Le doigt de June tourne sur le verre, doucement, à l’appréciation du rythme de la chanson en cours du groupe. Des amateurs profitant d’une scène ouverte pour se produire. Ils sont presque autant dans la salle qu’eux sur scène, et pourtant, que ce soit n’importe quel membre du groupe, leur visage rayonne à chaque note qui sort des amplis. Les inspirations groove et rock se mélangent à la perfection dans leurs compositions, leurs reprises également, qui s’enchainent doucement, à leur propre envie, tant que personne ne vient les déloger.
L’hiver s’est installé sur la cité des portes, et les tensions ont continué de monter. Le regard vide, June se questionne. Combien de temps pourra-t-elle continuer à supporter cette vie mondaine, à faire semblant d’accepter le comportement des hommes et de femmes qui croisent sa vie ? Chaque jour, de nouveaux problèmes, de nouvelles altercations. La sorcière de La Bloom l’a mise en garde, lui conseillant de se protéger, d’essayer un peu plus de se fondre dans la masse. June avait souri à la remarque, ce qui avait irrité sa mentor. Il y a une différence entre passer à travers les mailles du filet et s’intégrer à la population, avait rétorqué la vieille fleuriste.
Une nouvelle gorgée de sa bière, une locale, aux forts senteurs d’agrumes, amère ce qu’il faut ; et son regard balaye la pièce sans prêter gare aux personnes qui s’y trouve. Le bar, un peu à l’écart de la grande rue, n’est ni très réputé ni très mal famé, simplement mal placé pour fonctionner correctement. C’est cette dernière caractéristique qui a poussé June à franchir les portes. La décoration y est sobre, quelque part entre le mythe américain et le traditionalisme louisianais. Les guirlandes de couleurs pendent au-dessus du comptoir, où s’alignent les bouteilles de rhum et de whisky, tandis que les trois tireuses se présentent à vous sur le côté. Ils sont deux derrière le comptoir, un homme et une femme, tout deux assez jeunes, des étudiants en quête d’un petit boulot probablement.
Quelques tables font face au bar, puis s’ouvre la petite salle aménagée pour le concert. D’autres tables viennent agrémenter les abords de la scène, et sur le fond, quelques alcoves, des bancs en vis-à-vis, immobiles, qui forment quatre ou cinq boxes, idéal pour s’isoler un petit peu. C’est dans un de ces boxes qu’a été se terrer l’outre avec sa bière. A côté d’elle, posé en vrac, sa veste, brune, un peu épaisse. Les jambes croisées, le jean enfoncé dans les chaussures montantes, le débardeur enfoncé dans le jean, la chemise ouverte, les manches retroussées, la jeune fleuriste écoute le concert. Elle a déjà oublié le nom du groupe, mais ça ne fait rien, ils jouent sans trop de fausses notes. C’est sa seconde bière, qui glisse dans son gosier, probablement la dernière.
Les jours s’enchaînent, toujours plus âpres, toujours plus difficiles. Il y a trois jours, June a perdu le contrôle, et cela tourne dans son esprit. Elle a senti, pour la première fois depuis des semaines, les viscères d’un inconnu se tordre sous l’effet d’un plat trop épicé, la fibre de ses poumons encrassée par la fumée de son tabac, les craquelures de son urticaire. Le contact n’a duré que quelques secondes, mais elles ont suffi à provoquer chez June un inconfort qu’elle ne connait que trop bien.
Cela fait deux ans qu’elle hésite, un souvenir diffus désormais dans son esprit. Deux ans que chaque week-end qui se présente, elle se demande si elle revient à la vie humaine. Le contact de cette semaine, un premier incident depuis longtemps, a fait ressurgir ses pensées sombres. Combien de temps avant que l’on ne vienne frapper à sa porte, qu’on s’en prenne à cette gamine mystique du rez-de-chaussée, qui fait pousser mille plantes dans le jardin communale, qui ne parle que rarement. Combien de temps avant qu’elle ne soit retrouvée pendue au bout d’une corde ou brulée, comme à la grande époque. June se demande si elle résisterait, si elle n’accepterait pas la nouvelle étape de sa vie avec joie. Bien sûr que si, elle résisterait. Une nouvelle gorgée, glacée, tandis qu’une chanson plus rock ne vient faire bouger quelques bougres présents, les laissant s’ambiancer dans ce bar aux allures de cachette.
Elle résisterait, de toute son âme, de toutes ses fibres. Elle n’accepterait pas qu’on lui arrache les quelques instants de bonheur qui lui reste sur cette Terre. C'est ce qu'elle croit, puis hésite, et se reprend. Pourrait-elle seulement lutter ? Un instant, son regard est froid, morbide, puis s’adoucit, redevient celui de June, la fleuriste. Du mouvement, sur son flanc gauche, de nouvelles personnes qui entrent dans le bar, tandis que la dernière chanson du groupe s’achève et qu’un nouveau se prépare à entrer en scène.
La soirée avait bien commencé, un coffre ouvert, quelques billets dans la poche et des documents volés. Une fois tout ça mis de côté, à l’abri, avant de les refourguer, je m’étais octroyée une petite pause. J’avais la peau qui tirait, mes instincts m’écorchaient l’esprit, sans que je ne sache trop comment calmer cette tension qui s’accumulait. Je tenterais d’aller me défouler plus tard, pour l’heure je voulais m’amuser un peu. J’avais l’habitude de venir dans ce bar, il avait un certain charme, un calme tout relatif et des visiteurs intéressants. La musique s’écoulait de la scène, trop dissonante pour me calmer. J’entendais toutes les variations et les fausses notes, d’autant plus sensible que mes oreilles semblaient déterminées à me notifier de chaque bémol. Moi qui étais venu me calmer, je continuais à monter en pression, incapable de le reconnaitre, de partir, laisser mes nerfs vibrait d’une intensité malsaine.
L’univers avait peut-être eu pitié de moi, mais enfin la distraction que je cherchais tant s’offrait à moi. Les conversations envahissantes finir par m’apporter ce qui m’intéressait. Le chaos. « En voilà une jolie demoiselle. » Un rire « Comment une fille comme toi se retrouve seule à un bar, rejoins-nous. On s’occupera bien de toi. » Ils insistent, refuse de voir son malaise, ils veulent s’approprier la femme. La colère gronde dans ma poitrine, mais là tout au fond, il y a aussi cette expectative, cet espoir que ça dérape, que je puisse leur enfoncer mes griffes dans le corps. Une pulsion violente et animale dont je ne voulais pas connaitre l’origine, mais dont je savais qu’elle serait jouissive à assouvir. Il ne m’en fallait pas plus pour intervenir. « Désolée messieurs, mais je l’ai vu la première et elle ne semble pas intéressée. »
Je leur décoche mon plus beau sourire, de ceux qui charment et intimide, laissant entrevoir l’animal que je suis. Dans le fond, j’espérais qu’ils allaient insister, qu’ils allaient foutre le bordel, je le voulais tellement que s’en était presque dégoutant. J’avais toujours aimé foutre la merde, soyons honnêtes là-dessus, mais ces derniers temps je déconnais un peu trop. J’aurais chargé une arme pour me tirer une balle dans le pied que ça aurait été la même chose, je devais être plus prudente, mais… pas ce soir. « Tu viens mon cœur, autant profiter de la musique pour aller danser ? »
La piste était minuscule, clairement le bar n’avait pas été pensé pour ça, mais je voulais les provoquer. Le tout était de savoir si cette femme voulait jouer avec moi ou pas. Elle ne m’intéressait pas le moins du monde, pas qu’elle soit repoussante, au contraire, elle était plutôt mignonne, mais je n’avais jamais vraiment été attiré par les femmes. Cela ne m’empêchait pas de jouer sur le fil de temps à autre, simplement parce que je le pouvais, juste pour me prouver que j’en étais capable, le désir dans les yeux de l’autre, peu importe son bord était toujours délectable à voler. Il n’y avait pas de petit larcin. Jamais.
Le nouveau groupe s’installe, règle les guitares, rapidement, et démarre au son d’un riff déchirant, changeant l’atmosphère du lieu ; au revoir, le groove et la soul, bonjour le rock et l’énergie. Le regard de June passe sur chacun des trois membres, des jeunes à l’air tout aussi enjoué que les précédents, le stress visible sur leurs visages, qui se fait ressentir dans le mouvement de leurs doigts, dans leurs postures. Une première scène, probablement.
Une gorgée nouvelle dans le gosier, la pinte qui se vide petit à petit. L’ivresse légère du moment n’empêche pas l’outre de voir passer ce groupe d’hommes à proximité. Certaines barrières restent montées malgré tout. En temps normal, elle aurait déjà plié bagage, avant l’arrivée de ce monde de la nuit qu’elle n’aime fréquenter qu’avec ses amies. Elle n’a prévenu personne ce soir, voulait s’isoler, réfléchir aux choix qui s’imposent à elle, qu’elle s’impose à elle-même peut-être, inconsciemment.
Il n’y a besoin d’aucun don pour sentir l’odeur froide et rance du tabac, mêlée à celui du bourbon et de la sueur. Ils sont sur les sièges derrière elle, discutent forts, assez pour que malgré elle, June capte la discussion. Ils parlent boulot, des journées interminables au garage ; ils parlent d’actualité, de CESS, des brigades. La main de June se crispe autour de son verre. Les propos sont injurieux, diffamatoires. Sa mâchoire se serre, exprime sa colère qui monte. Ils n’y connaissent rien d’autre que ce que leur abreuvent des torchons comme le Shreveport Sun ; ils se gaussent qu’ils devraient chercher les gens sur les photos, pour l’argent, pour le plaisir de nettoyer les rues.
Il y a une différence entre s’intégrer et passer à travers les mailles du filet. La voix de la vieille sorcière lui revient comme une pierre à travers une vitre dans l’esprit de June. Elle libère le verre, dépose les mains sur ses cuisses, respire. Ils ne savent pas qui elle est, ce qu’elle est. Elle n’a rien à craindre de la cruauté de l’humanité, pas ce soir. Ai-je vraiment envie de m’intégrer à ce genre de merde. Son regard ne quitte pas le groupe qui joue, difficilement tandis que la pensée s’installe dans la colère.
June fait partie des chanceuses : elle est discrète, serviable, bien sous tous rapport » comme lui dirait son propriétaire. L’alcool rend les pensées nébuleuses, l’interroge : ces hommes, méritent-ils l’amendement ? Si une guerre venait à éclater, faudrait-il les pardonner, les expier ? Ils n’ont rien fait de mal, à sa connaissance, à ce qu’elle entend ; ils sont simplement stupides. Racistes et stupides. Ils parlent d’un monde qu’ils ne comprennent pas et qui les effraie, comment leur en vouloir d’avoir peur ?
« En voilà une jolie demoiselle. » La voix est la même, mais plus proche ; trop proche. Le regard de June s’écarte de la scène, glisse à sa gauche. Elle met un visage sur la voix assombrie par la cigarette, le visage encore couvert de cambouis et de sueur. Elle le dévisage, quelques secondes de trop prises pour répondre. « Comment une fille comme toi se retrouve seule à un bar, rejoins-nous. On s’occupera bien de toi. »
Tu ne saurais quoi faire d'une fille comme moi.
« Merci, mais je préfère passer mon tour. » La voix est ténue, à peine audible dans le brouhaha de la musique.
« Allez, on te paye le prochain verre. » Un deuxième s’est retourné depuis le box d’à-côté. June peut sentir le regard qui parcourt son corps, comme un prédateur qui s’imagine déjà planter les crocs dans sa prochaine proie. Le regard froid de June vient chercher celui du second homme. Le problème, ces temps-ci, c’est que les mailles du filet se resserrent.
L’alcool et la colère lui murmurent des idées, elle devrait répondre, se faufiler, s’extraire vers la sécurité. Ce soir, la coupe déborde. Elle voit les yeux de ces mortels qui se posent sur elle, comme une femme qu’ils pourraient avoir. Elle pourrait les rendre malade, d’un simple geste, faire tourner leurs boyaux dans une lamentation qu’ils ne percevraient même pas, brûler un peu de cette humanité de l’intérieur, mais à quoi cela servirait sinon attiser leur haine ? Elle pourrait faire éclater de miasmes les cloques de leurs mains, ces marques d’un dur labeur.
Un demi-sourire, sur son visage, prêt à cracher le venin d’une de celles qu’ils rêvent de voir crever la bouche ouverte. Arracher les mailles du filet d’un grand coup de couteau.
« Désolée messieurs, mais je l’ai vu la première et elle ne semble pas intéressée. » La voix féminine arrache les belligérants à l’attention qu’ils portaient à June et ils se concentrent sur la nouvelle venue. June arque un sourcil, sur ce sourire, qui l’interpelle elle-aussi. Un je-ne-sais-quoi d’animal. « Tu viens mon cœur, autant profiter de la musique pour aller danser ? »
Les hommes se redressent, ébaubis. Ils passent d’une femme à l’autre, hésitent.
« Je n’ai pas eu le temps de vous dire que je n’étais pas seule. » La voix de June est cinglante, malicieuse dans ce demi-sourire qui ne s’efface pas. Ils s’écartent, tandis que la fleuriste saisit sa veste et son verre, s’extirpant de son piège, s’avance vers l’inconnue.
« Pétasses. » Le mot est donné à voix basse, siffle entre les dents du premier à s’être présenté, tandis que les deux femmes s’éloignent.
« Merci. » donne à voix basse June à sa sauveuse tandis que les deux femmes s’installent sur la piste de danse, qui s’est un petit chargé depuis tout à l’heure ; tout chasse gardée compte-tenu du lieu étriqué. « Je te dois un verre je crois, ils n’allaient pas me lâcher la grappe. » La veste toujours dans une main, le verre dans l’autre, June se dandine plus qu’elle danse, piégée dans une situation qu’elle exècre : sur la piste de danse. Chaque mouvement peut provoquer un incident, surtout vu sa nervosité et la bière dans ses veines.
« C’est June d’ailleurs… Mon prénom… » La pauvresse continue de cabotiner, bien moins à l’aise que l’autre femme. Elle jette du coin de l’œil un regard vers l’alcôve des trois navrés, qui discutent entre eux et, bien plus inquiétant, ne lâche ni sa nouvelle camarade ni elle du regard. Le groupe change à nouveau, et c’est le signal pour June de s’éloigner de la piste de danse, en direction du comptoir. « Quoique tu veuilles, c’est moi qui offre. »
La colère s’effrite quelques peu, un instant de répit, tandis que les guitares reprennent, que le son des Ramones se fait entendre à toute berzingue.
La jeune femme joue le jeu, à mon grand soulagement, j’avoue que je n’aurais pas su quoi faire si elle m’avait rejeté. Se prendre un vent n’était jamais agréable, même lorsqu’on n’était pas intéressée, se voir accepté était toujours bon pour l’égo, même si la situation ne s’y prêtait pas. Il n’y a même pas une lueur de surprise illuminant ses yeux, se fondant dans son rôle comme s’il s’agissait de la réalité et non d’une mascarade. Seul son sourcil qui aurait pu passer pour une remontrance d’avoir osé la laisser seule bien trop longtemps s’attarde suffisamment longtemps pour me laisser échapper un rire bref. Sa main se love dans la mienne, je la traine tout en me m’obligeant à ignorer la pulsion violente qui me vient dès que je l’entends nous insulter. Je pouvais pour leur faire mal, les mettre au tapis avec une aisance qu’ils ne comprendraient pas, bordel j’en avais envie, mais provoquer une bagarre en plein milieu d’un bar sans laisser transparaitre ma nature s’avérait délicat.
Je n’avais envie que d’une chose planter mes crocs dans ces putains de mains dégelasse, mais je n’étais pas là pour ça, non, non, non, j’étais là pour aider cette fille à se soustraire de ces cons, pas la balancer pelle mêle dans une vendetta à cause de mon caractère de merde.
Une de mes mains enserre sa taille doucement tout en lui laissant un peu d’espace vital, pour donner le change et laisser ces mecs s’imprégner encore un peu de notre comédie. La proximité ne m’avait jamais gêné, j’espérais ne pas la mettre mal à l’aise, ce serait un sacré comble. « Je ne dis pas non pour le verre, mais crois moi, c’est à moi que tu as rendu service, un peu plus et je les emplafonnais contre un mur…ça m’aurait fait chier de me faire bannir d’ici à vie. »
Je lui souris gentiment pour laisser l’humour s’écouler de ma voie et détendre l’atmosphère, pourtant j’étais mortellement sérieuse. J’aurais pu passer une bonne soirée, mais il fallait que ce genre de type vienne me la gâcher, vraiment c’était fatigant. On nous traitait d’animaux, ils auraient mieux fait de se regarder en face. Eux n’avaient aucune excuse, nous un peu plus, enfin les garous. Je les aimais bien, nos boucs émissaires préférés, derrière qui se cacher et faire porter le chapeau, pas assez pour se révéler aux mondes, mais suffisamment pour que les insultes à leurs égards me mettent sur les nerfs, nous étions cousins après tout et j’avais entendus leurs insultes grasses et prolongées.
« Rose, pour toi me belle » C’était un prénom que j’utilisais à l’occasion. J’aimais à fausser les pistes jouant un jeu stupide à donner tantôt du faux, tantôt du vrai. « Va pour un Kir cassis, mais ne te sens pas obligé. »
Je la laisse s’éloigner pour prendre nos commandes au bar tandis que je profite de la piste encore un peu, le groupe n’est pas exceptionnel, mais il fait l’affaire et l’endroit est idéal pour garder un œil sur ma protégée du moment et sur les absolus connards qui n’en ont pas encore démordu, leurs regards sont encore trop souvent sur nous à mon goût. C’est dans ce genre de cas que je regrettais de ne pas faire 1m90, la stature de rugbyman et une bite entre les jambes. C’était malheureux à dire, mais, ouais, si j’avais été un mec, j’aurais eu moins d’emmerdes ce soir. C’était fatiguant de se battre pour un minimum de paix et de respecte. Ma partie violente et animale cela dit s’en amusait beaucoup, sans vouloir l’admettre j’aimais un peu trop la violence et le sang pour mon propre bien, ça et l’adrénaline du jeu. C’était un peu de tout ça qui flottait dans l’air en ce moment même. Si j’avais été un peu plus sage je serais partie, parce que rien n’en ressortirait de bon avec ces hommes et cette nana qui les attirait, moins en plus dans l’équation ça allait forcément partir en couille.