Mes yeux se perdent dans ce mélange de couleurs que je ne pensais pas possible d’assembler. Est-ce fait exprès ou est-ce qu’il s’agit du fruit du hasard ? D’une pulsion qui permet à cette rencontre improbable d’avoir eu lieu ? Je reste un instant perplexe devant, l’air impassible pour les gens qui errent autour comme des chiens sauvages à la recherche d’un repas appétissant. Mon menton se lève haut, mes bras se croisent et ma moue naturelle se trouve être accentuée par la lumière qui est censée mettre en valeur le tableau. Je n’y comprends rien à ces conneries et pourtant, je suis là.
Je finis par lâcher un léger soupir d’agacement tandis qu’une vieille femme se poste à côté de moi. Elle regarde la toile, puis moi, avide d’une conversation qu’elle n’a que rarement. Ces vieux sont d’un ennui. Ils sont pathétiques. Ils se sentent si seul qu’ils seraient capables de faire la conversation à un mur pour remplir le trou béant dans leur poitrine, ce vide qui les angoisses et qui raisonne sans cesse pour leur rappeler que la mort s’approche à mesure que les secondes défilent. Mais ils ont une chance que les autres n’ont pas : ils savent qu’ils peuvent mourir à chaque instant. Les autres, trop insouciants, se contentent de vivre de manière innocente sans jamais penser au lendemain. Ils regrettent amèrement, lorsqu’ils tombent entre mes mains :
“Ah, j’aurais dû...” sont les pensées qui les hantent. Ils ne le disent pas, jamais, mais je le sais. Le goût de leurs larmes est celui de la peur et des remords.
"Cette toile est sublime... Qu’est-ce qu’elle représente, à votre avis ?” Elle me sort subitement de mes pensées. Elle m’oblige à faire la conversation alors que j’en ai horreur. A sociabiliser, à faire des courbettes, à me rabaisser, me faire redescendre dans ce monde que je ne partage pas avec eux : un monde d’ennui, morne, fait seulement de nuances de gris que je ne saisis pas, alors que le mien est fait de rouge. Le rouge des organes, des muqueuses, des tendons, des nerfs, du sang. Je repose mes yeux un instant sur la toile multicolore, laissant un long silence s’installer entre nous. Je pose mes regards sur le cadavre ambulant pour lui adresser un superbe sourire. Le sourire d’un gentleman auquel n’importe quelle fille naïve aurait succombé. Un sourire rare que je n’ai pas l’habitude d’afficher mais que je me dois de le faire à cet instant précis. Pourquoi me diriez-vous ? Parce que les vieilles comme elles sont des femmes qui n’ont rien d’autres à faire que de se mêler de nos vies parce que les leurs sont creuses. Et si j’éveille le moindre soupçon chez elle, je sais que je vais me faire emmerder. Ne jamais éveiller les soupçons des vieux, c’est la règle d’or.
“C’est certainement une aurore boréale ? Vous savez, l’art abstrait me dépasse.” Je me rapproche d’elle, un sourire carnassier aux lèvres et lui susurre, l’air faussement amusé - mais toujours très convainquant :
“Ou bien l’artiste a pris des substances qui lui ont fait voir ce que seule l’imagination peut nous montrer. Vous savez, dans ce monde, la LSD est un très bon moyen de trouver l’inspiration...” Elle rit par mon audace et j’en fais de même. Mes mains gantées viennent se plonger dans mes poches, mon buste se penche pour feindre une révérence et m’éloigne d’elle après lui avoir dit au revoir. Pourquoi est-ce que je me donne cette peine ?
Je finis par trouver l’objet de mes convoitises : Ozios, parlant avec son agent, dos à moi. L’agent me reconnait immédiatement. Il déglutit difficilement, un signe de peur apparent qui me donne envie de faire ces quelques pas qui nous séparent pour l’agripper et lui faire encore plus peur. Il a l’air d’être dans mes pensées, car instinctivement, il pose sa main sur son front, front qui fut ma toile à moi, le pinceau étant ma cigarette. Ozios suit des yeux ceux de son agent pour me voir enfin. Un petit coucou pour lui montrer à quel point je suis ravie de le revoir.
(c) AMIANTE