La braise incandescente d’une cigarette flotte dans l’obscurité d’une ruelle à l’écart de la ville de Shreveport. L’odeur des détritus qui jonchent le sol huileux est à peine masquée par l’odeur de la cigarette. Pendue aux lèvres d’un Jenaro las, elle se consume sans l’aide du vampire. Elle ne sert qu’à lui donner une raison d’être là où il est, à attendre la personne responsable de sa présence à l’arrière de cette salle de spectacle miteuse. Le mégot de la cigarette passe d’un côté à l’autre de la bouche de l’ex-corsaire, évitant de justesse la moustache multi centenaire qui ceint sa lèvre supérieure. Immobile comme seul un caïnite peut l’être, il attend. La fonction de Nettoyeur diffère d’un Essaim à un autre, Jenaro le sait mieux que personne. Londres, Paris, Billings. Chacun des essaims qu’il a fréquentés lui a attribué plus ou moins de responsabilités. À Billings, son dernier Essaim, il a été pendant plusieurs dizaines d’années enquêteur, bourreau et nettoyeur. C’est lui qui dénichait les renégats et les trainait devant les Primogènes voire devant les Juges selon la gravité des actes commis. Il faisait disparaître les scènes de crimes et les coupables aussi discrètement qu’on mouche une bougie. À Shreveport les silos fonctionnels étaient… et bien fonctionnels. L’Essaim de Shreveport est plus important que celui qu’il a quitté à peine quelques mois auparavant. Chaque fonction est attribuée avec soin et bien que le Régent de Billings ait vanté ses mérites, Coleman prend ses précautions. Que astuto.
Le Régent lui a attribué une affaire vieille de plusieurs mois. Sombre histoire de fête illégale au printemps dernier, des morts par dizaine, CESS et humains. Le coupable n’a pas encore été retrouvé, très certainement parce que l’Essaim ne s’en souciait guère jusqu’à ce que Jenaro arrive. Le soupir qu’il pousse n’a rien de satisfaisant. Qu’est-ce qu’il est venu foutre ici ? La réponse lui apparaît sous la forme de deux visages fantômes avant que des bruits de pas venant de l’intérieur du bâtiment ne le ramènent au moment présent, à sa mission. La seule – certes minuscule – source de lumière de la ruelle est écrasée sous la santiag du Nettoyeur. Il est encore dissimulé dans l’ombre quand l’orchestre s’échappe en marée humaine de la salle des fêtes. Il repère facilement la tête blonde qu’il suit, dissimulé par son Voile de la Nuit jusqu’à ce qu’enfin ils soient seuls, tout au bout de cette ruelle désormais vide. Le visage qui apparaît alors devant elle n’est pas le sien. Il a gardé la peau burinée et la moustache qui lui appartiennent, réorganisant sa structure osseuse pour se faire passer pour un hipster de la côte Ouest et ce, jusqu’à l’accent américain qui claque dans cette nuit d’encre. « Heidi Janowski ? » Jenaro prend une discrète inspiration, d’apparence humaine mais qui ne sert qu’à imprégner ses narines de son odeur. Il est difficile de déterminer s’il l’a sentie dans ce hangar, des centaines de personnes y ont laissé leur marque, d’une façon ou d’une autre et la puanteur du mal qui a sévi ce soir-là rendait ses sens aussi inutiles que ceux d’un humain. « Je m’appelle Hugues, je travaille pour l’Essaim. J’ai besoin de te poser quelques questions. » Faux, vrai, vrai. « Ça ne prendra que quelques minutes. » Vrai ou faux ? Il ne s’approche pas d’elle, ne fait aucun geste brusque. Mortellement immobile, il attend, encore. Dommage qu’il ne soit pas très patient.