accusation. Plus précisément, c’est la peur qu’on peut deviner sur tes traits. Tu sais qu’il est sans aucun doute légitime à t’enlever cette montre, et toi tu ne veux pas t’en séparer. Pour rien au monde tu ne la lâcherais. Il a confirmé tes doutes : c’est grâce à cet objet, par un phénomène que tu ne saurais expliquer, que ton âme se sent légère et enfin plus prisonnière de ton corps et de tes pensées. Cette sensation, tu la chéris, et tu ne supporterais pas qu’elle cesse.
Tes yeux couleur jade se posent un instant sur la montre au creux de ta paume, puis lentement dévisagent celui qui la réclame sans le dire. Tu ne pourras pas t’y résoudre, c’est au-dessus de tes forces. Que faire alors ? Détourner vainement le sujet de la conversation ? Ou alors tenter de fuir, tout simplement, en espérant courir plus vite que lui ? Intérieurement, tu t’adresses à cette entité supérieure qui sert de corps aux demandes que tu sais irréalisables, et aux plaintes que tu sais insolubles. Pourquoi déjà ? Pourquoi toi ? Un soupir discret s’échappe de la commissure de tes lèvres.
« Bonsoir. »
Tu hésites, et tes doigts jouent nerveusement avec la chaine, comme si les vestiges de ta personnalité exécrable s’amusaient à te narguer en même temps que lui. Tu n’es pas encore fixée sur la méthode à employer, et ton inquiétude commence à nouer ta gorge. Peut-être pourrais-tu le supplier ?
« Je vais bien, vraiment bien, merci. Et vous ? »
Ou tout simple te conforter dans le déni de la raison de sa présence ici, devant toi. Tu lui adresses un sourire poli, un sourire qu’à peine hier on t’aurait pensée physiquement impossible d’affiche, avant de baisser rapidement les yeux sur ton livre.
« Mark Levine est un très bon pédagogue, mais ça ne m’empêche pas de relire pour la énième fois son livre. J'ai l'impression d'avoir toujours quelque chose à y apprendre. »
Tu marques une pause, le temps de réfléchir à la suite de ton discours.
« Vous êtes musicien, vous aussi ? De quoi vous jouez ? »
De toutes les options que tu avais, tu as opté pour la plus lâche, et certainement aussi la moins susceptible de fonctionner. Seulement, dans cet état second, nimbée dans cette espèce de gentillesse étrangère et aliénante, tu n’es pas capable de faire autre chose. Hier, tu aurais certainement cherché la confrontation, tu aurais retourné ses accusations tacites contre lui, tu aurais usé de toute ta mauvaise foi pour au moins l’emmerder au maximum avant qu’il ne finisse inéluctablement par récupérer ce qu’il est venu chercher. Aujourd’hui, tu es faible, fragile ; à nouveau pas prête pour affronter la cruauté du Sort comme tu l’étais peut-être vingt ans en arrière.