« Non sono uno di quelli che non credono all'amore a prima vista, ma preferisco sempre dare una seconda occhiata. Bruce Lee »
Paris, juin 1873
Une voix masculine dépasse les applaudissements qui félicitent la conclusion de la vente. Une tempête d’exclamations outrées ou partisanes suivirent son exclamation de colère.
- « Mais non ! Comment ça, elle l’emporte ?! Depuis quand laisse-t-on une femme enchérir ? Où est son mari ?! - « Voyons, Alighieri-sama, calmez-vous, vous vous donnez en spectacle, c’est tout à fait- - « Quel est l’imbécile qui laisse sa précieuse agir sans raison ?! Dmitri, Alessandro, avec moi. François, vous allez pouvoir remplir vos offices d’interprète un peu plus longtemps encore. - « Alighieri-sama, ne vous donnez pas en spectacle ! - « Kikue, mon ange, pas maintenant. »
Des murmures apeurés, incrédules ou méprisants accompagnent la progression du quatuor jusqu’au bureau du commissaire-priseur. Mauvais perdant, excentrique, étranger, malotru… L’Italien n’a que faire des commérages qui le suivent. Sa présence suscite une certaine dissension au sein des autres acheteurs, il est connu comme le loup blanc. D’aucun sont impressionnés par sa fortune qui semble être supérieure encore à celle du roi Midas, d’autres le jalousent pour cette même raison. Certains le haïssent cordialement pour lui avoir soufflé au nez et à la barbe un bien précieux, ou tout simplement par une incompatibilité de caractère.
Cet étranger qui se réclame Italien a toutes les manières d’un Russe : il parle russe, il lit russe, il est entouré de ses semblables. En excluant cette vieille japonaise qui l’accompagne comme son ombre. Ses yeux bleus semblent être fait du même bleu glacial qui colore le ciel de la toundra, cette énorme zone blanche où la mort règne en maître. Il est terrifiant. Il est fascinant.
Il se dirige d’un pas de conquérant vers Emile-Louis de la Roche-Montceau, qui remercie le Ciel d’être déjà assis, ses jambes tremblantes étant incapables d’assurer leur fonction première en ce moment précis.
Quand l’homme frappe violemment ses mains sur sa table, Emile-Louis le trouve absolument terrifiant. Pour reprendre contenance, il lisse sa barbe, geste réconfortant tandis qu’il met en avant ce qu’il considère être sa fierté masculine, puis l’accueille de sa voix la plus onctueuse.
Nicola Alighieri n’a pas de titre de noblesse. Tous ici sont intimement persuadés qu’il ment : prince en fuite, comte recherché, duc venu s’encanailler… Pas un instant ils n’envisagent que ce jeune trentenaire ne soit qu’un militaire issu de la fange et de la boue.
Pourtant, ses manières ce soir-là pourraient donner davantage de consistance à cette possibilité.
- « Expliquez-moi, monsieur, comment une précieuse peut-elle se permettre de dilapider l’argent de son protecteur sans que un seul gentilhomme ici ne fasse un geste pour prévenir son camarade d’une ruine certaine ? »
Il ne crie pas. C’est peut-être ce qui rend la menace sous-jacente d’autant plus tangible. Emile-Louis déglutit, s’éponge le front de son mouchoir, prend une grande inspiration. Il a toujours été convaincu que pour être un homme, il fallait être capable de protéger de tout danger ces fabuleuses créatures que sont les femmes. Il n’est plus aussi sûr de lui.
- « Monsieur, puis-je tout d’abord vous féliciter sur votre maîtrise de la langue française, qui ne semble que s’améliorer de jour en jour ? - son regard azur le transperce, sa bouche s’assèche. - Ce… Ce n’est pas une précieuse, monsieur Alighieri, il s’agit de la jeune sœur des frères Lanuit… - « Qu’ont-ils a faire, ces Français, d’une babiole venue d’Orient ?! - « Monsieur, vous étiez prêt à vous séparer de 40 000 francs pour cet objets, je ne peux tout simplement pas vous- - « C’était à Hou-Chi ! Je refuse qu’une pute française m’empêche de retrouver possession de ce qui est mien ! - s’exclame alors dans sa langue maternelle l’Italien. Sa voix prend un tel accent de désespoir que même Emile-Louis, pourtant terrorisé, s’inquiète un bref moment de la valeur de cet objet à ses yeux. - « Je… Je suis navré, je ne vous ai pas compris… »
Nicola tourne les talons, furieux d’avoir laissé ses émotions transparaître dans sa voix. Les inflexions éperdues de celle-ci l’ont ébranlé en premier lieu. Il lutte contre sa gorge qui se serre inexorablement, contre la brûlure des larmes qui pointent aux coins de ses yeux, contre la Bête qui réclame du sang. Il aurait du boire avant de se rendre à ces enchères.
Il ne s’agit que d’une stupide boite où Hou-Chi cachait ses parfums. Il n’y a même pas une seule fiole encore en état à l’intérieur. Ce n’est qu’une boite laquée, ce n’est qu’un stupide motif gravé ! Voilà que Nicola est réduit au mutisme à la simple idée de la laisser disparaître à nouveau.
Hors de la salle, il est vite rejoint par ses chiens de garde, désemparés par l’émotion de leur maître. Il jure plusieurs fois, frappe le mur, puis se tourne à l’entente de bruissements de tissus. C’est la précieuse, la sœur Lanuit, cette chienne de Française qui se pavane avec ce qui lui appartient de droit. Il la fusille du regard, un grondement sourd monte de sa gorge.
Avant qu’on ne puisse l’en empêcher, il se poste en travers de son chemin, les yeux étincelants de colère. Il la dévisage avec tout le mépris dont il est capable.
- « Veillez précieusement sur votre bien mal-acquis, madame Lanuit. En espérant qu’il vous porte une meilleure chance qu’à son propriétaire. »
Il n’a d’yeux que pour elle alors qu’un sourire cruel étire ses lèvres. Elle n’est pas humaine, cette Lanuit… Cette petite blonde au nez retroussé, à l’aura solaire, n’est qu’une autre Caïnite. Ses crocs le démangent. Il a déjà commis une Diablerie, que serait une de plus ?
- « Alighieri-sama ! Veuillez ne pas déranger cette femme. Montrez de la grâce dans votre défaite. - « Je n’oublierai jamais votre visage, madame Lanuit… Jamais. Quelle chance qu’il soit charmant. »
Il s’écarte, un tic nerveux agitant sa lèvre supérieure et sa paupière droite. Kikue s’incline profondément, murmurant une litanie d’excuses en français à sa place.
Nicola n’est pas prêt d’oublier l’affront et l’injustice qui viennent de lui être fait ce soir.
***
Le souvenir s’estompe pour laisser le présent reprendre ses contours.
Aurora Lanuit, devenue Lane, se trouve en face de lui, à l’autre bout de la salle où s’est réunit un grand nombre de Coleman. Qui aurait cru qu’il retrouve un jour celle qui l’a si cruellement dépossédé d’un bien légitime dans son propre clan ? Il renifle dédaigneusement et replonge ses yeux vers ses notes, qui ne sont qu’une série de cursives en cyrillique impossible à déchiffrer par d’autres. A peine une seconde plus tard, ses yeux sont de nouveau posés sur la femme.
Elle est toujours aussi blonde, son nez retroussé est toujours aussi charmant, elle est toujours entourée d’une horde d’admirateurs. Elle a changé de nom de famille. Mariage ? Il lui souhaite d'être veuve. Et autant de malheurs pour la foule qui la suit. Nicola les déteste tous autant qu’ils sont. S’ils veulent flatter quelqu’un, qu’il le flatte lui. Il est tout aussi attirant, tout aussi puissant, tout aussi Ancien. Ils ont presque le même nombre d’années d’existence, a-t-il appris.
Heureusement, il reste l’aîné. Il n’est peut-être pas aussi doué qu’elle à tisser des alliances, mais qu’on lui donne une épée, et les gens se rallieront à lui avec empressement pour être du bon côté de sa lame. C’est la même chose, n’est-ce pas ?
Il grogne à nouveau, baisse les yeux, écrit un mot. Elle est très bien coiffée, aujourd’hui. Il peut voir la blancheur opaline de sa nuque. Certaines mèches rebelles encadrent de la plus jolie manière son petit visage. Elle rayonne, comme à Paris.
Il la déteste.
Il devrait lui briser la nuque.
A-t-elle toujours eu des gestes aussi délicats ? Pourquoi s’autorise-t-elle à distribuer ses sourires aux premiers venus ? A-t-elle vraiment besoin d’une cour partout où elle va, qui la rend difficile à approcher ?
- « Hum, Nicola… Sans vouloir te vexer, tu donnes l’impression de vouloir tuer quelqu’un. - le dérange une jeune vampire de 200 ans, à l’apparence d’une femme dans la quarantaine. Lisa est inquiète. Il est connu pour ses changements d’humeur, certes, mais là, ça a duré toute leur réunion. Ce n’est pas son genre. Elle pose la première question qui lui passe par l’esprit. - Aurora t’a mis un râteau ? - « Laisse-moi tranquille, Lisa. Va donc lui lécher les bottes toi aussi. - « Tu es… Oh. Nicola, tu es jaloux ? »
Un bruit sec près de sa paume de main le dérange. A force de serrer le poing, il a coupé en deux son stylo, la partie supérieure vient de voler loin de siège tandis que l’autre dans sa main est réduite à un mince filet fragile.
Il la fusille du regard. Voilà qu’on le prend pour un con d’adolescent souffrant d’une infatuation malvenue pour une petite blondinette trop couvée.
Mes lèvres s’étirent lentement pour adresser un sourire mutin à l’homme qui me fusille du regard depuis bientôt une heure. Je le vois, il fulmine, rêve de m’étriper, de mettre fin à ma vie longue de plusieurs siècles. Il imagine ma nuque à la place de ce stylo qu’il a broyé. Cela ne peut que me satisfaire. J’aime exister, avoir une importance dans la vie de ces gens qui gravitent autour de moi, peu importe que ce soit de l’admiration, de l’amour ou de la haine. Tant que ce n’est pas l’indifférence à laquelle j’ai dû me heurter à plusieurs reprises.
Je suis certaine de l’avoir déjà vu, ce visage… m’est familier. Qu’ai-je bien pu lui faire ? Je me creuse les méninges tandis que mes compères, ma nouvelle famille, ceux qui composent le clan Coleman, discutent avec moi, me divertissent, tentent d’avoir mes bonnes grâces. Même s’il s’agit de la famille que j’ai choisie, je sais que cette mascarade n’est due qu’au rang que j’occupe. Beaucoup veulent se rapprocher de Zayd et tout le monde sait que pour l’être, il faut passer par son Second : moi. Alors je les laisse faire. Ils me flattent l’ego. J’aime ça, qu’on me flatte l’ego. Mais je ne leur fais pas confiance. Je ne fais jamais pleinement confiance. Je sais ce qu’ils disent lorsque j’ai le dos tourné. Elle est la pire chose qui nous soit arrivée. Elle est la source du chaos des vampires de Shreveport. Nous sommes en guerre ouverte avec les Lanuit par sa faute. Zayd lui fait trop confiance, il va finir par se casser les dents. Je m’en moque. Ils pensent que je suis faible, mais ils ne se doutent pas que je suis la personne qu’il ne faut pas se mettre à dos. Même mes frères ne m’ont pas vu venir et s’en mordent les doigts.
Me déteste-t-il pour toutes ses raisons ? Non, c’est autre chose, j’en suis certaine. Ce type de rancœurs ne mène pas à ce genre de haine, c’est autre chose. Quelque chose de plus personnel. Et c’est alors que ça fait tilt. C’était en France, oui, il y a de cela un siècle et demi ? Oui, c’est très clair, maintenant. C’est cet homme à la vente aux enchères qui était furieux que j’achète un objet auquel il était visiblement attaché. J’ai aimé cette petite boite au premier coup d’œil. C’était la seule chose que j’avais acquise ce soir-là et visiblement, cette boite m’a fait un ennemi. Quelle est son histoire ? Je suis subitement curieuse de le savoir, j’ai envie de lui parler, de lui demander pourquoi il y est autant attaché, le taquiner, le pousser à bout ? Il m’a donné envie de jouer avec ses nerfs. Ça ne m’était pas arrivée depuis longtemps.
J’attrape le morceau de stylo qu’il a laissé s’échapper et m’approche de lui avec la grâce d’une panthère qui s’approche de sa proie.
« - Je crois que vous avez perdu quelque chose. »
J’agite le petit morceau de plastique pour le mettre en évidence. Mon autre main glisse sur sa chaise, frôlant presque ses épaules, toujours mon air mutin au visage. Si je joue avec lui, je risque de me brûler les ailes. Je sens qu’il est vieux, plus vieux que moi, si je le sous-estime trop, il risque de me tordre le cou. S’y risquerait-il, alors que nous sommes dans le même clan ? À notre âge, ce genre de choses est futile. S’il le veut réellement, il ne s’empêchera pas de le faire. Alors je recule d’un pas pour lui laisser son espace personnel. J’attrape le dossier de la chaise la plus proche pour m’asseoir en lui faisant face. Mes longues jambes se croisent et mes mains s’y déposent délicatement. Un sourire en biais orne mon visage tandis que j’essaie de me souvenir de ce soir où il m’a craché sa haine au visage.
« Qu’est-ce que vous m’aviez dit, déjà ?... Hmm… C’était quelque chose de claquant, comme dans les films, une réplique toute faite. C’était vraiment très convaincant… »
Je fais mine de réfléchir, sans jamais le quitter des yeux. Il est bel homme, je dois l’avouer. Il est très charismatique… Je crois qu’il avait un nom italien. Alfieri ? Non, c’était plutôt… Agli… Alighieri ? Oui, c’est ça. J’ai toujours eu un faible pour les Italiens... Et ses yeux ! Ils sont aussi perçants que les miens, ce sont des yeux qui savent ce qu’ils veulent et qui sont prêts à tout pour y parvenir. Dommage qu’il me déteste, on aurait certainement fait un duo formidable.
« Ah ! Je sais ! »
Je glisse le reste de stylo dans l’une de ses mains, la refermant soigneusement, de la manière la plus délicate qui soit. Pour le jeu d’actrice, j’essaie de froncer les sourcils autant qu’il l’a fait cette nuit-là et prends un ton plus sérieux :
« Veillez, vous aussi, à votre bien, Signore Alighieri. En espérant que ce reste de stylo vous apporte autant de chance que cette merveilleuse boite que j’ai acquise ce soir-là. Vous vous en souvenez, n’est-ce pas ? Vous aviez promis de ne pas m’oublier. »
Je me penche vers lui en affichant une moue innocente. J’en profite pour réajuster l’une de mes mèches folles.
« Suis-je aussi charmante que cette nuit-là ? Vous aviez l’air d’être déstabilisé par ma beauté. »
Je recule en laissant échapper un éclat de rire face à ma blague de très mauvais goût. Je ne sais décidément pas m’arrêter, j’aime jouer avec le feu.
« Je suis ravie de vous revoir, monsieur Alighieri. J’espère que je ne me trompe pas sur votre nom ? dis-je en faignant l’innocence. Cela fait si longtemps ! Bien que je n’ai pas oublié votre visage, il me semble avoir entendu votre nom par hasard, pardonnez-moi si je l’ai écorché. »
« Non sono uno di quelli che non credono all'amore a prima vista, ma preferisco sempre dare una seconda occhiata. Bruce Lee »
Pour enfoncer encore un peu plus le clou de l’embarras, les yeux de la Française se sont posés sur lui.
Le voilà qui existe à nouveau pour ses fidèles, toute l’attention de la pièce, qu’il réclamait, lui est maintenant accordée, et il n’en veut plus. Lisa dissimule sa gêne en baissant la tête, laissant ses longs cheveux bruns cacher son visage. Créature secrète et facilement impressionnable, elle ne jure que par la discrétion pour réussir à atteindre le siècle suivant. La femme n’a pas ou peu d’instinct politique, ne désire aucun honneur, s’implique au minimum. C’est pour cela qu’elle est la seule jeune vampire à pouvoir prendre place près de lui et converser familièrement. Les autres sont tenus de lui adresser tout le respect auquel sa position d’Aîné lui donne droit.
Aurora Lane plus encore que les autres.
Une grimace de dédain apparaît sur son visage alors qu’elle s’avance vers eux. Lisa se tait, pétrifiée par l’atmosphère oppressante qui vient de s’installer. Étrangement, sa cour reste à distance. Le spectacle, car il s’agit bien d’un spectacle, sera mieux apprécié à distance, en sécurité. Nicola est, lorsqu’il est de bonne humeur, assez difficile à supporter, avec son sarcasme et ses manières imprévisibles. De mauvaise humeur ? Personne ne veut s’en approcher.
Sauf elle, imprudente trop confiante.
Son pas est souple, ses hanches suivent un mouvement de balancier hypnotisant alors qu’elle garde un port de tête altier. Il l’observer venir vers lui, ramasser gracieusement l’autre moitié de feu son stylo, puis combler le reste de distance. Elle agite ce qu’elle vient de récupérer devant son visage, comme elle pourrait le faire pour agacer un chat. La voilà lancée dans une sorte de numéro de charme.
Lentement, elle passe derrière son dos, sa main effleurant accidentellement ses épaules. Nicola ne bouge pas d’un cil. Un frisson parcourt son dos, de sa nuque à son coccyx. Il retient un grondement d’avertissement. Son poing réduit à l’état de poussière le bout du stylo qu’il tenait encore.
Sa cadette vient s’installer en face de lui. Sans demander aucune permission. Il fronce les sourcils. Ses yeux s’écartent un instant de son visage pour suivre lentement la longueur de ses jambes galbées, qu’elle croise sagement, les mains posées sur ses cuisses. Sa position soumise est démentie par le sourire mutin qui orne ses lèvres.
De nouveau, sa voix guillerette et haut perchée sonne. Pas un instant ses yeux ne s’écartent des siens alors qu’elle lui parle en anglais. Est-elle consciente de la pauvre maîtrise qu’il possède de cette langue ? Se moque-t-elle de lui ? Il fronce le nez alors qu’elle tente de se remémorer des souvenirs datant de plus d’un siècle. Lui-même ne sait plus ce qu’il a pu lui dire sous le coup de la colère. Probablement des menaces.
Lorsque les mots lui reviennent, elle se penche en avant, attrapant une de ses mains calleuses dans les siennes. La moitié de stylo qu’elle y glisse n’est qu’un prétexte pour initier un contact physique. L’Aîné grimace et s’empresse de retirer sa main alors qu’elle se moque de lui. Il a envie de lui planter cette moitié de stylo qu’elle vient de lui rendre en travers de sa gorge.
L’antiquité est rendu muette par l’affront, par son insolence, par son parfum et la douceur de sa peau.
Ses yeux glaciaux se plantent dans ceux de l’aguicheuse alors qu’une maigre distance séparent leurs visages. Elle joue avec un vieux fauve et elle n’a pas l’excuse de l’innocence de la jeunesse pour prétendre ignorer la gravité de son attitude irrespectueuse. Elle pousse le vice jusqu’à venir jouer avec une de ses mèches de cheveux blonds, la remettant en place d’un geste léger. Nicola résiste, s’interdit de lui saisir le poignet pour remettre lui même à sa place cette mèche rebelle.
Avec un rire charmant, elle se rassoit contre le dossier de sa chaise, prononçant son nom de famille avec une surprenante aisance. Les « r » roulés ne sont pas le fort des anglophones, ni des francophones. C’est à peine s’il détecte une pointe d’accent français, d’ailleurs. Bien sûr, il fallait qu’elle maîtrise ses langues à la perfection.
Il la laisse rire et le prendre pour un idiot le temps qu’elle termine sa phrase, maintenant un visage impassible. Lisa, la prudente Lisa, décale lentement sa chaise. Une peur primaire lui étreint le cœur face au silence de Nicola. Cette femme se permet une familiarité déplacée, devant sa cour, devant leur clan. Elle compte probablement sur la non-réaction de son aîné pour asseoir un peu plus sa position de pouvoir sur eux tous. Être la main-droite d’un chef de clan lui est montée à la tête.
A-t-elle conscience qu’elle humilie un vampire habitué à être son propre maître ? Que son statut n’aura aucun poids sur ses décisions la concernant ? Que la seule chose qui l’empêche, ici et maintenant, de lui briser la nuque au su et vu de tous, c’est qu’il n’a pas envie de détruire une famille d’Aînés ?
L’Italien, après avoir laissé un bref silence suivre la dernière phrase de la femme, hausse un sourcil méprisant. Il avance son buste vers elle, cale son menton sur une main tandis que l’autre joue avec la moitié de stylo. Il laisse volontairement durer le silence, qui, peu à peu, s’impose à toute la salle. Satisfait de l’effet obtenu, il brise le petit bout de stylo, le scindant en deux parties à nouveau. Le bruit sec lui rappelle un craquement d’os.
A peine l’assistance a-t-elle cligné des yeux que sa main libre a attrapé Aurora Lane par la mâchoire et l’attire à lui. Des griffes ont poussées à la place de ses ongles courts. Sans entailler la peau délicate de la Française, elles s’y enfoncent douloureusement. Ses yeux sont aussi froids qu’à l’accoutumée, son sourire suffisant est toujours bien en place, mais sa voix… Elle a baissé d’une octave. C’est bel et bien une voix d’outre-tombe qui prononce calmement les mots suivants, ses lèvres à quelques centimètres des siennes.
- « Reste à ta place, innocente. »
Puisque nous sommes dans le même clan aujourd’hui, je trouverai dommage d’éliminer un autre vestige du passé, pense-t-il. Surtout un aussi charmant.
Ses griffes disparaissent. Sa main tient toujours fermement son visage. Sa voix a repris sa tessiture habituelle, elle se fait onctueuse et séductrice. Il pousse à son tour le vice jusqu’à lui offrir une caresse de son pouce, savourant la douceur de son grain de peau. Elle est à sa merci. Les Yeux de la Bête la cloue sur place plus sûrement encore qu’une épée d’argent en travers du corps.
- « Depuis cette nuit, j’ai vu votre visage bien des fois, exprimant bien des choses. Mais je crois que c’est bien cette expression immédiate qui vous sied le mieux, madame Lane. Oh. Devrais-je vous féliciter pour vos noces ? »
L’Aîné la relâche. La pauvre femme porte les traces de sa main sur son visage rond. Il la pousse lentement vers le dossier de son siège, dans un geste prévenant, puis la libère de son emprise. Son regard est grave alors qu’il lui fait passer un message implicite. Qu’elle n’oublie pas sa place face à lui. Sa beauté ne la sauvera pas.
Le calme avant la tempête. Il se contient très clairement. Il va m’étriper. Je bouillonne d’impatience de voir sa réaction. Va-t-il perdre son sang-froid ? Tenter de m’attaquer ? Se laisser provoquer sans moufter ? À son âge, c’est impossible. Je veux juste voir jusqu’où il ira. Je joue avec lui, le pique, le ridiculise presque devant tout le clan et il reste là, à ne rien dire. Je suis presque déçue. Alors je le prends de haut, je le méprise. Comment peut-il avoir aussi peu de fierté ? Les vampires ne sont plus ce qu’ils étaient. Je pensais revoir l’homme furieux d’autrefois, ce sont ces hommes-là qui sont intéressants, les autres sont sans intérêt.
Alors je suis encore plus impertinente : je réduis la distance entre nous, je me permets de le toucher comme s’il ne valait rien. Et enfin, j’ai une réaction : il devient menaçant, son aura pèse dans toute la pièce, les autres n’osent plus parler. Nous devenons un spectacle pour le reste du clan, ils se fondent à la tapisserie pour éviter d’entrer dans le duel des deux Aînés.
Il m’agrippe le visage, je sens chacun de ses doigts sur ma peau sans même être coupée. Quelle remarquable maîtrise de sa force. Un ordre, ensuite, qui en fait trembler plus d’un dans la pièce. Si je n’avais jamais fait face à mes frères, j’aurais sûrement été terrifiée aussi, je serais repartie la queue entre les jambes. Mais je suis habituée à ces jeux d’intimidations, c’est ce que j’ai toujours vécu face à Gabriel. Mon sourire s’efface subitement et mon aura devient elle aussi menaçante. Nous sommes proches, trop proches. Certes, ce manque de distance ne me dérangeait pas quand je l’avais instauré, mais je ne supporte pas perdre le contrôle de la situation. Il a même le toupet de me caresser la joue comme si j’étais sa chose.
Mais c’est son sourire et son regard qui ne me permettent pas de bouger. J’aimerais lui planter une dague dans le ventre, mais je me retiens de le faire. Je ne suis même pas sûre d’en être capable. Son âge joue grandement, certes, mais il y a quelque chose de bestial en lui. Je me suis trompée, visiblement. Il me félicite pour des noces ? Puis me relâche. Qu’est-ce qu’il s’imagine ? Je bouillonne sur mon siège, sans sourire, sans l’éclat de malice qui m’accompagne constamment. Rares sont les personnes qui m’ont vu dans un état pareil. Mais il n’est pas encore Gabriel pour réussir à me faire sortir de mes gonds. Alors un sourire factice réapparaît sur mon visage. Je veux lui parler en tête-à-tête.
« - Il semblerait que j’eusse été trop familière envers M. Alighieri, et que sa susceptibilité ait parlé. J’éviterai de l’être à l’avenir. Il ne faut pas vous emporter, Signore, nous sommes tous une grande famille ici, après tout. »
Comme toujours, je sauve les apparences, préférant jouer la carte de la diplomatie et de l’élégance. Certains me reprochent d’ailleurs de ressembler un peu trop à mon frère aîné justement pour cela. Et je ne supporte pas qu’on me le fasse remarquer. Il faut que je reprenne le contrôle de la situation, immédiatement. Quand tout m’échappe, je deviens incontrôlable. Je me tourne alors vers le reste du clan. Mon visage est lumineux, mais ma voix et mon aura détonnent. Je suis menaçante et ferme envers mes paires qui ne se risqueront pas à m’affronter.
« - Sortez. »
Ma Présence sert pour les plus jeunes d’entre eux qui s’exécutent sans se faire prier. Les autres préfèrent ne pas interférer dans les affaires de deux vieux vampires sur les nerfs. Mon ordre n’interfère cependant pas sur les proches de l’italien. Il l’aurait certainement pris comme un nouvel affront.
« - Si vous voulez bien faire sortir votre cour, je veux vous parler en privé. »
Mes doigts jouent avec le bois de mon accoudoir, comme pour signifier mon impatience. Je suis partagée entre la colère et l’admiration. Que te prend-il, Aurora, tu n’as jamais vu un homme autre que tes frères qui ne cède pas à tes caprices ? Visiblement pas, il a même été simple de rallier Zayd à sa cause. Et voilà que cet Italien débarque et me tient tête devant le clan. Je veux qu’il meure une seconde fois. Je veux aussi qu’il m’aide dans mes entreprises, il est clairement fort et me sera utile. Je veux lui arracher le cœur, je veux le posséder, je le veux comme partenaire de crime. Je suis trop confuse pour réfléchir, prise de court par l’homme qui me fait face.
Je lâche un long soupire pour reprendre le contrôle de moi-même et retrouve subitement mon sourire insolent. C’est dans un parfait Italien que je m’adresse à lui, même s’il peut distinguer ce léger accent français :
« Navré de vous décevoir, je vais arborer un peu plus longtemps le sourire que vous n’avez pas l’air d’apprécier. Faisons les choses dans l’ordre. Je vais répondre à votre question. Je suis Aurora Lane, anciennement Aurore Lanuit, comme vous avez pu le remarquer. N’est pas né l’homme qui me possédera. Je ne suis pas mariée. J’ai changé de nom pour me détacher de mes frères. Vous devez certainement connaître le clan Lanuit ? L’homme à sa tête est mon aîné. Je le déteste, je l’ai trahi, j’ai changé de nom pour ne plus rien avoir à faire avec lui et comprenez bien que ce n’est que le début de son déclin que j’ai provoqué. Alors ne me sous-estimez pas parce que vous avez quelques années de plus que moi, signore. Cependant… »
Je sors un téléphone et pianote quelques mots à Jones, mon secrétaire. Mon homme à tout faire, un idiot calice que j’utilise pour mes basses besognes. Il serait prêt à tout pour que mes crocs se plantent à nouveau dans sa chair si fragile. Il va justement faire une course pour moi.
« Je pense que nous sommes partis sur de mauvaises bases. J’ai été un peu trop insolente, je dois l’avouer, j’ai parfois tendance à m’emporter. Je vous ai, moi aussi, sous-estimé. Il est clair qu’il y a deux minutes, je voulais écraser votre superbe visage sous mes escarpins, mais j’ai mes torts. Et cette force que vous avez, dis-je en laissant échapper un petit éclat de rire qui traduit mon excitation, vous m’épatez ! Laissez-moi faire un pas vers vous, peut-être que vous pourriez pardonner l’affront que je viens de vous faire... Nous avons dix minutes devant nous, le temps que mon calice n’arrive. Parlez-moi de vous. Quel est votre prénom ? Étiez-vous en colère à cause de cet objet que j’ai acquis ce jour-là ? Quel est votre attachement envers cette relique ? Est-ce que vous me trouvez vraiment charmante ? Oh ! Je m’emballe un peu trop… »
Mes doigts pianotent sur mon accoudoir, tandis qu’avec impatience, j’attends de voir s’il saisit la perche que je lui tends. Que vais-je bien pouvoir faire de ce bel Italien ?
« Non sono uno di quelli che non credono all'amore a prima vista, ma preferisco sempre dare una seconda occhiata. Bruce Lee »
C’est avec un sourire de satisfaction qu’il l’observe se lever et chasser la foule de curieux. Il ne s’est pas trompé : elle est charmante, surtout lorsqu’elle perd pied. L’idée de l’avoir déstabilisée l’amuse : c’est une chose rare que de surprendre un vampire approchant les huit siècles d’existence. Tel un vieux tigre, Nicola baille, les crocs découverts, satisfait d’avoir fait fuir la jeunesse. Il lui a suffit de montrer les dents pour rétablir l’ordre des choses. Son honneur est sauf.
Nicola se repaît de sa victoire, heureux d’avoir remis à sa place sa cadette tout en préservant sa réputation. L’échec aurait entraîné une intolérable hausse de provocations et de défis ridicules émanant des jeunes. Il aurait été obligé de sévir. De punir par l’exemple. Pas sûr que le clan Coleman concurrence encore le clan Lanuit sur le nombre de ses membres, eût-ce été le cas. Aurora se rendait-elle seulement compte qu’elle mettait en danger ses petits suiveurs en tentant de saper son autorité ? L’adjectif « innocente » n’a pas été choisi pour rien. Le sens a changé aujourd’hui, mais Nicola le considère encore synonyme de « simplette ».
Quoi que, elle a au moins l’intelligence de chasser sa cour après lui avoir présenté des excuses. Elle souhaite un tête-à-tête ? Il penche la tête sur le côté devant sa demande, puis acquiesce d’un geste nonchalant de la tête. De plus, il ne tient pas à coller une cible sur le front de sa jeune amie. Que la jeune vampire quitte les lieux avec lui après cet affront risquerait de lui attirer une attention dont elle se passerait volontiers. Alors il se tourne vers elle, lui offre un sourire rassurant et lui fait signe de partir sans l’attendre.
- « Nicola, tu… Tu ne vas pas te faire… exclure, ou… ou, je ne sais pas, bannir ? - murmure-t-elle d’une voix blanche, ses yeux allant et venant entre son geste et son visage. - « Elle est en faute, Lisa. - la rassure-t-il, sûr de lui. - C’est pour cela qu’elle assume ce tort face à sa clique, pour ne pas perdre la face. Me concéder la victoire, c’est garder la tête haute en sauvant les apparences. - « Donc… Personne ne sera puni ? - « Et pourquoi ? Avons-nous haussé le ton ? Nous sommes-nous battu ? - Nicola rit et frotte l’épaule de la jeune vampire. - File, et profite de ta nuit. A bientôt ! »
Il agite gentiment sa main libre, la même qui a vu ses ongles se transformer en griffes aiguisées. Sa capacité à changer de visage est tout bonnement désarmante. De démon terrifiant, il devient protecteur bienveillant. Elle se demande s’il dissimule constamment sa puissance juste pour ne pas susciter une vague de panique lorsqu’il entre dans une pièce. Lisa obtempère avec lenteur, quittant à son tour la pièce, sans pouvoir s’empêcher de lui jeter de fréquents coups d’œil.
Quand la porte se referme sur elle, l’Italien a l’air tout à fait serein.
Aurora a du mal à retrouver son panache. Est-ce la nervosité qui agite ses doigts sur son accoudoir, qui lui tire ce soupir ? Nicola exhale bruyamment par le nez pour exprimer son amusement alors qu’elle s’oblige à sourire à nouveau. Il s’apprête à lui offrir une remarque désobligeante dont il a le secret lorsqu’elle le devance, et en italien. L’homme hausse un sourcil intrigué face à cette démonstration. Est-ce pour l’amener vers de meilleures dispositions à son égard ? Et elle a le mérite de très bien parler sa langue maternelle. Pour l’effort, il accepte de l’écouter et cale un peu plus confortablement son mention dans sa main.
Elle est volubile. Il s’y attendait. Il faut l’être, pour s’illustrer dans la classe « politique » des Caïnites. Lui est trop franc, trop direct. Et au lieu de mots, c’est par des actions qu’il s’illustre. La Française lui livre sur un plateau nombre de détails sur elle, sur sa vie, sur ses ambitions. Nicola écoute en silence, feignant un intérêt poli alors qu’il observe ses lèvres se mouvoir sans fin. Elle ne s’est jamais mariée. En huit siècles d’existence ? Mauvais caractère, ou juste manque d’intérêt pour le genre opposé ?
Pendant qu’elle rédige un message sur son téléphone, qu’elle a tiré de sa poche arrière en offrant à Nicola un nouvel angle de ses hanches, l’homme se frotte le menton, pensif. Une vendetta familiale… Deux clans ennemis, sur un fond de mystère concernant les événements de l’hôpital… Quel excellent moyen de faire de Shreveport un champ de bataille ! Pas tout de suite, cela dit, il n’a toujours pas élucidé le mystère de la déflagration, il ne faudrait pas qu’Aurora aille trop vite en besogne.
Toujours aussi nonchalant, il change de position, posant son menton sur son autre main. Lentement, il l’étudie. Elle est douée pour la politique, les gens l’écoutent, elle est connue et influente. Elle parle beaucoup, son débit de paroles est impressionnant. Est-ce que, derrière ses paroles, les actions suivent ?
A la mention de ce qu’elle souhaitait faire subir à son visage, Nicola éclate d’un rire bref, clairement amusé par son approche directe. Elle le bombarde de questions, sa totale attention lui est dédiée. Des réminiscences des bals où de jeunes premières fondaient sur lui lui reviennent. C’était la même curiosité, la même admiration dans les yeux pour quelque chose d’exotique, d’étranger, de mystérieux. Un militaire, un aîné, un homme… Il continue à faire entrevoir à la gente féminine un univers inconnu, qui, comme tout autre secret, attire et séduit.
- « Je pourrais dire que votre charme est d’autant plus puissant lorsque vous vous drapez dans le silence, madame Lane. » - se moque-t-il, la chaleur dans sa voix amoindrissant la morsure de l’attaque. Il trouve adorable de la voir s’animer de la sorte pour l’inconnu qu’il représente.
Un sourire, un silence, une autre mise en garde sous-jacente, puis il reprend d’une voix suave.
- « Je suis surpris de vous entendre aussi bien parler l’Italien. Les Français ne sont pas réputés pour leur don en langues. Félicitations. - il se frotte le menton puis, un doigt sur la tempe, et son autre main sur le cœur, mime la déception. - En revanche, je suis aussi surpris que blessé que vous n’ayez pas eu l’obligeance de retenir mon prénom, Aurora, quand moi j’en ai fait l’effort. J’aime connaître un minimum mes contemporains, qui sont malheureusement de plus en plus rares. Je devrais peut-être rendre visite à votre frère aîné, nous aurions sûrement beaucoup de choses à nous dire. Notamment à propos de cette discorde familiale. Voyons… Je lui demanderais ce qui a pu vous causer tant de chagrin que vous souhaitiez rompre tout lien avec lui. Ou alors, lui demander pourquoi cette sœur ravissante n’a jamais trouvé de partenaire aussi flamboyant qu’elle pour partager le poids des années. Ou… Oh, je sais. D’où lui vient cet attachement pour l’Asie, qui m’a privé d’une retrouvaille légitime avec un de mes biens cette fameuse soirée d’enchères à Paris ? »
Las d’être assis, Nicola se lève et commence à faire les cent pas dans la pièce. Le tapis sous ses pieds étouffe le bruit de ses pas. Il est heureux de délasser ses longues jambes.
- « J’ai longtemps vécu en Chine. Cette merveilleuse boite a appartenu à… ma famille, dirais-je. Je ne m’attendais pas à la voir ressurgir à Paris, aussi longtemps après, aussi loin de Pékin. Ni qu’une amatrice de la dynastie Ming me prive de ces retrouvailles en jouant de ses relations. - l’aîné secoue la tête, suspend ses pas et pose ses mains sur ses hanches. Il n’arrive pas à réprimer entièrement l’intonation pleine d’espoir dans sa voix. - J’imagine qu’elle a du renfermer les secrets de votre coquetterie un certain temps. L’avez-vous encore ? »
Je suis du regard cette jeune femme qui l’accompagnait. Lisa. Je n’avais même pas remarqué sa présence, tant elle se faisait discrète. Est-ce qu’il s’agit de son genre de femmes ? Le genre qui s’écrase face à lui pour gonfler son ego machiste et arrogant ? Elle est frêle, fragile, apeurée, il s’agit d’une biche prise au piège tandis qu’il est un majestueux lion. Que peut-il bien lui trouver ? Je le vois sourire pour la première fois. Un éclat de surprise traverse mes yeux à peine une seconde. Il me nargue tandis qu’il est bienveillant avec cette jeune femme, comme si je n’étais rien. Pourquoi ses sourires ne me sont pas destinés ? Je suis celle autour de qui tout gravite, tout le monde veut me parler, m’offre leur sourire et lui se permet de me prendre de haut ? Je le déteste.
La jeune femme quitte la pièce. Je la fusille du regard et lorsque nos yeux se croisent, je lui offre le sourire le moins sincère que j’ai pu faire aujourd’hui, ce qui n’a pas l’air de la rassurer. Que peut-il bien trouver à cette idiote ? Mon ego est blessé, moi qui aime être au centre de l’attention, j’ai l’impression de n’être qu’un meuble quand il s’adresse à elle. Je rêve d’étriper cette biche fragile. Il n’adresserait ses sourires à plus personne, si je le faisais…
Mais je ne me démonte pas. Je sors l’une des armes qui m’est le plus utile : ma logorrhée. Je tente de le charmer avec mes mots, comme j’ai l’habitude de le faire. Cela n’a pourtant pas l’air de l’intéresser. Il ressemble à un élève qui feint d’écouter pour ne pas être embêté par son professeur. J’ai l’impression de parler dans le vide, c’est bien là ma veine. Il rit enfin, mais pour se moquer de ma menace. Est-ce qu’il pense réellement que je ne fais que parler ? Il me sous-estime encore, exactement comme ces frères qui me répugnent. J’aurais pu être en colère, mais j’y suis habituée. Les gens ont tendance à croire que les femmes ne sont bonnes que pour faire jolie aux bras d’un homme. C’est une faiblesse que j’ai transformée en force. Plus ils me regardent de haut, plus dure est la chute.
Il continue de se moquer, il préfère que je sois silencieuse ? Pourtant, il répond volontiers à mes questions. Je suis autant une curiosité pour lui qu’il ne l’est pour moi. J’essaie juste de voir ce qui se cache derrière ses grands yeux bleus perçants. J’aurais voulu être déçue comme je l’étais à chaque fois que je rencontre quelqu’un, mais bizarrement, la flamme de ma curiosité n’est toujours pas éteinte. Il a de la répartie, il sait comment me piquer, il souhaite me pousser dans mes retranchements, certainement pour voir la véritable personne qui se cache derrière ce masque chaleureux et pétillant ?
Il fait mine d’être blessé et c’est un sourire sincère qui orne mes lèvres. Son jeu d’acteur m’amuse. La seule personne qui arrive à me faire afficher une telle expression est Zayd. Un exploit, en somme. Il est vrai que je n’ai pas retenu son prénom, mais la petite biche m’a fait l’honneur de me le donner sur un plateau d’argent. Mais ce sourire est de courte durée : l’évocation de mon frère rend subitement mon visage dur, l’habituelle jovialité que j’arbore s’efface pour laisser place à de la colère que je ne cache plus. Vraiment, il voudrait lui parler de moi ? Il oserait ? Bien sûr, qu’il oserait. Je le fusille du regard, désirant arracher ses si beaux yeux.
Je le regarde faire les cent pas, tandis que je fulmine. Moi qui faisais un pas vers lui, comment peut-il continuer à être aussi condescendant ? J’aurais dû ouvrir les hostilités. Je n’aurais pas dû m’excuser, j’aurais dû continuer à le ridiculiser plutôt que de faire patte blanche. Mais ce qui est fait est fait. Et pour quelqu’un qui ne me considère pas, il reste très curieux à mon égard.
« - Vous pourriez aller voir mes frères pour leur poser toutes ces questions sur moi, mais vous vous y casseriez les crocs. »
Je me lève et réduis l’espace entre nous avec une vitesse qu’un humain n’aurait pas pu suivre. Je ne souris toujours pas, mais ne me gêne pas pour glisser ma main sur son torse, touchant le coton qu’il porte, dessinant de petits motifs imaginaires. J’ai toujours été très tactile, ce qui dérange pas mal de personnes. Beaucoup le perçoivent comme un manque de respect. Mais je fais bien ce que je veux.
« - Voilà comment se passerait cette entrevue : je suis la plus diplomate de la fratrie Lanuit. Aller voir mes frères pour parler de la sale traîtresse que je suis à leurs yeux, c’est risqué. Mais ils se diront peut-être que tout cet intérêt que vous me portez traduit une volonté de me détruire. Ils vous diront que c’est à eux de le faire. Parce que Gabriel est très fier. Ce qui concerne sa famille ne regarde que lui. Et si jamais il a un éclair de lucidité, il voudra vous dominer pour mieux vous exploiter. »
Ma main se fraie un chemin, lentement, le long de son cou, pour venir redessiner les lignes de sa mâchoire. Sublime mâchoire saillante comme on en voit rarement. C’était comme si on l’avait dessinée.
« - Mais vous n’aimez pas être dominé, je l’ai bien vu. Alors vous voudrez les détruire. Vous êtes forts, ça ne vous effraie pas. Les détruire, c’est me faciliter la vie. Et si vous vous abstenez, vous aurez fait tout cela en vain. Vous ne feriez que les perturber d’avantage. »
Je rapproche mon visage du sien, un peu trop près, pour venir lui chuchoter la conclusion de mon analyse :
« - Dans tous les cas, Nicola, vous serviriez mon dessein. »
Quelques pas en arrière me permettent de prendre mes distances. Je lève haut mon nez retroussé pour lui montrer que je ne suis pas un brin impressionnée et que je garde encore toute ma majesté.
« - Vous feriez mieux de me le demander directement. Disons que mes frères ont semé les graines de ma colère et qu’ils ont fini par en récolter les fruits. Ma haine est le résultat de nombreux siècles de déception et de disputes. Je me suis dévouée corps et âme à leur cause, mais ils m’ont méprisée. Je ne supporte pas être prise pour une idiote. J’ai quitté leurs rangs, me suis trouvé une nouvelle famille qui m’apprécie à ma juste valeur et j’ai volé à mes frères la place de Régent qu’ils convoitaient pour l’offrir aux Coleman. »
J’attrape un petit objet en porcelaine décorant un vieux meuble en bois de noyer. Je joue avec tandis que je continue mes explications.
« - Pour ce qu’il en est du partenaire, j’ai bien été mariée lorsque j’étais encore vivante. Je m’en suis vite débarrassée, il n’était là que pour ma dot. J’ai croisé un superbe humain Italien durant la Renaissance, qui a fini par être mon Marqué. Il était le seul qui méritait mon attention. Mais il n’a pas atteint l’immortalité. Les autres n’ont jamais attiré mon attention, ils sont trop insipides, sans passion, sans intérêt, faux, ils parlent sans agir. Je ne m’encombre pas de nuisibles. Personne n’est assez entier pour que je m’en préoccupe. J’espère que cette chère Lisa remplit ces critères pour être une épouse parfaite à vos côtés. Un partenaire doit sublimer sa moitié, pas l’éteindre. »
Je dépose le petit objet et viens m’appuyer sur le meuble pour regarder mon interlocuteur. Un petit coup d’œil à l’horloge pour vérifier l’heure : Jones ne devrait plus tarder, maintenant.
« - J’ai fait le tour du monde pour fuir mes frères. Après avoir lu le Livre des Merveilles, j’ai décidé de partir en direction de l’Asie. J’ai vécu en Chine quelques années durant la dynastie Ming. C’était un court passage, mais j’y ai rencontré des gens fabuleux. Cette boite m’a fait penser à ces personnes. »
J’ai bien perçu ce changement de timbre à l’évocation de cette boite. Elle doit avoir une grande valeur sentimentale à ses yeux. Il a au moins eu la chance d’être accompagné par une famille durant son existence. Mon téléphone vibre dans ma poche. Je décroche pour apprendre que Jones m’attend devant la porte de la salle où nous nous trouvons. Ces années à être dure avec lui m’auront au moins servies à avoir un secrétaire rapide et efficace. Je me dirige vers la porte et pour la première fois depuis l’évocation de mes frères, j’offre un sourire malicieux à Nicola. La porte s’entrouvre : je tends une main en direction de Jones qui me donne un objet soigneusement enveloppé dans l’un de mes foulards de soie. Un petit clin d’œil indique à mon secrétaire qu’il a fait du bon travail. Rares sont les fois où je le gratifie de la sorte, car, contrairement à Nicola, je ne fais pas preuve de bienveillance envers les gens qui m’entourent. Je ne le suis qu’envers les personnes qui le méritent. Je dépose le trésor sur la table et déballe soigneusement l’objet comme si j’étais un magicien qui venait d’effectuer un tour de magie.
« Non sono uno di quelli che non credono all'amore a prima vista, ma preferisco sempre dare una seconda occhiata. Bruce Lee »
C’est une corde sensible qu’il vient de toucher, en témoigne sa vive réaction. Il doit rendre à César, ou plutôt Cléopâtre, ce qui lui appartient : elle est encore fougueuse. D’un bond, elle se lève et comble la distance qui les sépare. Si elle avait eu une dague, il n’aurait probablement pas eu le temps d’esquiver. C'est jeu dangereux. C’est jeu qui lui plaît.
Aurora ne porte clairement pas ses frères dans son cœur, pour qu’elle réagisse de la sorte à la simple mention de l’un d’entre eux. Ou est-ce parce qu’il a suggéré l’idée d’organiser une entrevue entre eux ? Est-ce parce qu’il « appartient » au clan Coleman qu’elle se montre aussi indignée ? Y a-t-il une interdiction de fraternisation entre les Lanuit et les Coleman dont il n’a pas été informé ? Pas de chance, il l’a déjà plus ou moins enfreint. Si son entrevue inopinée avec une certaine Elinor vient à s’ébruiter, risque-t-il de s’attirer un autre genre d’attention ?
La plus diplomate, hum ? Cela dit, il n’imagine effectivement pas ses frères initier ce genre de contacts physiques. Plutôt collet-montés, ces messieurs. Loin de l’impudence de leur petite sœur, qui n’a décidément pas froid aux yeux. Nicola l’écoute avec un sourire qui grandit de seconde en seconde, à mesure qu’elle lui décrit ce qui pourrait arriver lors de cette hypothétique rencontre tout en se familiarisant avec la texture de sa chemise. Le contact est une distraction certaine, qui l’éloigne de l’importance du drame familial. Il ne peut s’empêcher de penser qu’elle a l’air bien certaine d’être une si grande menace pour ses frères. Et qu’elle a l’air bien persuadée d’être la cible d’une animosité globale. Pourquoi voudrait-il la détruire ? Leurs objectifs respectifs sont bien distincts. Il ne ressent aucune autre espèce de ressentiment envers elle que celui d’avoir été dépouillé d’un bien à l’importance sentimentale.
Elle semble être lancée dans un véritable numéro de charme. Cette blonde appartient aux délurées, celles de la meilleure compagnie. L’Italien ne cache pas son sourire goguenard alors qu’elle caresse les contours de sa mâchoire d’un doigt léger. Elle ne peut pas ignorer ce que tous les Aînés savent. Le temps, même sans avoir laissé de marques visibles sur leur corps, les impacte toujours. Il abîme l’esprit, blesse le cœur, éteint le désir. Sa proximité ne provoque pas d’émoi physique. C’est une stimulation purement intellectuelle, celle de se savoir désiré et désirable. C’est l’orgueil.
Il la laisse à son exploration. L’idée de la domination semble lui être chère : il sent qu’en la laissant mener la danse, il ira plus loin. C’est donc avec stoïcisme qu’il l’autorise à continuer son jeu de séduction, s’amusant de son habilité. Lorsque finalement, elle susurre sa conclusion de ses lèvres pleines, à quelques centimètres des siennes, il bouge enfin. Ce n’est qu’un geste banal, il ré-oriente simplement son visage de manière à mieux savourer ce qu’il pense obtenir.
L’entreprenante Aurora Lane s’éloigne, levant son petit nez pour asséner ses derniers mots comme elle assénerait des claques. Son sourire rapetisse. Il a le sentiment de s’être fait avoir. C’est avec un brin d’animosité qu’il reformule ses paroles.
- « Dans tous les cas, je serai une nuisance. »
Aurora ignore son intervention pour offrir des réponses à des questions auxquelles il n’attendait pas vraiment. Il a beau prétendre ne pas y accorder d’importance, l’homme est curieux. Vu la description qu’elle fait de ses frères, vivre auprès d’eux a du être une épreuve. Pour réussir à échapper à leur influence tout en se construisant sa propre vie, il a du lui falloir du courage, de l’intelligence et beaucoup, beaucoup de patience. L’Italien est intrigué par ces personnalités qui semblent tout prévoir, tout calculer. C’est si éloigné de sa façon de faire… Peut-être parce qu’il n’est pas resté en Europe. C’est un trait de prudence qu’il a beaucoup rencontré chez les Européens.
Pendant qu’elle continue à s’épancher sur son passé, l’homme se fait la réflexion qu’elle a tout d’une personne très seule. La solitude est pernicieuse : c’est quand on est le plus entouré qu’elle se fait le plus sentir. Il l’observe jouer avec un bibelot en porcelaine, tente de lire derrière les lignes.
Il semble que très, très peu, trouvent grâce à ses yeux. Lisa, qu’elle semble avoir prise en grippe, n’échappe pas à cette règle. Un rire bref lui échappe alors qu’il s’imagine une vie maritale avec elle. Quelle différence d’âge ! Il n’est pas du genre à les prendre au berceau. Non, non, aucune chance que cela arrive un jour. Nicola n’est pas du genre à accorder ses faveurs à des jeunes. Il y a une trop grosse différence dans leur manière d’aborder le monde. Il ponctue la phrase « Un partenaire doit sublimer sa moitié, pas l’éteindre. »d’un petit sifflement appréciateur. Joliment formulé.
Heureusement qu’il est veuf depuis longtemps. Narangerel aurait été capable de la provoquer en duel.
Les gens sont interchangeables, pense-t-elle. Peu sont intéressants. Nicola serait tenté de lui demander qui l’est vraiment, juste pour pouvoir comparer sa propre réponse. Selon lui, personne. Ils fonctionnent tous sur le même schéma, après tout. Manger, dormir, s’aimer. Donc si personne ne l’est, tout le monde l’est. Et, alors qu’elle continue sur sa lancée, il semble qu’il y ait quand même eu des gens qui l’ont touchée, puisqu’elle a souhaité obtenir un objet les lui rappelant.
Il serait presque prêt à passer l’éponge. Presque. Lui aussi est attaché à ses souvenirs.
La pique qui s’apprête à quitter ses lèvres est ravalée quand elle se dirige vers la porte de la salle. Il voit deux mains tendre un objet, elle les remercie d’un clin d’œil. Intrigué, il la rejoint près de la table. D’un geste solennel, elle retire le foulard de soie qui l’entoure.
Nicola reste bouche bée. Ses mains se tendent d’elles-mêmes vers la boite laquée, osant à peine l’effleurer. Un tremblement agite sa main gauche, qu’il réprime rapidement. Sans attendre d’autorisation, il s’en empare et caresse d’un geste tendre la gravure vieillie par le temps. Sa gorge est sèche et serrée. Conscient de se donner en spectacle, il tente de reprendre son air impassible si caractéristique, mais il ne peut pas lutter contre la lueur de joie qui a illuminé ses yeux.
- « C’est… une surprise. - déclare-t-il lamentablement. Il se racle la gorge et se rapproche d’Aurora pour lui permettre de suivre ses gestes. - Je ne sais pas si vous vous êtes attardée sur celle-ci ? Il y a un petit secret. - un sourire enfantin apparaît sur ses lèvres alors qu’il lui fait découvrir le fond caché. A l’intérieur, il y a un texte en caractères chinois et un portrait d’homme. Il a la peau sombre, les cheveux crépus et il embroche une sorte de démon empêtré dans des vêtements officiels. Il rit de bon cœur tout en essayant de glisser des explications à sa voisine. - Atuf l’a offert à Hou-Chi. C’est lui, en démon. Il a été vexé, mais vexé ! Un vrai Narcisse, il achetait tout et n’importe quoi pour prendre soin de lui. J’ai cru qu’il allait l’embrocher pour avoir commandé ça. Je ne me souviens plus des mots exacts du texte, c’est une comptine arabe qu’il a traduit en cantonnais, mais… ça donnait quelque chose comme « laid, laid comme un crapaud, ta vue me donne des boutons ». Attendez… »
Nicola se concentre un court instant, le visage vers le plafond, alors qu’il se remémore les vers. Tant pis pour la traduction, de toute manière, c’est intraduisible au niveau des rimes. Il la chantonne donc en arabe et lorsqu’il termine, il pousse doucement de son épaule sa cadette.
- « C’est ironique, une ode à la laideur cachée dans une boite pour cosmétiques. Ne prenez pas ça pour vous. »
Ses mains sont toujours autour de la boite, qu’il semble ne plus pouvoir lâcher. C’est un enfant tenant contre lui son cadeau d’anniversaire, de peur qu’on le lui reprenne. Néanmoins, il n’est pas dupe. Il sait que ce n’est pas par bonté d’âme qu’Aurora a fait réapparaître cette boite chargée de souvenirs. Il ne veut pas demander ce qu’elle désire en échange, mais il sait qu’il le doit. Il ne la pense pas désintéressée ni généreuse.
- « Est-ce que je dois vous repayer d’un cadeau aussi inattendu ? » - la nargue-t-il avec un sourire canaille, préférant se tourner vers l’humour plutôt que d’attaquer de but en blanc les négociations. - « Il n’y aura pas de moitié en furie pour venir demander réparation, je vous le promets. Je suis veuf. Je retire ma chemise ? »
Cette blonde est peut-être retorse et manipulatrice, elle n’en reste pas moins charmante. D’autant plus maintenant qu’il sait qu’elle a pris soin de ce souvenir.
Je savais qu’il serait heureux de retrouver cette boite, mais je ne m’attendais pas à une telle réaction. J’ai l’impression de voir un petit garçon face à ses cadeaux de Noël. Il m’invite à regarder de plus près son trésor et me montre des secrets que je n’avais jamais perçus. Ses anecdotes sont pleines de bons souvenirs, même sans en dire trop, je perçois toute l’affection qu’il porte pour ces personnes certainement disparues. Un fond caché dont je ne connaissais pas l’existence… Je découvre les inscriptions et ne manque pas de jeter quelques regards à mon interlocuteur pour le voir sourire. Il ne les réserve finalement pas qu’à cette Lisa… Un sentiment de satisfaction m’envahit : j’ai pu faire ce que je n’avais pas réussi à faire quelques minutes plus tôt. Finalement, le lion si féroce quelques minutes plus tôt s’est transformé en un adorable chaton jouant avec une pelote de laine. Je réprime un rire à cette idée. S’il savait ce à quoi je pensais à cet instant, il voudrait certainement m’étriper.
Il est encore plus séduisant quand il rit. Je suis décontenancée, je ne sais même plus si je dois me joindre à sa bonne humeur ou rester distante pour le laisser seul avec ses souvenirs. Le poète récite si joliment son poème, qu’on n’en devinerait pas sa traduction comique. Nicola me pousse avec son épaule, comme pour me dérider, ce qui me laisse échapper, malgré moi, un léger éclat de rire. L’Italien me ménage même, quelle surprise... Un poème aussi absurde dans une si jolie boite. La personne ayant pensé à ces quelques rimes est farceuse. Plus il m’en parle, plus je mesure l’importance de cette antiquité. N’ais-je pas été égoïste de me l’accaparer, il y a des décennies de cela ? Je ne pouvais de toute façon pas deviner l’importance qu’elle avait.
Il s’imagine déjà récupérer cette boite. Habituellement, je ne lui aurais pas cédé, mais je suis assez déconcertée pour me demander ce que je pourrais bien lui demander en échange. Ses services ? De l’argent ? Possèderait-il des informations pouvant m’aider ? Sa force, que je devine très facilement, pourrait m’être utile. Retirer sa chemise ? Un large sourire apparaît sur mon visage face à cette proposition. Je m’imagine déjà lui demander des choses farfelues comme danser sur une musique déjantée, faire un marathon de films de fantasy, manger les choses les plus étranges qu’on puisse trouver en Louisiane. Ce poème m’aurait-il transformé en clown ? Reprends-toi Aurora. Est-ce qu’il a toujours été si drôle ? Cette vieille boite a finalement été une bonne chose, j’ai pu rencontrer un homme troublant et j’aurais certainement l’occasion de le revoir pour m’amuser encore un peu. Il est veuf, en plus de cela, cette frêle biche n’est donc pas sa compagne. Une autre nouvelle qui me fait plaisir.
Je m’apprête à lui demander quelque chose, mais la culpabilité me prend aux tripes. La culpabilité, voilà bien longtemps que je n’avais pas ressenti cette émotion. Me voilà face à lui, à me dire que si j’avais été à sa place, j’aurais aimé la récupérer facilement.
« - Qui sont Hou-chi et Atuf, vos compagnons ? Et vous savez parler l’arabe ? C’est l’une des rares langues que je n’ai pas pu apprendre. Je le regrette, c’est si mélodieux ! »
C’est la seule chose qui me passe par l’esprit. Il m’a partagé un souvenir de ces personnes, sans que je sache quelle place elles occupaient dans sa vie, même si je devine facilement leur importance. Je pèse le pour et le contre de toutes les occasions que m’offre cette boite. Je me dis que je devrais certainement lui offrir, pour oublier notre premier contact houleux. Mais je ne sais pas comment la lui offrir sans paraître docile ou stupide. Et ce n’est pas comme si j’étais naturellement généreuse, j’ai plus tendance à penser que tout m’est dû.
Je pince les lèvres quelques secondes puis lui tourne le dos pour qu’il ne voit pas mes réactions. Ma fierté prend visiblement le dessus… Je fronce légèrement les sourcils et feins l’agacement.
« - Vous pouvez la garder… sans rien en échange, dis-je en agitant ma main comme pour signifier qu’elle ne m’est plus d’aucune utilité. J’en trouverai bien une autre. Le clan Coleman est ma famille… Vous en faites partie. Prenez cela comme un cadeau de bienvenue. Mais ne l’ébruitez pas, j’ai une réputation à tenir. »
Saleté d’Ancien, qu’a-t-il bien pu faire pour me rendre si agréable ? Je ne le suis habituellement qu’avec Zayd que je considère comme mon frère, mais le voir sourire comme un enfant a fait sauter toutes les barrières que j’érige avec les inconnus qui m’entourent. Reprends-toi, Aurora.
« - J’espère qu’à l’avenir, vous saurez, ne serait-ce qu’une fois, me faire sourire autant que je viens de le faire. »
Je lui lance un regard espiègle par-dessus mon épaule et réprime un rire.
« - À voir votre sourire depuis ces cinq dernières minutes, ce sera une tâche ardue. »
« Non sono uno di quelli che non credono all'amore a prima vista, ma preferisco sempre dare una seconda occhiata. Bruce Lee »
Il y a des choses qui ne suscitent que l’amour ou la haine. Il n’existe pas d’entre-deux, pas envers elles. Par exemple, une œuvre d’art. Certains s’offusquent : comment haïr une œuvre d’art ? Il faut plus qu’un simple dégoût, il faut s’insurger contre son existence-même, se révolter contre ce qu’elle représente. S’offusquer que d’autres puissent ouvertement l’admirer. On ne peut pas se satisfaire d’un simple désintérêt. L’ignorer n’est pas non plus possible, pas quand elle rayonne d’un tel éclat, que de trop nombreux admirateurs chantent ses louanges et prennent sa défense.
Cependant, qu’on l’aime ou qu’on la haïsse, on autorise cette chose à occuper un certain espace dans son esprit, puisqu’on a un avis tranché dessus.
Maintenant qu’il tient entre les mains son souvenir, Nicola ne sait que faire de la haine qu’il éprouvait à l’égard d’Aurora. N’a-t-elle plus lieu d’être ? Le mal est-il réparé ? Comment enterrer et oublier toutes ces années à imaginer sa revanche sanguinaire ?
De façon surprenante, la Française se tait. C’est étonnant, venant d’elle, qui ne semble vivre que par et pour le regard des autres. Il n’est pas surpris d’avoir été écouté, mais qu’elle ne réplique pas par une autre anecdote ou une moquerie, ça, c’est inhabituel.
Il la regarde d’un œil nouveau. Ces dizaines d’années à imaginer une mort violente pour la faire payer de son affront n’ont pas rendu justice à sa personnalité. Sa beauté la rendait d’autant plus détestable. En la retrouvant au sein du clan Coleman, en tant que main-droite de surcroît, Nicola l’avait jugée arriviste, hypocrite et cruelle. Ses sourires lui hérissait le poil. Ensemble dans la même pièce, il semblait qu’un trou noir et qu’un soleil venaient de rentrer en orbite. Deux terribles forces d’attraction menaçant tous les autres satellites dans la salle.
C’était ou lui, ou elle. Les membres du clan Coleman la choisissaient elle.
Ce choix, apparemment libre, était une autre humiliation publique qu’elle lui infligeait.
Pourquoi, aujourd’hui, tente-t-elle de rentrer dans ses bonnes grâces ? Pour qu’il devienne l’instrument de sa vengeance ? Il penche la tête sur le côté, attendant qu’elle parle, mortellement curieux de ce qu’elle a derrière la tête le concernant.
Elle hésite, semble se raviser, lui pose des questions sans danger. Elle pêche des informations. Nicola exhale, amusé. Pense-t-elle encore que parce qu’elle a partagé des souvenirs, il lui doit la même chose ? N’a-t-elle pas eu assez avec cette petite histoire autour de cette boite qu’ils se sont disputés ? Hou-Chi et Atuf sont d’un autre temps. Ils ne lui seront d’aucune aide dans son plan de vengeance.
Nicola garde la bouche fermé, il reporte son attention sur sa boite. Son état de conservation est épatant. Elle semble en avoir pris soin. Un court instant, il se demande si elle l’a utilisée : quel parfum portait-elle, à Paris ? A-t-elle gardé le même ? Il n’aura jamais la réponse, trop aveuglé par la colère pour y avoir prêté une attention particulière le jour de leur rencontre. Tant pis. Il lui faudra vivre avec. Avec un ongle, il retrace le contour du motif, attendri par la couleur fanée de la laque noire. Hou-Chi… Il est resté en Chine avec Atuf. Il sait qu’ils sont morts. Il a reçu la nouvelle un an après avoir enfin épousé Narangerel. Atuf s’est fait assassiner, Hou-Chi s’est donné la mort.
Peur de la solitude.
Nicola ne le blâme plus, après l’avoir expérimentée.
Il entend Aurora bouger, relève la tête vers elle. C’est son dos qu’il trouve. Naturellement, ses yeux descendent, apprécient ses formes, sa taille mince, ses hanches rondes. Les vêtements de ce début de siècle sont tout de même très seyants. Brusquement, ce qu’elle dit le tire de sa réflexion. Pas de négociations, pas d’échange ? Ce n’est pas possible. Pas avec elle. Nicola fronce les sourcils, serre la mâchoire. Quelque chose cloche. Elle ne peut pas être aussi généreuse. Où se cache l’anguille ?
Pour parfaire son numéro, elle lui jette un regard pétillant par-dessus son épaule. Il se rembrunit. Ça semble trop évident. Sa réponse semble s’imposer d’elle-même. Souhaite-t-elle l’entendre répondre : « Je pourrais tuer votre frère. », comme un bon chien ? N’a-t-elle pas d’autres admirateurs éperdus prêts à risquer leur vie pour ses beaux yeux ? L’Aîné s’agace. En fait, elle ne cherche qu’à asseoir son autorité sur lui par un moyen détourné, plus pernicieux. Elle lui offre un cadeau, il devrait être reconnaissant, se montrer aimable envers elle ?
Vexé qu’elle l’ait pris pour un defficiente, il se redresse et bombe le torse. Il faudra plus que ça pour qu’il accepte de tirer un trait sur tous ses scénarii de vengeance la concernant, même si le mal est réparé. Comme s’il allait lui offrir sur un plateau la tête de son frère Gabriel, juste pour un sourire et une œillade ! Sa fierté est touchée. Elle devrait pourtant connaître l’ego démesuré des Italiens, pour en avoir pris un en amant ! Sa première impulsion est de passer à l’attaque. Proférer des menaces à son encontre puis partir pour ne pas être l’origine d’un autre incident inter-vampire.
- « Je ne me suis rien approprié qui vous appartenait, il me semble. Je n’ai rien à vous rendre. En fait, puisqu’elle vous importe si peu, je m’interroge sur la raison qui vous a empêché de me la donner plus tôt. » - l’homme serre contre lui d’une main la précieuse boite pendant que l’autre s’agite, soulignant ses inflexions de voix. Cette blonde solaire ne l’aura pas comme ça : il n’est pas prêt de s’incliner devant ses escarpins.
Il comble la distance qui les sépare, retournant en face d’elle pour ne pas se laisser distraire. Quelque part, il s’en veut, de ne pas être capable de l’ignorer. C’est lui donner de l’importance, alors qu’ils ne se sont croisés que de rares fois en ces dizaines d’années. Mais les Japonais ne disent-ils pas que le contraire de l’amour, ce n’est pas la haine, mais l’indifférence ?
- « Est-ce Zayd qui vous a demandé de mettre de l’eau dans votre vin pour venir tester vous même ma loyauté au clan ? Ridicule. Il faut plus qu’un cadeau de bienvenue et un joli minois pour me rendre loyal. - il se penche, met son visage à la hauteur du sien. Ses crocs sont visibles lorsqu’il prononce certaines voyelles. Ses yeux luisent d’une lueur d’envie et de défi. - Rassurez Zayd : ni lui, ni le clan n’a rien à craindre de moi. Vous concernant… - sa main libre vient effleurer son épaule, apparemment dotée d’une volonté propre. Sa peau est-elle douce là aussi ? Il s’éloigne, les sourcils froncés. - Eh bien, vous vous êtes acquittée de votre dette. Je n’ai plus de raison de souhaiter votre mort. Je ne jalousais rien d’autre de vous. Je ne viendrais pas vous concurrencer sur votre rôle de bras droit, que vous semblez remplir à merveille, en oubliant cette petite bourde. »
Devant la porte, il lui adresse un sourire. Il espère lui offrir une imitation fidèle de celui qu’elle arborait en se dirigeant vers lui au début de leur échange.
- « Je ne supporte pas non plus d’être pris pour un idiot. Trouvez un autre chien pour tuer vos frères. Ou mieux : salissez-vous les mains vous-même. »
Il aimerait être plus virulent encore, l’attaquer sur des sujets sensibles, mais quelque chose l’en empêche. « Trouvez un autre Italien pour réchauffer vos draps. » ne passe pas. Sa main, pourtant posée sur la poignée de la porte, ne bouge pas. Il ne se sent, étrangement, pas en droit de lui rappeler le deuil de ce qui semble, dans la façon qu’elle en parle, avoir été sa moitié. La perte des êtres aimés est un sujet trop sensible chez la plupart des vampires, lui le premier.
Et, détail mineur, ça le ferait chier, qu’elle suive son conseil. Surtout quand le clan est majoritairement composé d’Italiens.
Quel changement d’humeur ! On avait tendance à dire que j’étais lunatique, mais il l’est d’autant plus. Que lui arrive-t-il ? Ai-je dit quelque chose pour le vexer ? J’ai voulu être sympathique, mais voilà ce que je récolte. Encore cet ego masculin démesuré. Il ne daigne même pas répondre à mes questions, pourquoi devrais-je répondre aux siennes ? Mon regard s’obscurcit tandis qu’il doute de mes intentions. Ne jamais faire confiance. J’avais tendance à croire que les cadeaux adoucissaient les cœurs des gens, celui-ci a accéléré les effets d’un poison administré depuis déjà trop longtemps.
Il comble rapidement l’espace entre nous en s’imaginant un scénario qui n’est jamais arrivé. Je plisse légèrement les yeux tandis que je l’entends douter de moi. Ma mâchoire se serre au fur et à mesure. Qu’espère-t-il en me provoquant, en me repoussant ? Que je tombe à ses pieds pour le supplier de me pardonner ? Il peut toujours rêver. Foutu italien, qu’il retourne d’où il vient, je me fiche de ses états d’âme. Ses doigts calleux touchent mon épaule. J’ai envie de retenir sa main, de le repousser et pourtant, je ne fais rien, je me surprends à penser que ce n’est pas assez. Je le déteste presque autant qu’il me déteste à cet instant précis.
Il s’éloigne de moi, déjà ? pour se diriger vers la porte. Tuer mes frères ? J’éclate de rire. Ce n’est pas un rire léger et bon enfant, c’est la manière pour moi de me libérer de ce trop-plein d’émotions contradictoires. Il pense réellement que je le veux comme un chien à mes pieds ? Il est si majestueux, si je le veux, c’est à mes côtés. L’idée m’a certes traversé l’esprit, mais il est de mon devoir de Second de penser à toutes les éventualités. Face à la porte, l’Italien ne l’ouvre pas. Hésite-t-il ? Pense-t-il à la manière la plus sordide de se débarrasser de moi ? J’aimerais avoir un don pour pouvoir entrer dans sa tête et comprendre ce qu’il s’y passe. Il est l’un des rares que je ne cerne pas. Je suis la femme qui connaît le mieux l’humain ici, comment peut-il passer entre les mailles de mon filet ? Je me contiens de ne pas laisser éclater ma colère. Je sers les poings et avance droit vers l’immense table qui orne la pièce.
Je rêve d’abord d’attraper ce grand vase en verre sombre au centre pour la lui jeter à la figure. Mais comme précédemment, j’essaie de me contenir, pour éviter le conflit ouvert. Il n’est pas mes frères, pourtant, il a réussi à me faire perdre mon sang-froid deux fois en peu de temps. Comment se fait-il que je sois si affectée par ses propos ? Devrais-je le laisser sur le côté et ne plus m’en soucier ? Il est dangereux pour moi, parce qu’il fait craqueler ce masque que je ne cesse de porter. Il pourrait réussir à montrer mon véritable visage aux autres et je ne le permettrai pas. Pourtant, pourtant, je continue d’être curieuse, de me demander qu’est-ce qu’il a bien pu faire toutes ces années, ce qui a marqué sa vie. Je m’installe dans un fauteuil normalement destiné à Zayd. Un fauteuil un peu farfelu, une version nouvelle et plus excentrique d’un fauteuil Louis XV. Je croise les jambes comme j’ai pu le faire plus tôt et lève haut mon nez pour le fixer longuement. Je redessine mes traits à l’aide de mes longs doigts fins en le fixant comme s’il s’agissait de la nouvelle œuvre d’art sur le marché. Je tente de calmer ma colère, mais mes mots sont cinglants : il doit ressentir toute l’animosité que je lui porte à cet instant très précis.
« - Pour qui me prenez-vous, Nicola Alighieri ? Je fais amende honorable et vous osez me manquer de respect ? Ce que j’ai acquis, je l’ai acquis à la sueur de mon front et je ne le dois à aucun homme. C’est justement pour cela que je suis respectée dans ce clan. Vous pensez que j’ai besoin de vous pour détruire mes frères ? »
Je ris à nouveau en attrapant le stylo qui était mien durant la réunion pour le regarder sous toutes les coutures. J’aurais voulu le lui enfoncer dans le cœur à ce fier Italien.
« - Zayd me laisse m’occuper de mes affaires comme je l’entends parce qu’il me fait confiance. Il n’a aucune idée de l’animosité qui existe entre nous. Ne mettez pas le clan en mauvaise posture parce que vous ne m’appréciez pas. » Pourquoi continue-t-il à me garder à distance ? J’aimerais m’étonner de la manière dont il me perçoit, mais je suis quelqu’un de manipulateur. « Peut-être que finalement, vous êtes en colère parce que vous pensiez que j’avais besoin de vous. Ne voyant rien arriver, votre déception a parlé, je peux comprendre… Je vous l’ai dit, si j’ai un compagnon, je le fais briller, je ne le prends pas pour un chien à qui j’envoie faire la base besogne. »
Je hausse les épaules, prenant un air détaché, regardant l’homme que je verrai certainement pour la dernière fois. J’ai très envie de continuer à le titiller, le faire sortir de ses gongs, le harceler pour savoir qui sont les gens de cette boite, le voir encore sourire, mais il est résigné à ne pas me tolérer.
« - Allez vous en, vous, votre maudite boite et votre foutu ego. Vous ne méritez pas que je me mette en colère. »
Il est un défi que je souhaite relever mais je risque de m'y brûler les ailes. Alors je préfère le laisser filer... pour cette fois.
« Non sono uno di quelli che non credono all'amore a prima vista, ma preferisco sempre dare una seconda occhiata. Bruce Lee »
Son rire lui hérisse le poil. Il s’élance tel une trille d’oiseau, léger, mélodieux… dédaigneux. Terriblement dédaigneux. Ce simple son déclenche chez lui une réaction primale. L’Italien la déteste : elle appartient à ces gens qu’il se sent obligé d’impressionner. Il ne la connaît pas, ne souhaite pas la connaître, l’a en horreur et pourtant… Pourtant ! Sa main se crispe sur la poignée de porte, y laisse l’empreinte de ses longs doigts. Son regard est fixe, le blanc de ses yeux visible, alors qu’il prend consciemment plusieurs respirations.
Aurora est protégée par son statut de second, dans ce clan qu’il a rejoint par sa propre volonté, en toute liberté. Par son sang, qu’elle partage avec les Lanuit. Par son âge, car Nicola répugne à supprimer un vampire aussi ancien que lui.
Il se sent pieds et poings liés.
La boite qu’il tient contre son cœur pèse terriblement lourd.
Lentement, il se retourne. Aurora s’est assise à nouveau. Pas n’importe où : dans le fauteuil habituellement réservé au seigneur de ces lieux. Le message est clair. Si elle lui doit le respect car il est son aîné, lui doit se montrer tout aussi conscient de sa position hiérarchique par rapport à la sienne. Il n’est qu’un vulgaire nouveau arrivant, qui n’essaye même pas de se rendre utile au clan. Nicola ne peut pas le nier : il ne s’investit pas. Il vaque à ses propres occupations, ajoute son grain de sable dans les rouages seulement pour perturber un peu son monde. Ses dons, il se les réserve. Aurora, elle, œuvre pour une sorte de bien commun.
Ce clan, c’est sa famille, son projet.
Nicola grimace et lève les yeux au ciel alors qu’elle lui présente sa réalité. En tant que loup solitaire, il a tout intérêt à rejoindre une meute, il le sait. Mieux vaut donc montrer patte blanche et éviter de s’attirer les foudres de la femelle alpha.
Ses longues jambes, sa peau opaline, ses cheveux blonds, tout suscite des émotions contradictoires en lui. Elle est belle, elle est puissante, elle est inaccessible. Pour la première fois depuis longtemps, Nicola a en face de lui un adversaire sur lequel il n’a pas ou peu d’ascendance. Bien que cela l’impressionne, ça ne veut pas dire qu’il est heureux de cet état des faits.
Elle parle, encore et encore, elle est dans son élément, pendant que Nicola écoute. Il se réclame loup, mais n’est-il pas un chien de combat sans maître ? Si le fossé qui les sépare l’impressionne autant, n’est-ce pas parce qu’il sait, au fond de lui, que leur destin respectif sont bien différents ? Qu’elle est appelée à commander, lui à détruire ? Est-ce que cette irrésistible attirance teintée de jalousie haineuse vient de là ?
L’Italien serait bien incapable de répondre à cette question. Et il n’est, de toute façon, pas assez féru de psychologie pour seulement se la poser.
Pour le moment, peu importe les huit-cent ans d’existence, son passé de combattant émérite et la Diablerie dont il s’est rendu coupable, c’est Aurora qui mène la danse. Et elle souligne une proposition qu’il ne pensait pas lui être fait. Une seconde révélation le frappe lorsqu’il cherche à agiter les doigts de sa main droite : il a arraché la poignée de la porte dans sa colère. Sa rage est comme soufflée par un grand vent, ne laissant derrière elle qu’un énervement bien moins dangereux pour cette pièce et la personne qui s’y trouve.
Alors que la femme le congédie avec mépris, il bombe le torse et dépose avec autant de dignité qu’il puisse l’objet sur une table d’appoint. Pour un peu, il se croirait en face de son Sire. Lu Yen avait un goût certain pour la mise en scène, tout comme elle. Congédié comme un serviteur. Il n’a plus l’âge d’être traité de la sorte. Et il est tout à fait en droit d’argumenter, de se récrier contre l’injustice qui lui est faite. Il n’a pas peur des représailles. Plus maintenant. Lu Yen est mort.
Lu Yen. Est. Mort. Les dirigeants ne peuvent pas s’arroger le droit de lui ordonner quoi que ce soit.
- « Que vous, vous vous mettiez en colère ? Ce serait la meilleure ! Je vous laisse vous pavaner devant tout le clan sans rien dire, je ne vous prends pas vos affaires, je ne m’en mêle même pas ! - il est outré qu’elle puisse se réclamer « offensée » alors qu’elle est en tort, encore une fois. Il s’apprête à la pointer du doigt dans un geste accusateur, lorsque l’image de la vieille Japonaise qui lui a servi si longtemps de gouvernante lui revient aux yeux. C’est avec raideur qu’il baisse son bras. Elle n’apprécierait pas. - Je n’ai pas besoin de vous, Aurora. Tout ce que je vous demande, c’est d’avoir la décence de me laisser mener mes affaires et gérer mes souvenirs en paix. Je ne vous dois rien. Restons-en là. »
Il voudrait lui tourner le dos et quitter les lieux la tête haute, mais une de ses phrases le taraude. Elle ne pouvait pas être sérieuse, en la prononçant, n’est-ce pas ? Ou est-ce qu’elle faisait allusion à Zayd ? C’est avec un mépris teinté d’une jalousie illégitime qu’il l’interpelle à nouveau.
- « Vous avez une drôle de façon de faire briller votre compagnon… Est-ce que Zayd le sait, que vous trouvez son siège très confortable ? » - il renifle avec dédain, ne méprisant rien de plus que les intriguant qui feignent la loyauté pour atteindre leurs objectifs. Lui a toujours su rester à sa place avec son Sire. Mais Zayd n’est pas son Sire, lui chuchote une petite voix, et toi, tu ne sais qu’obéir… Regarde ce que t’ont coûté tes décisions. Nicola secoue la tête, sort son téléphone de sa poche arrière et prend en photo la scène. Son méfait accompli, il agite le mobile de manière narquoise. - « Ne vous inquiétez pas, c’est votre bon profil. Je devrais lui montrer… Je suis curieux de savoir ce qu’il en penserait. »
La tension est de plus en plus lourde entre nous. C’est un duel silencieux entre deux anciens, personne ne sait qui en sortira vainqueur, mais ce qui est sûr, c’est qu’ils y laisseront des plumes tous les deux. Sa colère est palpable, il me déteste et moi aussi. Je peux le voir à sa mâchoire qui se serre, aux poignets de porte arrachée, aux regards haineux qu’il me lance. J’aimerais les lui rendre, mais je ne peux m’empêcher d’être heureuse. Peut-être parce que j’ai réussi à le piquer pour le faire mal. Peut-être aussi parce qu’il n’est finalement pas parti et que je peux encore reluquer ce superbe mâle.
Elle écoute ses plaintes. Est-ce qu’il se pense réellement tout blanc ? Je plisse légèrement les yeux en essayant de me mettre à sa place pour comprendre ses motivations. Il est lunatique donc il m’est clairement difficile de comprendre ce qu’il veut, ce qu’il me veut. Je dépose mes coudes sur la table face à moi et joins mes mains pour y déposer délicatement ma tête. Je l’étudie encore, toujours, comme depuis le début de notre entrevue, essayant toujours de percer le secret du mystère italien.
Oh ? Il voudrait que je le laisse tranquille ? Il n’a aucune loyauté envers mon clan, il n’est ici que pour qu’on lui fiche la paix ? Il a besoin d’une couverture, un clan « confortable » pour mener ses affaires à bien. S’il est un vampire solitaire, on l’aura beaucoup plus à l’œil. Mais que compte-t-il faire ? Prépare-t-il un plan tordu pour plonger Shreveport dans le chaos ? Ce qui mettrait le discrédit sur mon propre clan, et par là, nous ridiculiserez devant les autres ? Le chaos, c’est moi. Qu’il n’essaie pas de faire tomber ce château de cartes que je m’évertue à faire depuis si longtemps.
Restons-en là. Non. Je ne veux pas. Ma raison me crie de le faire, mais une partie de moi aimerait le hanter chaque nuit. Le taquiner. Le voir sourire plus souvent. Le faire crier de rage et de frustration. Le voir calme comme une mer après une terrible tempête. S’il portait des lunettes, il serait encore plus sexy. À quoi suis-je en train de penser ?
Il pose des questions sur Zayd. Mon compagnon ? Pourquoi est-il si curieux sur les hommes qui m’entourent. J’affiche un de mes sourires en biais, satisfaite de la tournure de la discussion, contente qu'il ait de l'intérêt pour ma personne, quand soudain… Il me prend en photo. Je me redresse soudainement et m’approche de lui à vitesse grand V pour lui prendre son téléphone des mains. Je suis la Nettoyeuse la plus prisée de l’Essaim, je suis rapide et efficace, mais je dois avouer qu’il a une avance sur moi. Il est beaucoup plus fort, a des instincts beaucoup plus développés, plus rapide, je suis moi-même surprise. Qu’a-t-il bien pu faire durant tous ces siècles ? Je n’ai pas réussi à attraper son téléphone, il a pu anticiper mes gestes. Et même sur mes talons, son bras est trop haut pour que je puisse l’attraper. Essayer de l’agresser physiquement serait le début de la fin et clairement, je sais que je ne ferai pas le poids.
Je m’appuie sur son torse pour prendre la hauteur, en vain. J’en profite cependant d’être assez proche de lui pour lui susurrer à l’oreille tout ce que j’ai à lui dire.
« Vous êtes bien curieux quant à mes relations, Nicola, seriez-vous jaloux ? Croyez-moi, ce serait une joie d’avoir un homme comme vous à mes côtés, mais vous êtes bien trop réticent. Vous êtes l’un des rares qui résistent à mes charmes. »
Mon nez glisse sur sa mâchoire saillante et j’en profite pour humer son odeur. Je pourrais en être accro. Dommage qu’il ne m’apprécie pas.
« Zayd n’est pas mon compagnon. Il est mon chef de clan et je lui ai montré ma loyauté plus d’une fois. Il connaît mes motivations. Envoyez donc votre photo, Nicola. Je ne convoite pas sa place et il le sait. Pour être tout à fait honnête avec vous, je pense… Je pense que si vous doutiez moins de mes actes, nous aurions fait un duo parfait. »
Je glisse mes mains le long de son bras gauche pour analyser ce qui se trouve sous cette chemise. Tout en muscle, un superbe spécimen. Il pourrait faire des prouesses rien qu’avec son corps. Ma tête se penche à mesure que mes mains glissent sur ses bras. On croirait voir une sculpture de Rodin.
« Vous êtes fort, vous me l’avez montré plus d’une fois et j’ai un sens de la tactique qui est remarquable, sans vouloir me vanter. Et nous sommes beaux. Nous deux, ensemble, nous serions redoutables. »
Mes doigts fins attrapent son poignet que j’approche vers ma bouche pour y déposer un léger baiser.
« Nous aurions même frôlé la perfection. Dommage que vous soyez si borné et méfiant. Je ne peux pas m’empêcher de vouloir, à l’avenir, m’assurer que vos affaires ne mettent pas l’embarras sur notre clan, Nicola. Ce qui me permettra de venir vous faire un petit coucou. »
Je relâche soudainement son bras et affiche une expression qui traduit ma déception. J’aurais voulu l’avoir tout de suite, le posséder, comme une enfant capricieuse. Peut-être que je ne suis pas assez bien pour lui, peut-être qu’il n’aime pas la personne que je suis et aspire à une compagne moins tape à l’œil ? Comme toujours les doutes m’assaillent, mais je ne montre rien. J’aurais voulu qu’il me dise oui. Qu’il me suive, qu’il me propose de le suivre, de préparer un plan sournois. Mais il refuse de me laisser entrer. J’avais l’impression de passer à côté d’une superbe œuvre d’art. Mais la patience est mère de toutes les vertus. Je l’aurai à l’usure s’il le faut, peu importe le temps que ça prendra, j’y arriverai.
« Non sono uno di quelli che non credono all'amore a prima vista, ma preferisco sempre dare una seconda occhiata. Bruce Lee »
La situation lui échappe totalement.
Aurora s’est relevée. Vive comme l’éclair, elle est maintenant face à lui, une main posée sur son torse. Le contact le brûle presque. Il prend une inspiration, mu par un réflexe qu’il pensait avoir oublié. Elle est calme là où il s’attendait à la voir furieuse. Son assurance le désarçonne. Il se retrouve à ouvrir et fermer la bouche sans qu’un seul son ne s’échappe, les sourcils froncés sous le coup de l’incrédulité. Cette femme le laisse muet. Incroyable.
Dépassant sa fascination perplexe, Nicola se force à reprendre ses esprits. Il ne sera pas dit qu’une femme puisse le réduire au silence simplement en posant une main gracile sur son torse. Il est indomptable, imprévisible, tumultueux. Ce n’est pas cette intrigante française qui aura raison de sa volonté par une simple moue désapprobatrice. Cette petite voleuse va lui- Oh. Tout son corps frémit quand ses lèvres pleines s’approchent de son oreille pour susurrer sa réponse à ses accusations. Il ne sait qui il hait le plus à cet instant : elle ou lui ? Son parfum l’enivre, la proximité de ses lèvres lui tire un frisson. Il constate avec horreur que son corps, malgré les siècles de sommeil, s’éveille à nouveau à la sensualité. Sa gorge se serre alors qu’il grince des dents, outré par cette trahison venant de sa propre chair. Les mots qu’elle lui susurre à l’oreille ajoutent encore à son trouble.
Il lève un peu plus haut le bras pour garder le téléphone hors de sa portée, les yeux fixés sur un point lointain, écarquillés par une sorte de terreur sourde et muette, son torse se soulevant au rythme de sa respiration laborieuse. Son corps apprécie l’attention qu’Aurora lui porte pendant que son esprit se révolte et s’offusque. Comment est-ce possible, après toutes ces années de silence ? Tout ce temps où la vision de corps dénudés, les attentions et les paroles, ne l’ont jamais laissé que flatté et amusé ? Pourquoi, face à elle, il…
Sa respiration se bloque à nouveau dans sa gorge alors qu’elle dessine le contour de sa mâchoire de son nez. Il doit faire appel à toute sa maîtrise de lui pour ne pas la saisir à la gorge et… et quoi ? La tuer ? L’embrasser ? Il ne sait pas. Son indécision l’enrage. N’importe qui d’autre aurait été envoyé contre le mur, les bras démis ou arrachés, le visage lacéré par ses griffes monstrueuses. Personne ne le touche sans son accord. Personne ne peut se vanter d’avoir soumis Nicola Alighieri à sa volonté.
« Je pense que si vous doutiez moins de mes actes, nous aurions fait un duo parfait. »
Nicola émet un son curieux, entre un ricanement et un sanglot. C’est ridicule, pour un monstre comme lui, d’être figé entre la crainte et le désir. Ses deux mains sont prises, l’une serre le smartphone, l’autre la boite de Hou-Chi. Aussi immobile qu’une statut, il arrête un instant de respirer. Il ne sait pas d’où vient cette peur primaire qui l’envahit alors qu’Aurora continue à empiéter sur son espace personnel. Ou est-ce parce que, pour une fois, il est face à quelqu’un capable de rivaliser avec ses propres capacités ?
Les mains de l’enjôleuse suivent le contour de ses bras, apprécient la texture de sa peau, la fermeté de ses muscles. Il déglutit péniblement. Brusquement, l’adjectif « gracile » ne s’applique plus du tout à ce qu’elle est. Sa main tenant le portable perd en hauteur. Ses yeux sont toujours désespéremment fixés sur un point invisible. Il a l’impression de souffrir terriblement. Il le faut bien, pour que son cœur batte aussi vite et que son estomac soit aussi serré. Oh… Oh ! Serait-ce… de la terreur qu’il ressent ? Elle est trop proche, trop proche, de son cou, de son cœur, de tous ses points faibles et personne, personne depuis des années, n’a eu autant d’ouvertures pour mettre fin à sa longue existence et elle…
« Nous deux, ensemble, nous serions redoutables. »
M’aimes-tu autant parce que l’avenir que tu nous imagines répond à tes rêves de conquêtes ou parce que le présent te comble?
Je ne sais pas, je ne sais pas… je n’ai pas la bonne réponse, je ne suis pas fait pour penser, ne me demande pas ça, je ne sais pas, supplie-t-il avec angoisse, alors que la phrase remonte des abysses de son passé, les battements de son cœur lui faisant terriblement mal. Il se souvient de sa femme, de son Sire, de toutes les attentes envers lui, de l’objet de désir qu’il a été avant de devenir une arme. Il a la tête qui tourne. Une douleur irradie dans ses gencives alors que ses crocs apparaissent.
Il ne sent que trop bien le contact des lèvres d’Aurora sur son poignet. Le téléphone qu’il tient est réduit à un débris électronique sans aucune utilité. Un à un, il déplie ses doigts, laisse l’objet tomber au sol avec un tintement. Aurora se dérobe, l’observe de nouveau avec une moue dépréciative. Il hait ce regard, de tout son être, mais il ne peut dénier son attirance pour ce visage féminin que les siècles n’ont pas su lui faire oublier.
Nicola pose des yeux hallucinés sur la Française qui l’a défié. Elle ne s’est pas reculée. Sa main libre vole d’elle-même vers sa mâchoire, il l’immobilise, impose un baiser vorace à ces lèvres téméraires et curieuses. Il se moque bien des conséquences. Pour la première fois depuis des décennies, la chair parle, elle réclame et exige. Alors il l’embrasse, sa main désormais accrochée derrière sa nuque, affamé de ce contact et de cette sensation. Il l’embrasse comme s’il avait besoin d’elle pour vivre.
Une douleur au niveau de sa bouche : il s’est mordu jusqu’au sang la lèvre inférieure. Il y porte sa main libre, y frotte son pouce, ne voit pas d’hémoglobine. Il est temps de se nourrir. Il faut s’éloigner, partir. Zayd risque de devoir chercher un nouveau second, autrement. Ses yeux rencontrent ceux d’Aurora. Il les étudie un court instant, mémorisant leur couleur et leur forme. Comment peut-il les haïr et les adorer à la fois ? En silence, il s’éloigne.
Il a la curieuse impression d’évoluer dans une atmosphère ouatée. Les sons sont étouffés, les couleurs atténuées. Chose surprenante : il continue à prendre des inspirations. Est-il grisé par l’abondance d’oxygène ? Par la vitesse à laquelle son cœur pulse et diffuse le sang qui lui reste dans tout son corps ?
Les yeux hantés par des souvenirs sombres et des impressions qu’il pensait avoir oublié depuis des siècles, il quitte la pièce sans un mot.
La boite qu’il tient près de son cœur pèse terriblement lourd. Il ne sait pas pourquoi il s'évertue à la porter.
Je dépasse les limites, risque d’ouvrir les hostilités, mais c’est plus fort que moi. Mon vilain défaut, celui de toucher tout ce qui m’attire, finira par m’apporter des ennuis. Il ne me regarde même pas dans les yeux, concentré sur un point invisible derrière moi pour se contenir. Profiterai-je de mon statut pour faire ce que je veux ? Totalement. Je ne me contrôle plus et Zayd pourrait m’en blâmer, mais peu importe. Je deviens folle, de décider de jouer avec le feu, de le pousser à bout, de le titiller. Pourquoi est-ce que je perds totalement pied ? Je n’en sais rien.
Le téléphone finit en poussière, certainement comme ma nuque dans quelques minutes ? Un problème en moins, je n’aurai pas à l’attraper pour me débarrasser de cette photo, il l’aura fait pour moi. Et finalement, nos yeux se croisent. Mes sourcils se haussent en y voyant toutes les émotions qui traversent son regard. Est-ce que j’y vois de la haine ? De la peur ? De la surprise ? Et avant même d’avoir pu dire quoi que ce soit, nos lèvres se rencontrent, se cherchent, se dévorent. Il n’y a aucune douceur dans ce baiser, c’est un besoin irrépressible, incapables de s’en empêcher, un besoin primaire comme celui d’un humain qui doit respirer pour survivre. Il se recule finalement, ses yeux dans les miens. Je ne remarque que sa lèvre saigne que lorsqu’il y porte sa main. Nicola finit par me fuir. Je souhaite qu’il ne s'en aille pas, je suis presque tentée de le poursuivre, mais mon corps ne m’obéit pas Je suis hébétée.
Quelle audace, me dis-je alors que je le vois tourner les talons. Personne n’a jamais osé dépasser autant les limites que ce vieil Italien à ce moment précis. Tu as certainement récolté ce que tu as semé, ma jolie. Mes lèvres palpitent, avides de recommencer. Mes doigts y glissent lentement, réfléchissant déjà à la manière de retrouver ce bel Italien. Trouver où il réside ? Le faire suivre pour savoir quels endroits il fréquente ? Envoyer Jones pour faire passer un message ? Il risque de se faire dévorer. Laisser le hasard nous rencontrer ? Certainement pas, si j’attends de le recroiser, je risque encore d’attendre deux cents ans encore. Je vais déjà mettre mon cher Jones sur le coup pour me donner de plus amples informations et si jamais je ne trouve aucun moyen de le croiser, je ferai jouer mon statut pour le retrouver.
Je me laisse quelques secondes pour reprendre mes esprits, me recoiffe, passe mes mains sur mes vêtements pour paraître présentable et finit par à nouveau accueillir mes compères dans la salle de réunion pour terminer ce que nous avions commencé avant d’être perturbé par Nicola. Et comme toujours, je fais comme si de rien était.
« Reprenons, vous voulez ? Qu’en est-il du contact avec les autres races ? Avez-vous des nouvelles des arcanistes ? »