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Pas de bible sous l’oreiller, seulement un revolver | Ethan & Selma

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Anonymous
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Dim 10 Avr - 0:42 (#)



Le nord de The Haven avait l’apparence du vieux cuir. Les couleurs usées des usines aux briques rendues noirâtres par les rejets industriels, se mêlaient aux nuances moroses de l’horizon hivernal. Un coin moribond. J’ai fermé entièrement ma vitre. Derrière celle-ci, défilaient les immenses plaines industrielles du nord de la ville, remplies des cadavres du déclin économique et des vestiges rouillés des fleurons américains. Un vent rageur s’engouffrait entre les bâtiments désertés, ou qui le seraient bientôt, emportant avec lui les odeurs âcres du métal mort, du plastique pourri et des rats.

Un tombeau, cet endroit ; tout y était laid et pollué. La nature elle-même semblait s’évertuer à se débarrasser de ces ruines à grand renfort de bourrasques, qui s’écrasaient en hurlant contre ma Jeep Wrangler noire. Je ressentais les vibrations jusque dans le volant et mes mains. Le volume de la radio couvrait à peine le raffut extérieur ; j’avais pris le soin de mettre un CD en partant. Je l’ai monté d’un cran de plus. Les accents chauds et profonds de Muddy Waters ont envahi l’habitacle, tandis qu’un timide rayon de lumière s’est invité au travers du pare-brise balayé par les remugles de la zone.
J’ai consulté l’heure sur le tableau de bord. Il n’était que dix-sept heures vingt. J’espère qu’ils n’ont pas décidé de fermer plus tôt, ai-je songé, comme la petite Jeep avalait les derniers kilomètres jusqu’à sa destination. Le GPS intégré indiquait l’endroit à seulement deux rues d’ici. J’ai dépassé un pick-up vétuste qui remontait péniblement l’avenue en crachant un nuage cancérigène, et j’ai évité adroitement un sac plastique Walmart qui voletait au milieu de la route. Derrière moi, la dizaine de bières a cliqueté dans leur glacière, laquelle était coincée entre mon siège et la banquette arrière.

Deva aurait désapprouvé. Je les avais tout d’abord destinées à Ed, à qui je comptais rendre visite ce week-end, avant d’en prendre finalement le double. Pour délier les langues. J’ai passé mentalement en revue le profil du type que je venais voir ce soir ; un mécanicien du coin, qui saurait probablement apprécier quelques bières si je m’en tenais aux goûts de l’américain moyen. Ed aurait approuvé, lui. La première entrevue était toujours la plus délicate en l’occurrence, celle qui marquait durablement l’individu et risquait d’influer fortement sur les rencontres à venir. C’était professionnel.
J’ai commencé à avoir soif à cette idée. Ça m’a fait sourire. Machinalement, je me suis mise à osciller au rythme du blues de Chicago, tandis que dans mon esprit défilaient encore l’article du Shreveport Times.  Rien de bien concret, d’ailleurs. Quelques lignes imprécises, presque à scandale, sur l’étrange mésaventure d’un bus terminant tête la première dans les égouts, et le témoignage succinct d’un rescapé évoquant des monstres dans les souterrains. J’aurais pu le classer sans peine dans les délires paranoïaques de l’après Révélation. La presse à scandale et les réseaux sociaux regorgeaient de ces affaires délirantes, et certaines parvenaient même à creuser leur chemin jusqu’à la NRD.

Un bus qui s’encastre dans les égouts, ai-je pensé, un brin moqueuse, dans un roman personne n’y croirait. J’ai soupiré. Muddy Waters a entonné les premières notes de Mannish Boy, et je me suis remise à réfléchir aux raisons qui m’avaient poussé à traquer une chimère dans cet endroit désolé.

Car l’homme existait bel et bien. J’ai tourné sur l’avenue de droite où se dessinait au loin, sur fond de ciel marbré de nuages paresseux, la modeste silhouette des Silver Tools où travaillait mon témoin. Ethan Roman. J’avais dû faire marcher mes contacts dans la police pour obtenir son identité et vérifier le degré de sérieux de son récit ; lequel était plutôt convaincant. Les faux récits, les délires de junkies, et un nombre incalculable de prophéties de soulard encombraient mon boulot bien trop souvent à mon goût. Autant de racontars attestant de l’existence de vampires volants, d’anges ou de fées, voire d’arachnides mutants émanant d’imaginations débridées voire dérangées.

Celui-ci était somme toute, crédible, suffisamment pour faire naitre une intuition chez moi. Quant à descendre dans les égouts, c’est autre chose, pensai-je en arrivant en vue des Silver Tools.

L’endroit était humble. Coincé entre une énième usine à demi abandonnée et un bar à l’apparence suspecte, Silver Tools était tout à fait à sa place dans ce décor vétuste et poussiéreux, avec sa clôture de fer et ses voitures patientant ici et là. J’ai fait grimper ma Jeep sur le trottoir qui suivait la route, et j’ai coupé le contact d’un tour de clé, en la laissant ainsi en double file, le long du maigre grillage. Le silence rendait désormais l’endroit sinistre. J’ai récupéré ma veste sur le siège passager. Je l’ai enfilé rapidement pour masquer mon pull, qui était affublé de la mention en caractères colorés : "Random bullshit, go !", laquelle ne faisait pas très professionnelle, comme bon nombre de mes habits d'ailleurs.
Une tenue de civile décontractée. Deva aurait désapprouvé, ça aussi. Ma veste sur le dos et les clés dans la main, je suis sortie, assaillie par les rafales qui m’ont balancé les cheveux dans tous les sens. J’ai fourré les clés dans une poche, et j’y ai récupéré un élastique pour m’attacher sommairement la chevelure, en passant le rideau de fer grand ouvert qui semblait marquer la limite de la propriété. Personne n’était en vue. J’ai remonté l’allée de béton propre qui traçait la voie vers le garage béant, entre ces rangées de voitures silencieuses qui me regardaient marcher de leurs yeux éteints.
J’ai vérifié la présence de mon insigne dans ma poche. Mon pistolet était caché dans mon dos contre ma ceinture, comme une assurance muette face à toute surprise.

« Bonjour ? » J’ai haussé la voix en approchant de l’intérieur. « Il y a quelqu’un ? »

Je supposais. Je me suis arrêtée sur le seuil du bâtiment, les mains dans les poches de mon jean, la veste à moitié ouverte et les cheveux noués en arrière. Les rafales étaient moins vives à l’intérieur, moins âcres aussi. Seules les odeurs de l’huile, du métal et de la mécanique entretenue saturaient l’atmosphère. J’ai attendu patiemment en songeant que les bières allaient finir par tiédir. Ed allait râler.

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Cannot a Beast be tamed
Ethan Roman
Ethan Roman
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En un mot : Loup-garou
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ASHES YOU WILL BE

Pseudo : Ethan Roman
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Dim 17 Avr - 19:52 (#)

Dix-sept heures. Misère encore une bonne heure à bosser. C’est pas que le taf manque, c’est juste que j'ai envie de rentrer chez moi, me poser sur mon canap’ et mater une bonne petite série, le tout, arrosé d’une bière fraîche d’un bon petit repas. Je pense que je vais commander vietnamien. Un Bo bun ! Ouais, ça va être parfait. Ragaillardit par ses pensées positives, je me remets sur cette vieille Chevrolet Malibu qui se montre particulièrement réticente à vouloir changer d’huile. C’est un banal service d’entretien mais le papy qui me l’a amenée, ne l’a jamais faite révisée.

Un chapelet de juron roumain résonne dans l’immense espace du garage, en partie couvert par la radio qui braille un hit du moment. La voiture est positionnée sur un pont élévateur, afin de pouvoir accéder à certaines parties depuis le dessous, j’en viens presque à regretter le temps où on se s’allongeait sur le dos sur une couchette à roulette. Abaissant mes bras, j’inspire profondément, appelant le calme à ma rescousse. Ce n’est pas la première fois que je bataille comme un forcené contre un boulon récalcitrant. C’est juste que la position est malaisée, que je ne peux me servir que d’une seule main, vu que l’autre est enfermée dans un plâtre, que le propriétaire de cette fichue bagnole n’a jamais pensé à la faire réviser et qu’il doit rouler dans tous les chemins non goudronnés de la Louisiane. Le pas de vis fini par céder à ma plus grande satisfaction, amenant un maigre sourire sur mes lèvres. Je dépose un vidangeur sous le réservoir d’huile, retire le bouchon, laissant le liquide sombre et visqueux se déverser dans le récipient.

En attendant que le carter d'huile se vide, je m’octroie une pause devant l’ordinateur avec la ferme intention de passer quelques commandes en souffrance. Je pourrai également m’attaquer à la comptabilité. Un coup d’œil rapide est jeté à la voiture se vidant de ses entrailles et je me dis qu’elle en a encore pour un petit moment. Main valide sur la souris, l’autre formant un poing s’est logée sous mon menton pour soutenir ma tête, le dos courbé, je sens mes muscles se détendre lentement.

Dehors, le vent hivernal s’est levé et s’évertue à hurler entre les immeubles, martelant les panneaux précaires qui servent à couvrir les fenêtres brisées. Il s’introduit dans le moindre interstice, sifflant de manière lugubre, activant mon imagination qui n’est déjà pas en berne. Une tempête va certainement bientôt éclater faisant dévaler des trompes d’eau. Mon sommeil est déjà suffisamment agité par les trop nombreux cauchemars qui hantent mes nuits depuis l’accident.

Du coin de l’œil, il me semble détecter un mouvement furtif. Tournant la tête, j’aperçois une masse touffue, munie d’une queue glabre, qui se faufile entre une pile de pneus et des caisses de rangement. Mon cœur manque quelques battements et ma respiration se fait soudainement courte et rapide. Ma cage thoracique comprime mes poumons, me faisant sentir à l’étroit dans mon propre corps. L’effroi fait fuir l’angoisse et la peur s’installe. Une fine pellicule de sueur naît sur mon front tandis que mes paumes se font moites.

Malgré la terreur qui m’étreint, je quitte mon siège pour me diriger vers le minuscule espace où la bestiole a disparu. A l’aide de mon pied, je dégage le premier obstacle puis pousse le second me retrouvant face à une immense brèche, aussi haute et large que moi. Dubitatif, ne comprenant pas comment je n’ai pas pu voir cette béance dans cette paroi qui sépare le bureau du garage. Aucune lueur ne perce la noirceur ouatée qui se trouve de l’autre côté du passage. Poussé par un besoin irrépressible de savoir ce qui se cache là-bas, j’avance tel un automate, incapable de résister à l’attraction de la curiosité, je force mes épaules à passer la brèche, éraflant légèrement la peau de mes bras sur le contour irrégulier des briques brisées. Un peu de sang perle, rien de bien méchant, rien de comparable aux blessures subies il y a peu.

Un halo rouge clignote au loin sur ma gauche, illuminant mon univers. Fronçant les sourcils, étant de plus en plus dans l’incompréhension, je prends la direction de la lueur carmine. Mes pas sont ralentis, je patauge dans une eau brunâtre, à hauteur de mes genoux, rendant mon avancée terriblement difficile. La semelle de mes chaussures collent sur le sol et s’enfoncent dans une gadoue nauséabonde. Après quelques mètres de progression laborieuse, je me retrouve devant un bus dont les warning sont en marche. La porte avant s’ouvre dans un grincement terrible et une créature étrange en sort. Elle ressemble à un rat, déambulant sur les pattes arrières, coiffée d’un chapeau de paille orné d’une multitude de fruits pourris. Le monstre s’arrête à quelques mètres de ma position, m’adresse un sourire terrifiant et me salue de manière extrêmement réaliste.

- Bonjour ? Il y a quelqu’un ?

Le son de la voix me fait sursauter, manquant de peu de me faire tomber de ma chaise. Battant des paupières, je regarde autour de moi, presque heureux de me retrouver dans ce petit bureau minable. Ce n'était qu'un cauchemar, un de plus. Je me lève prestement et découvre une jeune femme, à l’allure athlétique à l’orée du garage. Va falloir que ça s’arrête, sinon je vais crever d’une crise cardiaque avant l’heure. Légèrement déboussolé, je passe ma main sur mon visage, tentant de remettre rapidement de l’ordre dans mes idées et affiche une mine amène, un sourire accroché à mes lèvres.

- Hello ! Oui oui, je suis là. Désolé, je faisais de la paperasse, je ne t’ai pas entendu entrer.

Et pour cause, entre les bourrasques du vent et la radio, même éveillé, y’a peu de chance que je perçoive quoi que ce soit.

- Que puis-je faire pour une jolie demoiselle… en détresse ? Jetant un coup d’œil derrière elle, je ne vois pas de voiture fumante, pas de véhicule avec un pneu crevé ou de moto en rade. J’adopte une mine interrogative, rapidement remplacée par une jovialité, un peu trop poussée. Je dois avoir une mine affreuse, avec des cernes plus grosses que des valises. Un souci ? Entre, je ne mors pas, promis.

Dans mon dos, une dernière goutte huile tombe dans la bassine sous la Chevrolet, émettant un son d'eau. Je me retourne vivement me mettant presque en position de défense, me détendant aussitôt en me rendant compte qu’il ne s’agit que de la fin de la vidange. Un rire, légèrement débile s’échappe de ma gorge lorsque je refais face à la jeune femme.

- Désolé… je… Alors raconte-moi tout, ta voiture est en panne ? Tu t’es fait piquer ta caisse ?
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Anonymous
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Sam 23 Avr - 16:31 (#)



La radio hurlait à l’intérieur.

Garage typique, ai-je pensé. Je me suis avancée jusqu’au seuil de béton lisse, où les tourbillons du vent emportaient des rubans de poussière brunâtre. Tout autour de moi, les rafales se fracassaient contre les murs de la bâtisse, en faisant battre les vieux carreaux comme des soufflets de forge, et un bruit liquide, visqueux, s’écoulait quelque part au milieu de ce vacarme. J’ai remarqué le bidon sale qui se remplissait d’un filet d’huile épais, lui-même s’écoulant d’une vieille Chevrolet suspendue sur le pont. Ses phares voilés par les années m’ont dévisagé d’un air blessé et solitaire.
L’endroit m’a alors semblé isolé au bout du monde. Durant un court instant, j’ai détourné le regard vers cet horizon blêmissant en cette fin de journée ; les Silver Tools avaient l’allure d’un ilot au milieu d’un désert mécanique. Je me serai cru dans Mad Max. Quelques serpentins de papier sale caracolaient entre les voitures dehors. Partout où l’œil se posait, des bâtiments abandonnés déchiraient le halo moribond du soleil, aux côtés de cheminées érodées qui se hérissaient contre le ciel rouillé de nuages crépusculaires.

J’ai plissé les yeux pour essayer de voir l’horizon. Les rayons paresseux de l’astre d’hiver n’ont dévoilé aucun autre détail dans ce paysage uniforme ; ici les os de la terre étaient d’ocre sale, fait de métal nu et rongé par les éléments, déformant le sol comme la colonne vertébrale d’un animal souffrant. J’ai inspiré longuement. Les odeurs lourdes de l’huile, du métal et de la graisse ont agressé mes narines, mais elles détenaient cette saveur familière qui m’a rappelé les longues journées de voyage dans les jeeps de l’armée.
Une nostalgie pleine de poussière. Puis, soudainement, une voix humaine a retenti dans ces lieux pétris de solitude, balayant mes pensées, et je me suis tournée vers l’homme au poignet bandé qui s’avançait vers moi. Il avait l’air légèrement hagard et désorienté de celui qu’on a tiré du lit trop tôt. Le vent a avalé quelques-uns de ses mots, avant qu’il ne se reprenne, rassemble ses idées, et me lance l’une des pires répliques chevaleresques de ma carrière. J’ai contenu un éclat de rire in-extremis.

« Tant mieux, parce que dans mon métier on prend les morsures très au sérieux. » J’ai été incapable de réprimer un rictus moqueur. « Agent Weiss, de la NRD. »

J’ai fouillé l’intérieur de ma veste à la recherche de mon insigne fédérale, que j’ai sorti de ma poche et lui ai tendu sous le nez. Le badge a brillé sous la lumière mourante. Cela faisait toujours son effet.

« Et ma voiture est toujours là, elle est garée à l’extérieur, » ai-je complété, plus sérieusement. « Je ne suis pas en détresse, mais c’est gentil de t’en soucier. »

Mon approche était moins tendre que prévu. Je ne tenais pas à l’effrayer en lui jetant à la figure mes galons d’agent fédérale, mais je voulais éviter le paternalisme embarrassant, ou la drague malvenue. Quelque part au fond du bâtiment, le vent a brutalement fait vibrer un panneau de bois, alors que la Chevrolet terminait de se vider de sa substance. Je me suis risquée à scruter sa réaction, à l’examiner de la tête aux pieds, en rangeant lentement mon insigne à l’intérieur de ma veste.
Ethan Roman, sans aucun doute. L’apparence de l’homme correspondait exactement au signalement de la police, sans même évoquer la fracture flagrante. Il a l’air d’avoir eu des rudes journées, autant y aller doucement, ai-je remarqué en le voyant sursauter au moindre bruit violent.

« Ethan Roman, c’est ça ? Selma Weiss. »

Je lui ai tendu la main pour serrer la sienne. J’avais décidé de passer outre l’accueil maladroit et de construire un capital sympathie. L’homme avait l’air suffisamment sur les nerfs, ce qui était plutôt compréhensible après l’accident dont j’avais eu vent, et l’approche en douceur m’a semblé plus que jamais nécessaire. Être compréhensive et proche des gens, valait mieux que toutes nos insignes.

« En fait, je ne viens pas pour la mécanique ou pour te causer des emmerdes d’ailleurs. J’ai entendu parler de l’accident de bus, et ça m’intéresse. Mon boulot c’est de surveiller tout ce qui est un peu… étrange, disons. Tu aurais cinq minutes pour en discuter ? »

Un sourire, non moins sincère, et la tension m’a semblé descendre d’un cran. Le vent a fait craquer les murs autour de nous, la poussière a repris sa danse, donnant au décor une profonde sensation de solitude. Je me suis sentie soudainement peinée pour ce type. Je l’imaginais aisément mener une vie tranquille, au quotidien banal mais à la routine confortable, empruntant un bus tout à fait normal qui le mènerait pourtant au cauchemar. Et le voilà, les nerfs sciés par le moindre courant d’air, l’œil cerné de noir, se tenant devant moi et chancelant tristement sous l’assaut du vent.

Je lui ai souri. « Si je tombe au mauvais moment, je peux repasser plus tard. Ça va le poignet sinon ? Parce que j’ai des bières en détresse dans la voiture, et c’est mieux d’avoir à boire pour discuter. »

J’avais choisi ce boulot pour tendre à la main à ces gens-là. Les invisibles du quotidien menant leur vie sans rien demander d’autre qu’un salaire à la fin du mois, et un toit au-dessus de la tête. Ceux-là n’avaient nul besoin de monstres dans les placards, de surnaturel dans un bus, ou de mauvais sorts un soir d’Halloween. J’avais fait le serment de les préserver de ces ombres-là.

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Mar 3 Mai - 20:52 (#)

Armée d’un sourire gentiment moqueur et de pupilles pétillantes, la jeune femme se présente instantanément. C’est clair, net et précis, aucune méprise n’est permise. Elle n’est pas là pour une quelconque réparation. Un mot claque, me faisant oublier le reste. Agent. J’ai l’impression que le sol va s’ouvrir sous mes pieds et m’engloutir, faisant basculer mon petit univers que j’ai mis tant de temps à construire. Je me vois déjà, menottes aux poignets, devant abandonner la Shelby Cobra qui dort sous la bâche ou ma vieille Lady, bécane qui m’a accompagnée depuis mes 18 ans. Elle peut pas me retirer tout ça, pas maintenant alors que mon horizon commence à s’éclaircir, que les connaissances se font plus nombreuses, que le garage prend de l’essor.

Un pas en arrière est effectué, méfiant. Ma bonne humeur forcée se décompose. La peur des cauchemars, est pour l’instant, oubliée, remplacée par la perspective d’un avion s’envolant tout droit vers la Roumanie. Et si je prenais la fuite ? Il y a une porte, tout au fond du garage, cachée derrière un monticule de cartons, de pièces détachées et de toiles d’araignées, contenant très certainement leurs habitantes. J’en n’ai pas peur, mais j’suis pas un grand fan des arachnides, surtout quand ça cavale dans tous les sens. L’idée de me carapater est abandonnée. Le temps de déblayer tout ce barda pour me frayer un passage, elle aura largement le temps de dégainer son flingue ou de me plaquer au sol.

Et histoire de bien enfoncer le clou, elle agite un insigne doré devant mon visage qui finit de m’achever. C’est bon, j’ai compris, Cocotte, vas-y embarque-moi, ferme le garage, et revoie-moi chez moi. Mes papiers sont faux, oui ; je suis entré illégalement aux Etats-Unis, oui ; je plaide coupable. Mais n’oublie pas, que je fais vivre, un petit peu, ce quartier que les promoteurs immobiliers ont oublié depuis longtemps. Les gens viennent au garage, ils s’arrêtent chez Bernie pour prendre un café, ils font le plein chez Dani et font leurs courses chez Saïd, petit épicier au coin de la rue. J’ai envie de lui faire part de mes pensées, mais je sais que c’est peine perdue, que la bataille est inégale et qu’il n’y aura aucune négociation. Mes épaules s’affaissent et un lourd soupire fait écho à une bourrasque agressive, cognant contre un panneau publicitaire.

- Oui, c’est moi.

Ma voix parvient à peine à couvrir les hurlements des éléments qui se déchaînent. Pourquoi nier ? Ca ne sert à rien, les dés sont pipés, quoi que je fasse, elle aura gain de cause. Maladroitement, je sers sa main, mollement et sans conviction, la regardant à peine. J’ai pas envie de l’affronter. Qu’on en finisse.

Mes sourcils forment un accent circonflexe et je relève la tête, un fol espoir luisant au fond de mes pupilles, à l’entente de ses paroles. Mon esprit se remet en route, actionnant mes méninges. Qu’a-t-elle dit tout à l’heure, la NRD ? J’ai déjà entendu ces initiales, mais je ne sais plus du tout dans quel contexte.

Les tensions hantant les muscles de mon dos, se dissipent lentement. Je me suis planté sur toute la ligne. Bon, le sujet de discussion qu’elle me propose ne m’enchante pas beaucoup plus, mais l’horizon d’un avenir à Shreveport, s’éclaircit sacrément, même si, de gros nuages anthracite, assombrissent drastiquement notre environnement.

Retrouvant une humeur bien plus joviale, je lui offre un faciès amène, parvenant presque à faire disparaître la fatigue. Je me sens tellement plus léger que c’est d’un pas ragaillardi que je l’invite vers le coin fraîchement aménagé pour l’attente des clients. Le canapé et les fauteuils vert pomme sont encore sous plastique, tout comme la table basse orange. Oui, c’est peut-être pas la parfaite harmonie, mais ça apporte de la couleur dans le monde gris qui m’entoure.

- Oui, oui, viens. Je vais pas dire « avec plaisir » parce que franchement c’est pas mon meilleur souvenir, loin de là…

A l’évocation des bières, mon regard s’illumine et un sourire nouveau et sincère anime mes lèvres. Un premier coup de tonnerre puissant retenti me faisant entrer la tête entre les épaules, suivi rapidement par un éclat de rire quelque peu gêné.

- Tu devrais sauver ses pauvres bières avant le déluge. Je vais, de mon côté, baisser le rideau pour ne pas être interrompu par un client de dernière minute et surtout pour empêcher la pluie d’inonder le garage. Tu peux emprunter la porte là. Et je vais retirer tout ce plastique, on va inaugurer « la salle d’attente ».

Les premières gouttes, grosses comme des balles de ping-pong, s’écrasent sur le bitume. Les égouts vont encore être inondés, peut-être que toute cette flotte parviendra à chasser les choses qui grouillent là-dessous. Un frisson me secoue, je serre mon poing valide et me force à me mettre en mouvement.

J’ai pas envie de repenser à cette nuit chaotique qui va agiter ma mémoire et m’occasionner une longue nuit sans sommeil. Dans un soupire las, j’actionne le mécanisme permettant d’abaisser la paroi, fermant l’atelier. La porte, fraîchement changée après le passage forcé de quelques loups qui en avaient après Nicola, est entrouverte, invitant Selma à l’emprunter. Le fin film plastique recouvrant les meubles neufs est arraché avec fougue, reflet de ma conscience qui se bat contre les images qui rebondissent contre ma boîte crânienne. Les bras chargés des déchets d’emballage, je me dirige vers la benne dans laquelle je me déleste de mon encombrant paquetage.

Au-dessus, les nuages filent et les cieux émettent un roulement qui semble ne jamais vouloir se terminer. Soudain, un éclair teinte mon environnement de sa lumière aveuglante et un terrible coup de tonnerre éclate dans un fracas assourdissant. Immédiatement, je m’accroupis, protégeant ma tête de mes bras, le temps de comprendre qu’il ne s’agit que d’un violent orage. La surprise passée, je relève le menton en retrouvant une verticalité précaire. Où est la Nénette ? Je rallie précipitamment la porte pour voir si tout va bien pour la miss, sans trouver la silhouette fine.

- Weiss !!!!! WEISS !!!

L’inquiétude déformant mes traits, je pique un sprint jusqu’à sa voiture, en fais le tour, m’assurant qu’elle n’a pas été emportée par le ruisseau qui s’est formé contre le trottoir ou une créature sortie des entrailles de la terre et retourne, trempé jusqu’à l’os, à l’abri du garage.

- Ah… t’es là.

Soulagé par sa présence, je souris, me rendant compte de l’ironie de situation.

- J’crois que j’ai vraiment besoin d’une bière.

Me laissant tomber dans le fauteuil, toujours protégé par le plastique, je passe ma main sur mon visage après avoir secoué la tête.

- Et si on faisait comme si tu venais d’arriver, ok ? Alors, quel bon vent t’amène ? C’est gentil d’avoir apporté des bières.

Dehors, l'orage fait rage, le tonnerre gronde de plus belle, les éclairs se multiplie et les assauts du vent ne faiblissent pas.
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Dim 8 Mai - 22:54 (#)



Le ciel s’obscurcissait à vue d’œil.
J’ai vu nos ombres s’étirer sur le seuil de béton, tandis que la lumière diminuait lentement, étouffée par le présage de la tempête. Les rafales ont soulevé mes cheveux. Un vent froid et humide, auquel se mêlaient des senteurs de terreau et de sel, s’engouffrait dans l’ouverture béante du garage. Quelques outils suspendus aux murs ont cliqueté, et un panneau publicitaire a claqué derrière nous. J’ai resserré machinalement les pans de ma veste, en regrettant qu’elle ne soit pas imperméable.

Le regard anxieux d’Ethan s’est tourné vers l’horizon bouché, et j’ai suivi le mouvement. « Oui, bonne idée. Ça s’annonce corsée comme averse. Je fais vite. »

J’ai tourné les talons sans attendre. Alors que je dévalais l’allée des Silver Tools à grandes enjambées rapides, les premières gouttes se sont écrasées au sol et sur les carrosseries des voitures garées ici et là. Le métal a commencé à carillonner autour de moi, des impacts lourds comme des coups de poing. L’atmosphère était électrique et moite, saturée de senteurs salines et minérales, à la manière d’une terre rouillée et stérile retournée par les rafales. Je n’avais pas prévu que l’orage arriverait si vite.
Les joies de la Louisiane. Et merde, je vais être trempée, ai-je râlé en saisissant mes clés au vol, sans même ralentir en traversant l’entrée des Silver Tools. J’ai senti des gouttes s’écraser avec fracas sur ma veste légère, tout comme sur le toit de ma Jeep, qui allait bientôt passer au lavage surprise. La météo ici, ça ne blaguait pas. J’ai presque regretté le climat sec de l’Orient. J’ai déverrouillé ma voiture dans la précipitation, repoussé le siège conducteur pour saisir la grosse glacière à bières.

L’averse commençait tout juste. Un filet d’eau s’écoulait déjà dans le caniveau à mes pieds, tandis que les gouttes se multipliaient. Au loin, le tonnerre a déchiré le silence précédent l’orage, comme une voix soulevée depuis le centre de la terre jusqu’à percer la croûte tellurique. L’espace vide de ce désert industriel a résonné violemment à son tour, le son s’écrasant contre les murs craquelés des usines, qui ont transmis les vibrations dans la terre comme d’immenses tuyaux d’orgues.
Le vent s’est mis à hurler. Il emportait avec lui les gémissements des arbres et des briques fatiguées, les tintements métalliques des grillages, et les claquements des bâches mal attachées. En remontant l’allée au pas de course, j’ai levé les yeux vers le ciel sombre ; des nuages roulaient sur l’horizon en avalant voracement les derniers lambeaux de soleil. Je commençais à être trempée. L’eau s’infiltrait dans mes cheveux mal attachés, tandis que ma veste prenait l’humidité. Sans m’arrêter, j’ai calé la glacière encombrante sur mon épaule, et sprinté pour combler les derniers mètres avant le pire.

« Quel foutu déluge… » me suis-je exclamée en déboulant sur le seuil de la salle d’attente, ma veste désormais trempée et mon pull aussi.

Personne. J’ai scruté la salle vide avec surprise, m’attendant à trouver le dénommé Ethan Roman en train de sursauter au moindre bruit. Les meubles récents avaient été débarrassés de leur plastique, et une odeur de désodorisant flottait dans l’air, masquant légèrement les relents de mécanique. J’ai posé la grosse glacière à côté du canapé, et retiré ma veste dégoulinante d’eau. À l’extérieur, l’averse battait son plein, tout autant que les murs et le métal des voitures entreposées, assourdissant l’air de percussions battues en cadence. Un violent coup de tonnerre a ponctué le spectacle des éléments.
Super. J’ai vérifié l’état de mon pull. Tout l’avant de celui-ci, là où les pans de ma veste avaient battu au vent, était recouvert d’une longue trainée humide, comme si quelqu’un m’avait vomi dessus. Je l’ai retiré en soupirant. Mon débardeur n’était pas l’idéal pour la saison, mais au moins l’intérieur de la salle était chauffé et à l’abri du vent. Je me suis avancée sur le seuil, en évitant les hallebardes qui tombaient du ciel, et l’ai essoré sommairement en cherchant des yeux le garagiste.

Je me suis arrêtée net. J’ai aperçu Ethan Roman descendre l’allée à toute vitesse, en hurlant mon nom comme un fou furieux, le tout sous cette torrentielle averse Louisianaise. Mais qu’est-ce qu’il fout, me suis-je interrogée, totalement stupéfaite. Et c’est sans même me laisser le temps d’élaborer une explication rationnelle, que j’ai vu le garagiste remonter l’allée aussi vite qu’il était venu, tenant son poignet bandé et trempée jusqu’aux os. Il ne manquait que la musique de Benny Hill. J’ai terminé d’essorer vite mon pull, tandis qu’il débarquait dans la pièce, dégoulinant de la tête aux pieds.

« Je suis là, oui. D’une bière, d’une serviette, d’un radiateur et d’un sèche-cheveux à mon avis, » lui ai-je répondu en souriant faiblement, un peu décontenancée par son manège. « Mais la bière est un bon début. »

Et peut-être bien une aide psychologique aussi. J’ai hoché la tête à ses dires, étalé mon pull sur le dossier du canapé pour qu’il sèche, et ouvert la glacière. Une dizaine de bouteilles mijotaient bien au frais. J’en ai récupéré une, en même temps qu’un décapsuleur dans ma poche, que j’ai aussitôt utilisé pour l’ouvrir ; elle a pétillé et je l’ai offerte à Ethan. Le parfum de l’alcool a piqueté mes narines. J’en ai récupéré une deuxième pour moi, avant de m’asseoir sur le canapé fraichement déballé.

« Fais-toi plaisir. Comme je disais tout à l’heure, mon boulot c’est de surveiller tout ce qui sort de l’ordinaire, et de savoir si le surnaturel est impliqué, » ai-je commencé en choisissant mes mots.

J’ai hésité un court instant. L’homme avait l’air ébranlé mentalement, et j’étais presque certaine que j’allais devoir prendre des gants avec lui. J’ai remué pensivement ma bouteille de bière.

« Je me doute que ce ne sont pas de bons souvenirs, mais un bus qui termine dans les égouts, ce n’est pas banal. Et ta déposition non plus. Est-ce que tu pourrais me raconter depuis le début comment tout ça est arrivé ? »

Le sol s’est éclairé brièvement. Le tonnerre a fait vibrer les murs, tandis que les éclairs illuminaient la petite salle d’attente, et conféraient aux ombres des meubles, des formes acérées et rampantes. J’ai jeté un coup d’œil dehors. L’horizon était aveugle. Le rideau de pluie brouillait désormais le paysage, le rendant incertain et mouvant, tandis que de monstrueux nuages de tempêtes fermaient le ciel, où les cheminées des usines devenaient des branches filandreuses et fragiles. L’air était toujours aussi lourd. Le vent frappait sauvagement contre les murs, en faisant claquer les panneaux mal fixés.

En revenant à Ethan, j’ai vite ajouté, dans un sourire d’encouragement. « Si c’est difficile à raconter, prends ton temps. Moi je suis là pour t’aider, pas pour te torturer avec ça. »

J’ai étiré le tissu de mon débardeur, collé par l’humidité, en avalant une gorgée de bière. La fraicheur de l’alcool m’a fait du bien. Je me suis laissée tomber dans le moelleux du canapé, alors que la météo se déchainait au-dehors, et croisé les jambes en attendant le récit d’Ethan. J’espérais seulement qu’il ne commence ni à paniquer, ni à s’évanouir, sinon j’aurais pris une douche pour rien.

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Ven 27 Mai - 20:27 (#)

L’orage est là, rendant l’attente électrisante, obsolète. Le tonnerre en témoigne, roulant pendant de longues secondes dans les cieux, renvoyant son écho entre les immeubles délabrés. Le vent vient se joindre à cette mélodie digne d'un concert de métal, sifflant perfidement en s’engouffrant dans chaque interstice. Habituellement, j’aime quand la nature est capricieuse, lorsqu’elle fait ses démonstrations de force, mais là, je suis fatigué, tout me fait sursauter, comme si les monstres rencontrés dans les entrailles de la terre, allaient surgir des bouches d’égout.

Un long soupire suinte de mes poumons alors que je passe ma main sur mon visage, évinçant l’eau qui y ruissèle. On ressemble à des rats mouillés… Je souris à cette pensée, tout en me détestant profondément. Il faut que je cesse, d’une manière ou d’une autre de penser à cette nuit, à ces horreurs qui vivent dans l’obscurité, gaugeant dans la fange humaine. S’ils en sont là, c’est que nous n’y sommes peut-être pas pour rien, nous autres, habitants de la surface. Car à tout bien réfléchir, un rat n’est qu’un petit rongeur, en soit, bien mignon, doté d’une redoutable intelligence.

Le son caractéristique d’une bouteille décapsulée me tire de mes pensées venimeuses. Je recadre ma vision sur la jeune femme et lui sourit en hochant la tête. J’attrape la bouteille, gratifiant l’agent d’un regard chaleureux en guise de remerciement et aspire le petit dôme de mousse s’étant formé sur le goulot. Le goût familier, doux et amer à la fois, est rassurant. Valeurs simples, mais terriblement sûres est réconfortant.

Ses cheveux sont trempés, nimbés de petites gouttelettes scintillantes, restées en suspension, tout comme le reste de son anatomie. Je devrais lui proposer une serviette, j’en ai quelques-unes dans mon casier, toutes propres. Mais pour cela, il faut que je traverse le bureau, pour m’enfoncer dans le vestiaire, source de mes trop nombreux cauchemars. Pourtant, après avoir déposé la bouteille sur la table basse, je me lève.

- Avant que je réponde à toutes tes questions, je vais te chercher une serviette et un pull, tu vas chopper la mort si tu restes dans tes vêtements mouillés. Bon pas sûr que ce soit forcément à ta taille et que cela te plaise, mais ça sera, au moins sec. Bouge pas, j’en ai pour trois secondes.

Et moins si je pouvais. Fonçant dans le bureau que je traverse à la hâte, tout en jetant un coup d’œil à la brèche inexistante, je parviens dans la minuscule pièce contenant mes effets personnels, sors deux serviettes fraîchement lavées et quelques sweat-shirts impeccablement pliés de mon armoire, servant de casier. Un coup de tonnerre plus tard, je reviens, les bras chargés, humant bon l’adoucissant, auprès de la nénette.

- Voilà, alors tiens déjà le linge. Après, qu’est-ce qu’on a de beau. Un magnifique pull rose fluo, vantant les mérites d’une huile de moteur, mais si tu préfères le vert « herbe de printemps », j’ai celui-là qui roule à l’électrique et l’indémodable, mais indispensable, hoddie Ferrari, rouge et jaune pétant, il va de soi.

Je souris, sincèrement cette fois-ci. J’ai tenté de prendre la voix et l’accent de cette célébrité qui présente une émission télévisée sur la mode. J’espère que l’agent Weiss aura reconnu ma médiocre imitation. Sans la moindre gêne, je dégrafe ma salopette, attache les bretelles autour de ma taille, retire le pull détrempé, laissant entre-apercevoir à mon interlocutrice mon torse glabre, recouvert, çà et là, par quelques tatouages mais également de cicatrices récentes. Rapidement, j’enfile un des pulls dont elle ne voulait pas et repose le dernier sur l’accoudoir du fauteuil, dans lequel je prends place.

- Bon voilà, là, c’est déjà plus agréable. Et il te va à merveille, cette couleur sied admirablement bien à ton teint.

Je plaisante, essayant de détendre l’atmosphère, cherchant à repousser l’échéance. Je n’ai pas envie d’aborder ce sujet, de revivre cette nuit, d’alimenter mes cauchemars. Jusqu’à présent, je n’en ai parlé à personne, même Nico n’est pas au courant que j’étais dans ce fameux bus. J’inspire, je prends une longue lampée, rassemblant mes pensées, cherchant à trouver le départ, le point déclencheur, sans réellement trouver le pourquoi du comment.

Mon regard braqué dans le vide, mes paupières papillonnantes plus rapidement que d’habitude, je réfléchis. Que vais-je dire ? Tout ? Rien ? Eux ? Sont-ils réels où était-ce que le fruit de mon imagination comme ces rêves qui agitent mes nuits ? Il faudrait que je retrouve Porsche, pour avoir sa version, savoir comment il s’en sort, comparer nos versions.

La bouteille de bière danse entre mes doigts, passant d’une main à l’autre, le plâtre ne me gênant nullement pour ce petit ballet. Mes coudes sont posés sur mes genoux et mes prunelles azurées fixes sur un point que je suis seul à voir. Après quelques longues minutes, ponctué par le vent, toujours en colère, le tonnerre et les éclairs agitant les cieux, je pousse un profond soupire et me redresse pour m’adosser et dépose, durement mes orbes clairs sur le visage de la jeune femme.

- C’est dingue quand même. Je ne me déplace généralement qu’en moto. La seule fois où je prends les transports en commun, le bus pique du nez pour finir dans les sous-sols de la ville. Sérieux, tu racontes ça à n’importe qui, il te rit au nez. Je hausse les épaules en secouant la tête. Ils ont dit, les enquêteurs, des mecs intelligents qui ont étudié la scène du crime, que c’était un accident prévisible. J’veux dire, si c’était prévisible, pourquoi le laisser se produire ? Pourquoi mette la vie des gens, consciemment, en danger ? Manque de temps ? Je m’en foutisme ? Oubli ? Bref, est arrivé ce qui devait, on a fait le grand saut.

Je revois, comme au ralenti, comme à chaque fois que j’y repense, cette descente qui dure des heures, alors qu’elle n’a duré que quelques secondes. Le fracas, le métal qui se tord, qui s’écrase en hurlant, puis le silence et la douleur qui s’éveille.

- A partir de là, c’est un peu comme dans un brouillard, le choc, je pense, mais surtout, c’est bizarre, car il a fallu remettre l’univers dans le bon sens. Un mec derrière moi est mort sur le coup. La miss, Porsche et moi, on s'est retrouvé dehors, pataugeant dans la merde jusqu’aux genoux. Et y’avait le conducteur… Il faisait des bruits bizarres et son corps se tordait dans tous les sens. Y’avait aussi ce type, coincé sous la carcasse qui beuglait comme un fou… après c’est compréhensible hein.

Je me tais, revoyant le gars, qui y est resté, bouffé par… ce que je refuse de croire. Il était mort lorsque nous sommes partis mais son corps n’a pas été retrouvé. Je bois, lavant les souvenirs, rote discrètement en plaçant ma main devant mes lèvres et lève mon regard, si clair, vers la nénette.

- Tu crois vraiment qu’il y avait un truc surnaturel dans le bitume ? Dans le fait que CE bus plonge dans les tréfonds de la ville ? Est-ce un acte criminel ? Je veux dire, il était tard, si on veut marquer les esprits, on s’attaque aux heures de pointe, non ?
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Sam 4 Juin - 23:57 (#)



Frissons. Les restes de l’averse imbibaient mes cheveux. Ils s’écoulaient lentement contre ma nuque, en suivant le chemin de mes trapèzes, pour se faufiler dans le creux de mon buste et dans le tissu de mon débardeur. Un filet d’air soufflait en permanence dans les interstices des fenêtres ou bien de la porte fébrile, qui combattait tant bien que mal les violents assauts de la tempête d’hiver. Sous cette pluie battante, un panneau de métal mal attaché battait au même rythme que les rafales furieuses, qui frappaient en cœur contre les murs, comme les énormes coups de poings d’un titan en colère.

Ma peau s’est couverte de frissons. J’ai senti mes bras se hérisser, autant à cause des courants d’airs que de la fraicheur soudaine de la bière dans ma main. J’en ai bu une lampée, amère.

« Oh mais ça ira, j’ai connu pire. Ne t’embête pas… » ai-je commencé, mais en vain, le mécanicien s’esquivant sans écouter mes protestations.

Un véritable chevalier servant. Beaucoup trop. Ça a commencé à m’inquiéter. Car j’étais davantage habituée aux trognes renfrognées des cajuns de Mooringsport, des sauts d’humeur de ces petites frappes de Stoner Hill ou du timbre colérique de l’américain moyen dérangé par les fédéraux, que cette politesse excessive. J’espérais secrètement que ces manières-là ne cachaient rien d’autre. Ni un traumatisme psychologique profond, un SSPT ou quoi que ce soit du même acabit.
Encore moins une tentative de drague maladroite. J’ai décollé machinalement le débardeur de mon ventre du bout de l’index, en vérifiant que le tissu moite ne dévoilait rien d’embarrassant. Ça va, tu te fais des idées. Je n’étais pas une beauté à tomber par terre. La vie militaire m’avait laissé des épaules trop carrées, des muscles trop dessinés, des cuisses et des abdominaux trop athlétiques. Rien de charmant. Une moitié d’homme, comme on me l’avait souvent lancé. Or, si les années et les conseils de Zach avaient atténué l’insulte, elle flottait encore aujourd’hui dans un coin du miroir.
Aucune importance. J’ai chassé ces pensées, en relevant les yeux vers l’homme qui revenait du fond de la pièce, les bras chargés d’un improbable amas de linges aux couleurs douteuses. Il m’a lancé une des serviettes sèches et propres, que j’ai aussitôt utilisé pour m’essuyer le visage et les cheveux. Ça sentait fort l’adoucissant bon marché. J’ai posé avec précaution ma bière sur le dessus de la glacière, avant d’essorer délicatement mes dreadlocks imbibées d’eau qui se collaient à ma nuque.

Je me suis arrêtée subitement face à son numéro. Un sourire timide a réussi à se frayer un chemin sur mon visage, tandis qu’Ethan énumérait avec un enthousiasme bizarre ses affreuses acquisitions textiles. Une question m’a brûlé les lèvres. Cet humour, c’est venu avant ou après le traumatisme ?

« Aheu… » J’ai ravalé ma question tant bien que mal. « Je vais prendre le rose, merci. » suis-je enfin parvenue à articuler au bout de plusieurs secondes d’hésitation.

Mécanicien amateur de bières. Serviable. Traditionnel. Un calendrier de routier affichant des pin-up aux seins nus et volumineux devant des bolides neufs, devait sûrement trainer dans un coin, si l’on suivait cette logique. Je me suis décidée à suivre ces mœurs-là. Cambouis et bière de l’Amérique très profonde. Le rose pour les filles, le bleu pour les garçons. On m’aurait sans doute affublée du bleu à une époque lointaine, durant une autre vie en Pennsylvanie, où mon cœur pourrissait de lui-même.

Whatever.

J’ai enfilé cet affreux morceau de textile rose, dont le devant était atrocement décoré des lettres en bleus brillants et fluos, vantant les mérites d’une huile de moteur. "Huile de haute qualité pour tout faire coulisser". Génial. J’ai enroulé la serviette, d’un blanc modeste elle au moins, tout autour de mon cou, m’enrobant aussitôt d’une chaleur bienvenue et confortable, qui s’est lentement installée à l’intérieur de cet affreux pull. Il avait le mérite d’absorber les restes d’humidité mal placés sous mon débardeur trop fin. Les blagues de routiers, je préférai les éviter avant qu’elles n’existent.

« Merci. Je suis presque tentée de le porter pour le boulot, » ai-je plaisanté à moitié, avant de me réinstaller dans le confort moelleux du canapé neuf. Deva m’aurait tué. Barrois aussi.

Alors, autour de nous, avec nos bières à la main, le silence factice s’est installé. Il était entrecoupé des hurlements du vent, des roulements de tonnerre lointain, et la sarabande insistante de l’averse. Je n’ai rien dit durant un moment. J’ai observé discrètement l’attitude d’Ethan, en essayant de me cacher derrière ma bière ; j’ai tâché de décrypter ses mimiques, ses tremblements, ses soupirs, et ce regard voilé qui fixait le vide. Tout son être trahissait une anxiété profonde. Je n’étais pas surprise.
Je l’ai laissé réfléchir à loisir à sa manière de raconter cette terrible nuit, à cracher l’amas de noirceur que je devinais bloquée au fond de sa gorge, et qui devait peut-être même l’empêcher de dormir. Je ne voulais pas le brusquer, encore moins risquer de le braquer contre moi en réveillant ses peurs.

Finalement, tout est sorti d’un seul tenant. Il a commencé son récit d’un ton doux-amer, et je me suis contentée de murmurer deux ou trois mots pour l’encourager. « Oui, c’est dingue... »

Ethan s’est mis à tout déballer. Je me suis concentrée pour ne rien rater. J’ai tendu l’oreille, absorbée par ce début de récit, et malgré la tempête rugissante au-dehors, toute mon attention s’est focalisée sur lui, sur les contorsions de ses mains, sur ses rictus nerveux. Peines, stigmates, peurs, ai-je cru lire, et ça n’avait rien d’inattendu. Je n’ai cru discerner aucun mensonge. Aucune invention. Il avait bien l’œil hanté du soldat revenant du front, ce regard vide et incertain que j’avais vu déjà trop souvent.
Je me suis tassée, muette et attentive, dans ce canapé, entre l’accoudoir et le coussin, en hochant la tête de temps à autre, entre deux gorgées de bière. Elle avait tiédi. Je m’en suis à peine aperçue.

« C’est difficile à dire à ce stade, pour l’instant je me contente de récolter les informations. Après, on met les choses bout à bout et on essaye de discerner des schémas. »

Mensonge. Un petit, du moins. Appelons ça, les intuitions de l’enquêtrice. Derrière mon air calme et pensif, certains détails de son récit s’assemblaient bout à bout, dessinaient des contours, et créaient des hypothèses que je n’aimais pas. Prévisible, ou bien préparé ? Un chauffeur victime, ou complice ? Marquer les esprits, ou bien dissimuler un acte prémédité ? Certaines créatures vivaient en groupes, nous le savions bien, et encore d’autres se multipliaient à force de contaminations. L’idée me parut plausible, et je la rangeai pour l’instant dans un coin de ma tête, avant de reprendre la discussion.

« Mais il faut aussi prendre en compte que beaucoup d’infrastructures de la ville ont été abimées lors d’Octobre 2019, et certains endroits sont encore en travaux. D’ailleurs, beaucoup de gens travaillent dans ces souterrains, et personne n’a rien signalé d’étrange. »

Je lui ai adressé un sourire qui se voulait rassurant, en haussant les épaules. « Je ne dis pas que ce dont tu parles est une invention, surtout pas. Mais un CESS travaillant comme chauffeur et perdant le contrôle suffirait pour provoquer un accident. Rien qui implique un grand complot souterrain. »

L’homme avait vu quelque chose, voilà qui était certain. Pourtant, à ce stade, je me refusais à tirer une quelconque conclusion, encore moins évoquer devant lui mes théories les plus alarmantes. J’ai fait mine de réfléchir en remuant pensivement ma bière d’une seule main.

« Tu dis avoir vu au moins une créature, c’est ça ? Mais ça pourrait être la même, le chauffeur, non ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ensuite, une fois que le bus s’est encastré dans les souterrains ? »

Je me suis redressée légèrement, en me penchant vers Ethan. Mon atroce pull rose bonbon cassait en bonne partie la solennité du moment et le réconfort que j’essayais de lui apporter, mais pourtant mon intention était authentique. J’ai essayé de lui offrir mon sourire le plus chaleureux.

« Je sais que ça doit être difficile de revivre ça dans une conversation, donc si tu préfères revenir en parler plus tard, rien ne presse. Et puis, si tu as besoin de quoi que ce soit, quelqu’un pour t’écouter, ou bien une protection, c’est aussi mon boulot de veiller à ça. »

Au moins un CESS était impliqué. C’était suffisant pour intéresser un minimum la NRD. J’ai noté dans un coin de ma tête de me renseigner rapidement sur ce chauffeur ; avec l’heure de l’accident et les fichiers de la Greyhound Line, il devait sûrement être possible de récupérer son identité. J’ai ajouté rapidement, en baissant d’un ton, malgré les tambours que battaient la pluie contre les fenêtres.

« Mais, je serais très contente si tu m’aidais à comprendre ce qu’il s’est réellement passé ce soir, on pourrait éviter que ça arrive à d’autres, et aller de l’avant. »

Voilà le cœur de l’affaire. Un incident avec un CESS perdant le contrôle, c’était gérable. Un accident provoqué délibérément par une communauté cachée, beaucoup moins. J’espérais me tromper.

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Mer 6 Juil - 16:21 (#)

Les plaintes de la tempête se muent en grognements, en cris aigus non attribuables à un être humain. Les murs transpirants, luisent sous notre faible éclairage, semblent colporter des bruissements et des grattements inquiétants à travers les murs épais. Je ne veux pas revivre encore et encore cette nuit. Je dois trouver un moyen de me débarrasser de ces cauchemars qui hantent, jour et nuit, mon esprit. Et si je lui déballais tout, là maintenant, sans omettre le moindre détail. Que cela paraisse idiot ou pas. Elle est venue pour récolter des informations, autant tout lui donner. Je ne sais pas ce qui se balade dans les égouts, même si j’en ai une vague idée, mais je refuse de l’admettre. Un jour, je descendrai peut-être dans les entrailles de Shreveport et je me confronterai à cette réalité, avec un risque potentiel d’y laisser ma peau.

Je bats des paupières, afin de refaire surface, de me débarrasser de ses filaments poisseux qui collent à mon esprit. Ça ne les efface pas, mais au moins je suis capable d’agir, de faire semblant, de donner le change.

Mes questionnements ne trouvent pas de réponse. Elle hoche la tête, écoute, semble réellement intéressée, presque compatissante jusqu’au moment où une phrase tombe, murant mes bonnes résolutions de lui livrer tout mon savoir, tout mon vécu, scellant mes lèvres sur cette terriblement nuit.

Je me doute bien qu’il y a toute une faune qui travaille sous terre, faut bien que quelqu’un s’occupe de la fange de la population ! Hormis le fait que j’ai beaucoup de respect pour eux, ne voulant à aucun prix, faire leur boulot. Toutefois ça m’étonnerait fortement que quelqu’un soit là pour les écouter si un jour ils tombent sur un espèce de rat géant, sorti d’un boyau terrestre, cherchant à happer le premier imbécile qui a la malchance de s’en approcher de trop près. Les pauvres gars qui triment dans sous les « gens bien-pensants » ne vont pas oser ouvrir leur gueule sous prétexte qu’ils ont aperçu des rongeurs dans les égouts… C’est une fatalité, une réalité. Ces bestioles ont toujours vécu là où les humains, les ont relégué, les forçant à patauger dans notre merde. Pas étonnant qu’ils nous en veuillent dès qu’on met un pied sur leur territoire.

Mais maintenant les choses ont changé. Animal ou homme-bête, les lois ne sont plus les mêmes. Ils ont le droit d’exister et nous, nous devons nous adapter, ceci même, s’ils ont toujours vécu dans l’ombre de notre savoir.

Je relève la tête et fronce les sourcils en secouant la tête. Comment dois-je interpréter cette phrase qui, je suis certain, est tout à fait banale dans son esprit. Je bute, j’ai envie de me lever, de crier et d’insulter la terre entière, mais je reste là, à la regarder sans vraiment la voir. Acide, ma voix se fait plus dure, abandonnant le ton de la narration.

- A aucun moment je n’ai parlé de complot. Je ne peux même pas imaginer que cet accident ait été prémédité. Le sol s’est dérobé sous les roues du bus, certainement dû à des évènements antérieurs, comme tu l’as si bien souligné. Ça s’arrête là.

Je marque une pause, adoptant un timbre moins caustique, elle n’y est pour rien la Nénette, son boulot est de supposer le pire, enfin je crois. Elle me relance, veut connaître la suite. J’hésite. Ma mémoire est intacte, je sais ce que j’ai vu, ce que j’ai senti lorsque le rat géant est sorti de son trou, lorsqu’il m’a bousculé, lorsqu’il a voulu entraîner Morgane au fond de sa tanière. Nous l’avons tous vu et nous savons très bien, tous les trois, ce que c’était, même si nous n’avons jamais verbalisé ce passage.

- J’ai dit que je ne savais pas ce que j’ai vu. Oui, il s’agissait bien du chauffeur, je me souviens très bien de son uniforme, des boutons qui ont été propulsés dans tous les sens lorsque sa chemise a éclaté. Mais je dois t’avouer que je ne me suis pas attardé sur lui.

Mensonges.

- Il était dans l’ombre et vu les bruits qu’il faisait, on avait juste envie de se casser, très loin et très vite.

Et pourtant je me souviens de chaque seconde. La vision ne pourra jamais quitter ma mémoire. Dans la lumière des warnings, clignotant à un rythme bien trop régulier, la peau du chauffeur s’est recouverte d’un pelage brun, les poils collant les uns aux autres, sous l’effet de l’eau et ce bruit, ce terrible bruit des os qui craquent et se déforment.

Je bois ma bière, le goût âpres, rappant ma gorge est plus que bienvenu. J’ai envie qu’elle s’en aille, elle et sa glacière. Je ne lui en veux pas personnellement, mais elle a bien joué son rôle, apportant la sainte boisson de tous les hommes. Son côté informel et le fait d’être une femme, on se laisse aller à la confidence. Et malgré ses paroles apaisantes, elle relance, pose des questions et encourage à la volubilité.

- En effet, ce n’est pas simple d’y repenser. Je lève mon regard sur elle et toutes mes aigreurs à son encontre se volatilisent. De minuscules perles d’eau sont encore nichées au creux de sa chevelure d’ébène et son sourire doux ramollit toute conviction de la virer, séance tenante. Je soupire et finis par esquisser un sourire. C’était une sale nuit, dans tous les sens du terme, et m’y replonger, c’est compliqué. Le pire, c’est que j’ai vraiment pas grand-chose à dire. J’ai bien peur que tu ne te sois déplacée pour rien. Bon, tu as au moins gagné un « magnifique » pull avec une inscription tellement… tellement… j’en perds les mots. Je secoue la tête, faut que je lui donne quelque chose, ne serait-ce que pour la remercier pour les bières. Je pense en effet qu’il s’agissait du chauffeur, je ne vois pas bien qui ou quoi cela pourrait être d'autre. Mais dis-moi, pourquoi la NRD enquête-t-elle sur ce qui s’est passé dans les sous-sols. Parce qu’en fin de compte, ce n’est qu’un fait divers.

Ma bouteille est vide, je grogne et lorgne sur cette foutue glacière, la voyant comme une corne d’abondance.

- Je peux ? Sans attendre de réponse, je me sers, en toute impunité et poursuis mon récit. On a examiné le plafond, on a cherché une sortie, mais tout était écroulé. Le gars qui était coincé sous l’avant du bus est mort, on n’a rien pu faire. Vous avez retrouvé son cadavre ? Et celui du gars dans le bus ? Du coup, ben on a pris le premier boyau qui s’offrait à nous. On ne savait pas où on allait, mais on ne pouvait pas rester là, avec l'autre énergumène qui s'était transformé en rat géant. Y’avait pas d’escalier qui remontait à la surface, rien, alors on a avancé.

Un sentiment d’oppression me gagne, le même que lorsque je me trouvais dans les tréfonds de la terre. Je hais cette impression qui comprime ma cage thoracique, me faisant croire que j’étouffe. Je me redresse sur mon siège et inspire profondément, forçant mentalement à faire taire mes battements de cœur bien trop intenses.

- On t’a envoyé ici pour savoir ce que j’ai vu, ok. Mais qu’est-ce que je suis supposé avoir vu ? Qu’est-ce qu’il y a là-dessous ? Es-tu déjà descendue dans les souterrains de la ville ? As-tu vu quelque chose ? Que sais-tu des habitants sous la ville ?
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Sam 16 Juil - 22:40 (#)



Une rebuffade. Prévisible. Elles étaient aussi courantes dans ce boulot que les armes dans les caches des pick-up de l’arrière-pays. J’ai laissé couler. Une rasade de bière et un sourire, toujours le même.

J’ai jeté brièvement un coup d’œil au-dehors, à la recherche de l’inspiration.

La tempête a roulé sur l’horizon comme les chenilles d’un tank, et avec elle, un crépuscule prématuré s’est accumulé sur les Silver Tools par grandes touches d’ombres mouvantes, colériques, sur fond de tonnerre grondant. Une obscurité hachurée par la pluie est tombée telle une couverture usée autour des carcasses de voitures, brièvement éclairées par les éclats de la foudre. À leur tour, les cheminées des usines ont été avalées dans cette chape de moiteur et de fureur, que le vent ne dispersait plus.

J’ai inspiré lentement en revenant à Ethan ; les courants d’air sentaient fort la terre détrempée et rouillée par les carlingues désossées que l’averse martelait d’une colère hystérique.

« Ce n’est pas grave… » ai-je murmuré sans poursuivre, comme l’homme continuait de dérouler le fil de ses pensées.

Non, ce n’est jamais simple de revenir sur ces choses-là, ai-je pensé pour moi. J’ai remué la bière sans y toucher. Je sentais l’amertume de l’alcool éparpiller mes pensées et m’attirer dans les souvenirs.

Kaboul. Chambre 25. Un lit aux couvertures rêches. Un hôtel miteux qui sent la sueur et la cuisine trop épicée. Encore six heures avant que le bus de l’armée ne vienne récupérer ces soldats parés à rentrer au pays. Une mouche tourne autour du ventilateur usé au plafond. J’ai faim. Je n’arrive pas à dormir.

Une bourrasque a frappé le rideau de fer dehors. J’ai été extirpé du passé. Ethan m’a regardé avec sa main tendue par-dessus la glacière de bières, et s’est servi sans même attendre ma réponse.

« Fais. » Peu importe. Mon sourire a vacillé un instant, non à cause de ses manières, mais parce que cette discussion ranimait des cicatrices encore sensibles.

Je me suis agitée dans le canapé. J’ai avalé une longue rasade de bière, sans l’apprécier le moins du monde, tandis que Ethan Roman poursuivait son récit décousu, ponctué des sourires nerveux et de tics crispés. Je n’ai rien dit. Ça n’aurait servi à rien. Je le savais d’expérience, malheureusement.

« Personne ne m’a envoyé. » Je me suis redressée confortablement contre le dossier, en déposant ma bouteille de bière enfin vide contre l’un des coussins.

« Je suis venue de ma propre initiative, sur mon temps personnel. Ce n’est pas la haute hiérarchie qui s’intéresse aux faits divers comme tu dis, malheureusement. Et malheureusement aussi, toutes les tuiles qui tombent sur monsieur tout le monde, en général, ça n’intéresse personne. À part moi. »

Je me suis frottée le menton, pensive. « Je te dis ça très honnêtement entre nous, bien sûr. »

« Personnellement je ne sais pas ce que tu as vu, je ne sais pas ce qu’il y a dessous. C’est la raison de ma visite d’ailleurs. Tu as vu ce que tu as vu, je ne suis pas là pour émettre un jugement. Tout ce que je cherche à savoir, c’est est-ce qu’il existe un danger pour la ville là-dessous, et est-ce que je dois y descendre pour y remédier. »

Y remédier. Les deux mots ont résonné dans mon crâne comme le claquement sec d’une balle. J’ai senti mes yeux se voiler, à mesure que ma mémoire affluait et polluait mes réflexions.

Kaboul. Chambre 26. Jimmy qui se retourne dans son lit. Jimmy qui souffre. Jimmy qui pleure. Parce que les brûlures dans son dos et sur la moitié de son visage lui font souffrir le martyr. J’entends ces lamentations à travers les murs épais comme du carton. J’ai la nausée. J’ai sa voix dans ma tête. Je l’entends encore me raconter comment c’est arrivé. Comment le vent s’est enflammé. J’entends sa voix qui flanche. J’entends plus tard l’aboiement de son arme de service. La balle qui creuse le plafond au-dessus de son lit. Le choc lourd contre le plancher. Puis j’entends le silence. Rien d’autre.

J’ai soupiré. Longtemps. Comme après une séance d’apnée et, devant moi, ce ne sont plus les traits brûlés de Jimmy que je fixais, mais ceux soucieux d’Ethan. J’ai dû rêvasser.

« Désolée, je réfléchissais » ai-je rapidement placé comme banale excuse, qui m’a paru terriblement malpolie avant de reprendre.

« Tu sais, quand j’étais dans l’armée, raconter ce qui nous empêchait de dormir la nuit, c’était aussi très difficile. Parce que ça ne se faisait pas, parce qu’on avait l’impression de se rabaisser, parce que le temps guérit tout, parait-il. En vérité, le temps ne guérit rien. »

J’ai cherché les mots. Je n’avais aucune envie de confesser quoi que ce soit de personnel, surtout à quelqu’un que je venais de rencontrer, mais j’avais à présent la certitude de tenir le bout d’un fil, et que cette discussion me permettrait de le remonter. J’ai déposé ma bouteille de bière vide dans le fond de la glacière, et j’ai poursuivi, en me massant machinalement l’avant-bras droit.

« Ce qui nous a profondément marqué, ou qui est important pour nous, reste. Ce qui nous fait mal aussi. En parler ne résout pas toujours les choses, quoi qu’on en dise. Mais c’est un premier pas pour accepter la réalité. Quand j’étais dans l’armée comme je te disais, je l’ai constaté. J’ai vu des gars et des femmes solides en opération, s’effondrer plus tard d’un ennemi qui n’existait qu’en eux. C’était le silence, l’isolement, le refus d’en parler, ou même le refus d’être écouté. »

Je suppose que j’ai été l’une d’elles moi aussi, ai-je réfléchi à part moi, en fouillant la poche droite de mon pantalon. Ma main a rencontré la petite carte de visite toute écornée de mon bureau, que Deva nous avait fourni ; je l’ai déposé lentement sur le couvercle de la glacière, bien en évidence.

« Note que je n’essaye pas de te faire la leçon. » Je lui ai souri à nouveau. « Je cherche juste à te dire que si tu as besoin d’en discuter, de chercher à comprendre, n’hésite pas à m’appeler. On n’est pas obligés de continuer aujourd’hui. Mon boulot c’est d’aider, pas de te pourrir la vie. »

Au loin, le fracas du tonnerre a claqué sèchement. Comme une balle, me suis-je dit bêtement, en me redressant sur le canapé. Je n’avais aucune intention de le forcer. Je n’osai pas le faire. Aujourd’hui encore, je ne connaissais toujours la meilleure manière de tendre la main ; même après toutes ces années de métier, même après ces nuits à Kaboul. Je savais seulement vider les balles des barillets. J’aurais voulu faire mieux.

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Cannot a Beast be tamed
Ethan Roman
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Cannot a Beast be tamed
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En un mot : Loup-garou
Qui es-tu ? : Pas de bible sous l’oreiller, seulement un revolver | Ethan & Selma Design10
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Thème : Ohne Dich / Rammstein
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ASHES YOU WILL BE

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Sam 3 Sep - 20:04 (#)

Les souvenirs défilent et visiblement pas seulement dans ma caboche. Elle semble perdue dans ses propres pensées, dans son vécu. Même si ma curiosité a tendance à venir gratter là où ça fait mal, je m’abstiens. Y’a des choses qu’on a pas envie de partager et encore moins avec un étranger. Ce qu’elle a pu vivre, doit de loin surpasser mon escapade dans les entrailles de la terre. La guerre est un mal dont on ne guérit pas. Ses démons doivent être plus hargneux que les rats qui grouillent dans chaque recoin des tréfonds de la ville. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de comparaison et ce n’est pas une course pour dire qui a vécu le plus d’horreur.

Je pince les lèvres en secouant la tête, émets un rire sans joie, à la limite du sarcastique. Evidemment que les hautes instances ne s’intéressent pas à un truc aussi banal qu'un accident de bus. Qu’est-ce que j’avais imaginé ? En plus, il n’y avait eu que deux morts, un disparu et trois rescapés. Sans oublier que les deux mecs qui ont clamsé, étaient des trafiquants. Cela faisait toujours de la racaille en moins.

- Pourquoi ? Pourquoi, toi tu t’y intéresses ?

Sa vie est-elle tellement vide qu’elle n’a que ça à faire ? Enquêter sur des faits divers dont tout le monde se fout ? La bière descend vite, peut-être même un peu trop. Faudrait que je ralentisse ou que je pense à manger un truc. La fatigue aidant, je vais être bien éméché avant même de rentrer.

- T’inquiète, je comprends parfaitement. Maintenant, je ne sais pas si une menace existe mais ce que je sais, c’est qu’il y a bien quelque chose là-dessous. Quoi ? J’veux dire, dans les égouts y’a pas trente-six solutions. A moins qu’une nouvelle race soit sorti d’on ne sait où… ça me paraît presque évident.

Je hausse les épaules et élève les sourcils rapidement. L’orage s’éloigne, mais les roulements profonds de la tempête résonnent encore. Elle ne peut pas descendre seule dans cet enfer. Elle ne reverrait jamais le ciel.

- Y remédier, je répète bêtement sa conclusion en secouant vigoureusement la tête. Tu ne vas pas descendre toute seule. Si c’est ce que l’on pense, imagine un peu la population qui grouille là-dessous. T’as jamais vu lndiana Jones ? Même avec un lance-flamme tu n’en viendrais pas à bout.

J’ai presque envie de lui dire que si elle décide réellement de patauger dans la merde, qu’une folle envie de l’accompagner, commence à me gagner. Mais l’idée de me retrouver dans ces tunnels étroits et bas de plafond, me fout une trouille terrible. Pourtant, je sais que cela serait le meilleur moyen de chasser mes cauchemars. Soigner le mal par le mal.

Son passé est là, il ne l’a pas quittée, c’est flagrant. Mais elle vit avec lui, l’a peut-être accepté. Ils cohabitent comme je le fais avec la disparition de Garance. Il n’y a pas un jour où je ne pense pas à elle.

- Le temps ne les guérit peut-être pas, mais ils se tarissent sans jamais nous quitter. J’ai perdu ma femme il y a quelques années, en Europe. C’est dur d’en parler, ça fait terriblement mal, ça ravive le manque. J’étais au village, elle était dans le verger pour cueillir des pommes. Quand je suis rentré, son corps avait été déchiqueté, étalé sur plus de cent cinquante mètres. J’inspire profondément comme si je pouvais chasser cette image de ma mémoire. Les autorités ont vaguement enquêté et ont déclaré que c’était un « bête » accident. Ils m’ont même soupçonné pendant un instant. Forcément, l’étranger du village. Ses restes ont été brûlés, j’ai jeté ses cendres dans l’océan et je suis parti. Je suis capable de raconter cette histoire à présent, mais la douleur qu’elle engendre ne tarira jamais. J’aimai ma femme et je n’ai pas été là pour la protéger. Je marque une pause, mes doigts jouent avec l’anneau qui orne encore mon annulaire. Je ne sais même pas pourquoi je te raconte tout ça, ce n’est pas à l’ordre du jour. Mais je ne pense pas que relater, ressasser le passé guérisse la raison. Si on doit s’abandonner à la folie, quoi que l’on fasse, elle s’emparera de nous. Toutefois, j’apprécie ton offre et je garde ton numéro.

Je relève la tête et lui souris. J’ai dévié sans m’en rendre compte. Ce qui s’est passé en Irlande, doit y rester, même si j’ai emporté l’âme de ma chère épouse avec moi.

- Elle s’appelait Garance.

Ma bière est terminée, la discussion également. Je me lève, la tête me tourne légèrement. Le manque de sommeil et l’alcool ne font pas bon ménage. Le fait d’avoir partagé quelques visions avec Selma me rend plus léger. Finalement, elle a peut-être raison pour certains sujets.

- Je vais descendre en ville, aller manger un bout au Voodoo Café, Wil', le tenancier est un chouette gars. La bouffe est bonne en plus. On pourrait continuer de parler là-bas si tu veux ? Accompagne-moi et tu me raconteras, à ton tour, quelques horreurs qui te bousillent le cerveau. J’accepte ta proposition, de venir m’épancher sur ton épaule, à condition que ce soit réciproque. Je ne connais rien de toi, je serai un auditoire parfaitement neutre. Qu’est-ce que tu en dis ?

Quittant le coin « attente », je ramasse les bouteilles vides pour les jeter dans la poubelle « verre ». Il reste les lumières et l’ordi à éteindre, puis à me changer.

- Et t’inquiète pas, je ne suis pas en train de monter un plan drague ! Tu as cinq minutes pour réfléchir, le temps d’enfiler des vêtements moins crasseux.
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Sam 17 Sep - 22:45 (#)



L'inconfort m’a tenu éveillée. Durant notre discussion, l’eau de l’averse s’était lentement écoulée de mes dreadlocks moites et s’était infiltrée à l’intérieur du col de l’affreux pull rose. Une caresse froide et douce. Comme des doigts délicats. J’ai frissonné. J’ai observé pensivement l’horizon assombri par les averses successives, où les bourrasques chassaient les nuages d’orage à grands traits de pinceaux rageurs. Les éclairs, loin derrière les cheminées érodées, faisaient encore pulser les couleurs de cette palette crépusculaire aux touches veineuses et blanchâtres comme un cœur à l’agonie. Une odeur de terre brûlante s’était infiltrée à l’intérieur, et les courants d’air transportaient des senteurs salines.

J’ai commencé à ressentir des picotements dans les muscles des jambes. L’immobilisme me sciait mal et à cette heure avancée de la soirée, mon attention vacillait. J’ai repoussé l’envie de vérifier l’heure.

Pourquoi tout cela m’intéresse, moi ?

J’ai levé les yeux vers Ethan. Ces quelques mots se sont découpés au milieu de la conversation, telle l’arête écaillée sur le dos d’une mauvaise bête. Je l’ai fixé, tristement. Désolée que dans son esprit, il n’existe nulle place pour la bonté. Qu’il n’existe nulle possibilité que quelqu’un puisse offrir de l’aide sans rien attendre en retour. Qu’il n’existe nulle force sur laquelle se reposer, nulle main tendue pour les âmes dans le besoin. L’humanité dépouillée de sa raison. Pourtant, j’étais encore là. À l’intérieur de moi ne se dissimulait aucune intention malveillante, aucun profit, aucune duperie ; je n’avais pas été fabriquée ainsi. Il n’existait que mon cœur faible et sa stupide bienveillance. Mon vieux fardeau.

J’ai lâché un soupir, où sourdait un rire désabusé.

« Parce que c’est mon boulot. Je suis faite pour ça. Je suis capable de le faire. Parce que cette ville a besoin de personnes sachant remédier aux problèmes sans réclamer des médailles. »

J’ai voulu ajouter autre chose, mais les mots sont morts en remontant de mon cœur, tel un bouchon amer. Le silence a étouffé le reste. Ce bon vieux silence. Cet éternel mutisme. Grand pourvoyeur de ma vie. À la place, le garagiste s’est lancé dans un récit à cœur ouvert sur sa vie passée et ses pertes, où les sentiments affleuraient à sa surface, comme de vilaines blessures. Je n’ai rien dit durant tout ce temps. Cela n’aurait servi à rien. Je savais écouter, beaucoup moins guérir ; et comment aurais-je pu le faire, alors que moi-même demeurait toujours couturée de vieilles cicatrices douloureuses.

Le silence s’est étiré, mauvais. Un nom l’a comblé, un instant. J’ai hoché la tête.

« Je suis désolée, je n’ai pas voulu réveiller de mauvais souvenirs, » ai-je soufflé, incapable de trouver les mots justes.

Au-dehors, le vent s’est assoupi. Les planches mal fixées ont cessé leur vacarme et, suivant le tempo comme un orchestre, les averses auparavant furieuses se sont muées en un crachin lourd et épars. Je me suis redressée lentement sur le canapé. J’ai refermé le couvercle de la glacière à bières, pensive, et surtout consciente que j’allais rentrer avec peu d’éléments convaincants. L’haleine alcoolisée et le cœur pris d’un mal de mer. Un jour comme un autre, ai-je songé avant de reporter mon attention vers la surprenante, et peu engageante, proposition d’Ethan. Je me suis renfrognée en l’écoutant.

« Pas cette fois, non merci. »

Ça m’apprendra à l’ouvrir trop. Les écueils de la vie m’avait appris à taire mon passé militaire. J’avais appris à l’enterrer au fond de moi. Cela valait mieux ainsi. Quand le lustre du récit guerrier s’écaillait, la réalité du terrain se révélait, sale, souffrante, infamante et brutale ; comme un ver au milieu d’une pomme, que les civils auraient voulu appétissante. Personne n’aimait savoir, en vérité.

« Je vais rentrer, il se fait tard et je voudrais éviter d’être prise dans la prochaine tempête. Si jamais tu changes d’avis, ou que tu as besoin de mon aide, tu sais où appeler. J’espère sincèrement que tu arriveras à retrouver le sommeil. »

Quant à mes sentiments, je les ai refoulés au fond de moi. Verrouillés. Place au professionnalisme. Je n’avais d’ailleurs jamais eu l’intention de lui raconter ma vie, et encore moins de m’épancher dans un bar avec un inconnu. Lui ou un autre. Moi et mes démons étions habitués à rester ensemble, seuls à seuls, à s’affronter en silence. Je savais encaisser toute seule. Je me suis alors levée.

« Pour le reste, je m’en occupe. S’il y a quelque chose à tirer de cette affaire, je prendrai les décisions nécessaires. » Seule. Comme souvent ces dernières années. J’ai ravalé ces mots-là.

« Merci pour le pull et pour la discussion. Pas besoin de me raccompagner à la voiture, je trouverai le chemin. Passe une bonne soirée. »

J’ai ramassé la glacière, et je suis sortie sur le pas de la porte, où une rafale humide m’a accueilli. J’ai pris une longue inspiration. L’horizon commençait à blêmir sous l’effet des lumières nocturnes de la ville. L’averse continuait inlassablement, ses voluptueuses gouttes d’eau emportées par le vent, et le tonnerre roulait encore faiblement au loin. J’ai commencé à descendre l’allée. J’avais hâte de rentrer. Demain, j’avais encore du boulot. Beaucoup de boulot.

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