Music is the strongest form of magic...

Une brève inspiration, alors que je regarde mon reflet dans le miroir. « Vous êtes sûre de vous ? Ca va faire un gros changement quand même. » Un froncement de sourcils, alors que j’attrape une boucle et que je finis par hocher la tête. « Sûre et certaine. J’ai besoin de changement. » Un sourire complice partagé avec la coiffeuse qui me serre doucement l’épaule avant de couper une première mèche. Puis une autre.

Je finis par fermer les yeux et par laisser le silence s’installer. Enfin silence, c’est tout relatif. Entre la musique en fond et les discussions qui vont bon train tout autour de nous, c’est plus un genre de bourdonnement pas forcément désagréable à mes oreilles. Je sais que c’est idiot, mais j’ai vraiment besoin de ça. Depuis que j’ai appris pour Ren, qu’Isa a fait son coming-out sur son compte et sans compter le reste, j’ai l’impression que ma propre vie m’échappe, que j’ai le contrôle sur rien du tout.

Et surtout, ce qui est encore plus stupide, j’arrive pas à me débarrasser ce sentiment d’avoir été trop naïve. Trop confiante. D’avoir pas vu l’évidence alors qu’elle était juste sous mon nez. J’ai évité Ren depuis notre conversation milkshake, je suis incapable de savoir ce que j’ai envie de lui dire. Si tant est que j’ai envie de lui dire quelque chose. Je comprends pourquoi il a fait ça. Pourquoi il a ressenti le besoin de se cacher du monde. Mais pas de moi. Je sais bien que c’est puéril comme réaction, mais je suis incapable de faire autrement.

Alors ouais, c’est tout aussi ridicule de croire qu’une nouvelle coupe de cheveux ou de nouvelles fringues vont changer quelque chose à ce sentiment que tout m’échappe, mais c’est mieux que rien. Et puis, ça me fait pas de mal. Je suppose. « Voilà, on a terminé ! » Je rouvre les yeux et je me fige, alors que j’ai du mal, l’espace d’une seconde, à reconnaitre mon reflet dans le miroir. Mais j’ai quand même un sourire timide. « Vous aimez on dirait. » Un hochement de tête. « J’adore. » Comme si j’avais une nouvelle personne devant moi. Et je me sens plus légère. J’attrape ma veste en cuir et je paie avant de sortir, surprise quand je sens le souffle du vent effleurer ma nuque.

C’est… bizarre. Mais pas désagréable.

Une nouvelle inspiration, alors que j’ai l’impression de retrouver une énergie nouvelle, alors que je me saisis de mon appareil photo pour déambuler dans les rues. Un truc que j’adore toujours faire et qui est pas près de changer. Je peux y passer des heures. Ce que je fais d’ailleurs, oubliant le temps froid, mes propres inquiétudes et tout ce qui peut me parasiter l’esprit. Je me faufile d’une ruelle à l’autre, avant de finir par atterrir sur une des rues principales de downtown. Il y a quelque chose qui m’attire là, sans que j’arrive à vraiment saisir ce que c’est.

Et il me faut quelques secondes avant de comprendre. C’est la musique. Le violon plus exactement. C’est pas la première fois que je l’entends et je sais déjà qui joue. Je lui ai jamais parlé, mais possible que ouais, j’ai déjà passé du temps à l’écouter. Rien que d’y penser, j’ai le rouge qui me monte aux joues. Mais je prends une grande inspiration, secouant la tête pour me remettre les idées en place. Peut-être que, pour une fois, je pourrais m’approcher un peu plus. Et, dans un moment d’égarement, le prendre en photo pendant qu’il joue. Je suis sure que ça rendrait super bien plus. Mais pour ça, faudrait que je lui demande la permission.

Rien qu’à cette idée, j’écarquille les yeux, alors que mes pas me dirigent, sans même que je m’en rende compte, dans sa direction. Il est là, l’étui de son violon posé au sol, avec quelques billets et pièces qui le garnissent déjà bien. Et il joue. C’est impression à voir en vérité. J’ai l’impression qu’il est… plus vraiment là en fait. Comme s’il était dans son propre monde pendant que l’archet glisse sur les cordes. Et je reste comme ça, sans rien dire, à quelques mètres à peine, sans même songer à me cacher pour l’écouter. Fascinée. Je crois que je suis tout simplement fascinée.  

L’endroit est plutôt pas mal. Je suis venu seul, une fois n’est pas coutume. Les autres sont occupés ailleurs, et j’ai juste besoin de jouer en fait. Pas pour permettre quelques larcins, mais juste par plaisir en fait. Et quoi de mieux que le plein air ? Je commence à avoir mes spots préférés mais aussi ma petite notoriété mine de rien. J’ai même vu des vidéos tourner sur les réseaux sociaux, c’est dire… Cela me rend un peu fier, même si je ne suis pas assez naïf pour souhaiter en vivre. Je ne commettrais pas l’erreur qu’a commise maman en rêvant de gloire, et en plongeant dans la misère et la dépendance ensuite, seule, avec deux mômes dont elle ne savait pas s’occuper. Avec le recul, j’ai de moins en moins de facilité à lui pardonner d’avoir agi ainsi. Je la trouve… faible. Elle l’était. Pas prête à avoir des enfants, pas prête à les assumer, pas assez forte pour se relever une fois à terre, préférant sombrer dans la facilité des paradis artificiels. J’ai bon dos de dire ça, alors que j’ai été tenté moi aussi, en proie avec ce foutu don qui a failli me rendre fou, mais j’ai tenu bon. Même si je ne suis pas fier de ce moment de ma jeune vie. Mais j’avais ma sœur. Maman n’avait personne…

Je sors mon archet de son étui. S’il y a bien une chose dont je prends grand soin, c’est ce violon, tellement précieux à mes yeux, voire même vital. J’en serais malade de le perdre ou l’abimer. Je le cale sous mon menton et je commence à jouer. Je ne réfléchis pas vraiment, laissant l’instinct faire. Il n’y a que de cet héritage dont je puisse être fier. Avoir appris de ma mère à jouer. Et être capable de reproduire les mélodies que j’entends facilement. Un vrai talent. Même si je n’en vivrais pas, c’est un petit plus appréciable. Le cours de mes pensées, un peu sombre influence ma façon de jouer alors que ce sont des accents mélancoliques qui s’enfuient dans l’air. Je ferme les yeux, totalement dans ma bulle. Je n’ai pas à faire attention aux autres, m’assurer qu’ils font bien les poches par exemple, que je détourne suffisamment l’attention.

Ce moment là, il n’appartient qu’à moi.

Je ne joue pas pour les autres, mais pour moi.

Pourtant, de temps en temps, j’ouvre les yeux et balaie les gens des yeux. Certains s’arrêtent, d’autres ne font que passer. L’étui est ouvert à mes pieds, prêt à accueillir quelques pièces ou même billets pour les plus généreux. C’est une façon de mendier un peu plus gracieuse que de simplement faire la manche. Je remercie de la tête ou d’un léger sourire ceux qui se montrent charitables et apprécient mon travail. Et alors que je remercie un gamin envoyé par sa maman, je relève les yeux et je remarque une chevelure rousse. Une chevelure que je connais. Cette fille, je l’ai déjà vue plusieurs fois, mais elle ne s’approche jamais. Elle se contente d’écouter, d’observer et puis s’en va. Difficile de ne pas la remarquer… Elle est plus proche cette fois, figée. Elle a coupé ses cheveux. Je le remarque directement. Cela lui va bien, lui donnant l’air plus âgée et un peu rock, même si je regrette aussi la beauté de ses longues boucles. Je pense qu’on a à peu près le même âge, sans en être sûr.

J’ai un petit sourire pour elle finalement, terminant mon morceau tranquillement et prenant une pause. Je me saisis de la petite bouteille d’eau au sol et bois quelques gorgées, non sans jeter des regards dans sa direction en espérant qu’elle ne prenne pas la fuite. Oh et puis… Finalement, je prends mon courage à deux mains et j’approche d’elle, déterminé, mais souriant : « Salut. » Alors dans ma tête, j’ai commencé à élaborer une super approche… Qui meurt aussitôt que je l’ai salué. Mais au moins, elle ne va pas fuir. Je crois. « Promis je ne viens pas te racketter, mais ce n'est pas la première fois que je te vois... » C'est un peu bateau non ? Tant pis.

J’ai besoin de … à dire vrai, je sais pas vraiment de quoi j’ai besoin. De changer d’air, de me remettre les idées en place. De comprendre aussi tout ce qui se bouscule dans ma tête. Oh, je suis bien consciente que c’est pas une coupe de cheveux qui va m’aider à avoir les idées au clair, mais ça aide déjà. Un peu. Et puis, je dois surtout prendre le temps de me poser, de réfléchir. A ce que je veux faire pour aider … les miens ? Ouais, on peut dire ça comme ça. Aux cartes que j’ai en mains pour ça. J’ai toujours cette histoire d’expo photo qui me trotte dans la tête, mais ça impliquerait de mettre plus de gens dans la lumière sans qu’ils en aient forcément envie. En allant voir les gens de l’Eglise Wiccane peut-être ? Je saurais pas dire.

Mais, alors que tout se bouscule dans ma tête, ça s’arrête aussi sec quand je l’entends lui. C’est presque magique. Si ça se trouve, ça l’est d’ailleurs, j’sais bien que rien n’est impossible ici. Et ce serait carrément cool non ? Un pouvoir comme ça. De pouvoir faire oublier aux gens ce qui va pas juste avec quelques notes. De pouvoir se laisser porter par la musique, sans avoir à réfléchir. En vrai, je crois que cette magie existe déjà, que c’est exactement de ça dont me parle Granny depuis toujours. Cette communion entre un être humain et tout ce qui l’entoure, cet équilibre, fragile, que ce violoniste, à peine plus vieux que moi, arrive à créer.

Je me mordille l’intérieur de la bouche, alors que j’espère qu’il est pas près de s’arrêter de jouer. Sauf que… bah si. Et j’ai un soupir silencieux de déception, alors qu’il attrape une bouteille et… merde. Il est en train de me regarder là ? Sérieusement ? J’écarquille les yeux, essayant vaguement de lutter contre cette panique qui monte, sans que j’arrive à faire quoi que ce soit. Le pire ? C’est que je suis pas vraiment du genre… timide. C’est même tout le contraire en fait. Mais là, je sais pas. Y a quelque chose dans sa posture, dans son regard, qui me donne l’impression que je pourrais pas aligner deux mots sans bafouiller comme une cruche.

Ouais, ouais ça craint.

Je bats des cils, prête à m’enfuir, avant de réaliser qu’il … se rapproche. Okay, très bien. Essaie d’avoir l’air cool Naya, c’est important là de suite. « Euh… salut. » Oh wow, j’ai réussi à répondre sans bafouiller. Deux mots. C’est pas mal non ? Je me frotte le nez, sans trop savoir quoi faire de mes mains, de mes pieds, de… moi, tout court. Mais j’inspire longuement quand il reprend, esquissant quand même un sourire. « Alors vu ce que j’ai en poche, t’aurais été super déçu d’me racketter. C’est la fin du mois depuis… à peu près 15 jours. J’suis fauchée. » J’me demande par contre à quel point il pourrait réellement y penser. Ca reste le bon plan après tout. De détourner l’attention des gens en jouant de la musique pour leur faire les poches dans la foulée. « Mais… ouais. Possible que je m’arrête. De temps en temps. Pour t’écouter jouer. » Je pique un peu du nez, essayant de me cacher derrière une espèce de nonchalance factice pas du tout crédible. « J’aime beaucoup. Le violon. Enfin ta façon de jouer quoi. » J’ai envie de me mettre des claques. Genre vraiment.

Mon sourire se fait plus amusé quand elle me rétorque qu'il n'y a pas grand chose à lui prendre de toute façon. « Les étudiants roulent rarement sur l'or... Tu es étudiante non ? » Elle pourrait l'être. Et si elle ne l'est pas, c'est aussi l'occasion de savoir ce que fait cette mystérieuse rouquine qui ne fait souvent que passer, écouter, et se sauver sans s'approcher. Je comprends qu'elle n'ai pas forcément envie de lâcher quelques pièces à un inconnu, surtout si c'est difficile pour elle aussi. Ou alors, elle bluffe, juste pour être sûre que je ne lui fasse pas les poches. Ce ne serait pas si étonnant. Elle avoue quand même s'arrêter pour m'écouter jouer parfois. Nouveau sourire de ma part, avant de décocher, sans vraiment de gêne : « Oh, moi qui avais l'espoir que tu sois aussi fascinée par ma personne... » Mon regard pétille de malice, avant de se détourner brièvement vers mon violon, que j'ai toujours en main, refusant de le laisser même à quelques mètres sans surveillance, quand elle avoue aimer ce que je fais. « Merci. »

Mon sourire revient, alors que je lui demande soudain : « Tu as envie que je joue une chanson en particulier ? Si je ne la connais pas, il suffit que tu me la fasses écouter et je peux la reproduire. » C'est mon talent et j'en suis plutôt fier. Est-ce que j'essaie de l'impressionner ? Oui, peut-être un peu. J'aime bien montrer de quoi je suis capable. Et l'admiration que je peux voir dans les yeux des autres me flatte. Clairement, je n'ai que ce talent là, alors autant l'exploiter jusqu'au bout. Je ne fais aucune étude et n'ai pas l'intention d'en faire un jour, cela coûte trop cher et l'école, ce n'est plus vraiment mon truc de toute façon. J'aime bien la relative liberté qui est la mienne maintenant, même si c'est un peu... précaire.

En attendant, j'observe la jolie rouquine, avant de lâcher l'air de rien : « Tu as coupé tes cheveux. » Si elle n'avait pas compris que je l'avais déjà remarqué jusque maintenant, c'est chose faite. Difficile en même temps qu'elle passe inaperçue avec sa chevelure flamboyante. Je regrette peut-être la longueur de sa crinière, même si ce côté rebelle lui va super bien. Est-ce que je la drague ? Ouais, peut-être un peu... Au pire, elle ne se montre pas intéressée et ça s'arrête là. Au mieux, elle me refoule pas et on verra ben où ça mène. Je ne suis pas spécialement timide et qu'elle ai accepté d'engager la conversation avec moi est déjà un signe encourageant selon moi. Ca va encore que je suis relativement habillé correctement et pas en mode SDF, elle n'aurait peut-être pas été aussi avenante. Un jean, des boots, un T shirt.. Classique, confortable, pratique.

Bon. Je bafouille pas trop. Je crois. Je suis pas en train de me liquéfier sur place, c’est pas mal non. Et surtout, le plus important, je suis pas en train de prendre feu. C’est une image, mais pas complètement. Je sais bien ce qui m’arrive quand j’ai des émotions un peu trop fortes, que je suis pas à l’aise ou que je suis devant quelqu’un que… ouais bah que je trouve attirant quoi. Parce que bon, on va pas se mentir, si je suis restée aussi longtemps à chaque fois, c’était pas que pour la musique. Bon, c’était en grande partie pour ça hein, mais y a un truc en plus, qui m’fait rougir à chaque fois. Et c’est vraiment pas souvent que ça arrive. « J’suis étudiante ouais. Et j’cumule les petits boulots pour éviter de manger que des pâtes au ketchup. » Une vague grimace, alors que je chasse cette pensée de mon esprit. Ce serait ptet plus simple de retourner chez mes parents ou de vivre chez Granny. Mais j’ai besoin de cette indépendance, même si le prix à payer pique un peu des fois.

… mais il va arrêter de sourire comme ça ? C’est abusé quoi ! J’pique du nez à sa répartie. « Non ! Enfin si… enfin… » Oh et puis merde. J’me mordille la lève, laissant filer un soupir alors que je m’sens totalement ridicule. Faudra que j’raconte ça à Isa ou à Zoey, elles vont bien s’marrer tiens. L’espace d’une seconde, j’me dis que ça ferait sourire Ren aussi, avant d’me rappeler que je sais toujours pas vraiment où on en est tous les deux. Si je peux lui faire confiance, vu que la réciproque est pas vrai. Si je peux le voir comme un ami. Et vu que c’est un peu ce qui me mine le plus le moral en ce moment, je préfère éviter de trop y penser. Même affronter ma gêne devant ce mec au sourire improbable est plus simple à gérer pour moi.

« Sérieux ? T’es capable de faire ça ? Genre tu l’écoutes juste une fois et tu peux la reproduire au violon ? Mais c’est trop stylé ça. » J’en oublie ma timidité l’espace d’un instant, le regard brillant de curiosité. J’savais même pas que c’était possible ce genre de trucs. « J’ai… genre, si je te fais écouter un truc de ma playlist, paf, tu pourras le jouer ? » Forcément, j’ai de quoi faire avec mon téléphone, mais j’attends quand même de voir à quel point il est en train de se foutre de moi ou pas.

Par contre, je m’attendais pas vraiment à la suite. J’bats des cils à sa remarque, me passant une main dans les cheveux comme pour me rappeler que ouais, j’ai tout coupé. « Tu… t’as remarqué. » C’est pas vraiment une question. Plus un besoin de confirmer … je sais pas trop quoi en fait. Mais, bien évidemment, j’sens de nouveau mes joues qui se colorent. Pour autant, j’arrive à prendre une grande inspiration et à hocher la tête. « Ouais. Un besoin de changement. J’ai peur que ça fasse un peu bizarre, mais, le but c’était de trancher radicalement avec la moi d’avant. Tu vois l’idée ? » J’pourrais en rester là. Ce qui serait le truc le plus intelligent à faire, sans l’ombre d’un doute. Sauf que, avant même que je réfléchisse, y a un truc qui m’échappe. « J’aime bien ton sourire aussi. En plus du violon quoi. » Ah ouais. On pouvait difficilement faire plus stupide. Encore que, je suis sûre que j’en suis capable vu comment je suis en train de raconter n'importe quoi. J’ai un peu envie de mourir là, de suite, d’autant que j’ai vaguement l’impression d’être une gamine de 12 ans devant son crush du collège. « Hem. Enfin j’veux dire que… Ca doit aider. Pour la musique. Pour attirer des gens et tout. » C’est de pire en pire là non ? J’peux m’enfuir là maintenant ou pas ? J’me rends pas compte.

Comme je l'avais soupçonné, elle est étudiante. J'ai quand même un sourire amusé quand elle me parle des petits boulots qu'elle doit faire pour manger un peu mieux que la base de la base. On est un peu dans la même galère au final, sauf que j'ai pas continué les études et que je n'ai aucun diplôme. Je ne sais pas si cela lui ouvrira davantage de portes et si elle pourra être libre de faire ce dont elle a envie, mais pour ma part, je ne regrette pas vraiment. J'aurais très bien pu tenter le conservatoire, mais ça coûte horriblement cher et nous n'avons clairement pas les finances pour. Même si maman était encore en vie, je doute qu'elle aurait pu... Elle a laissé plus de dettes qu'autre chose de toute façon. « Tu étudies quoi ? » Bien sûr que je suis curieux. Je me demande aussi ce que c'est la vie étudiante en vrai. Tout ce que j'en connais, c'est via les films et bon... Ce n'est pas toujours le reflet de la réalité, on est d'accord. « C'est bon les pâtes au ketchup. Et avec un pourboire, on peut même se payer le luxe de mettre du fromage parfois. » Alimentation super équilibrée. C'est bon qu'on ne fait pas des gros repas, parce que vu la malbouffe... L'obésité n'aurait pas été loin, même si je n'ai pas une morphologie à grossir.

Je profite que j'ai cette fille sous la main pour discuter un peu. Je l'ai remarquée, à force et c'est enfin l'occasion de lui adresser un peu la parole et en apprendre davantage sur mon admiratrice sans nom. Je me permets d'ailleurs une plaisanterie à ce sujet, qui la met mal à l'aise, sa réponse rapide et irréfléchie me faisant rire un bref instant. « Détends-toi, je te taquine. » Je hausse une épaule, sans me départir de mon sourire, avant de revenir à la musique et de lui proposer de jouer ce qu'elle veut. Est-ce que je me vante l'air de rien ? Oui. Est-ce que je suis fier de moi quand je vois l'incrédulité dans son regard ? Aussi. Je hoche la tête, essayant quand même de contenir mon ego flatté. « Oui. J'ai l'oreille musicale. » La malice reprend le dessus quand elle renchérit et que je confirme ses dires : « Vas-y, on essaie. » Je dégage une grande confiance en moi, mais c'est parce que je suis sûr de moi. Je l'ai fait des dizaines de fois. Alors, il y a parfois des ratés, le temps que j'accorde mon violon pour coller à la mélodie, mais cela se fait très rapidement.

En attendant qu'elle trouve la chanson à tester, je l'observe et ne retiens pas un commentaire sur sa nouvelle coupe de cheveux, la prenant un peu au dépourvu d'ailleurs. « Difficile de passer à côté. » Entre une crinière flamboyante et cette coupe courte plus rock et qui, paradoxalement, la rend plus adulte aussi... Évidemment que j'ai vu. Je la vois rougir un peu encore. Décidément. C'est facile de la désarçonner quand même. Et amusant. Je ne suis pas prêt d'arrêter, elle réagit trop facilement. « Je vois. C'est pas bizarre, ça te va bien, même si ça surprend. » Et là... Elle me lance un compliment en passant, sans doute un peu étourdiment... Et bien sûr, mon sourire s’agrandit en réponse. « Merci. » Nouveau rire grave de ma part quand elle s'enfonce en voulant se rattraper. « Pour charmer les gens tu veux dire ? » Je dis cela en me rapprochant un peu de son visage et avec une voix plus grave avant de lui laisser de nouveau un peu d'espace. « Je sais pas. Peut-être. » Je lui lance un œillade : « T'es mieux placée que moi pour répondre. » Plus elle est mal à l'aise, plus j'ai d'assurance et la taquine, flirtant même avec elle...

Bon, j’peux être fière de moi. J’arrive à aligner deux mots sans passer pour une idiote. J’espère en tout cas. Même si je sens mes joues qui se colorent toutes les deux secondes, c’est déjà un sacré exploit. Et je lutte quand même à chaque seconde pour pas filer en courant. Alors ouais, je suis trop trop courageuse. A sa question, j’arrive même à répondre plutôt facilement. « En arts numériques. Je fais surtout de la photo en fait. J’aimerais être photographe professionnelle, mais je sais que c’est… compliqué comme voie. » C’est un euphémisme pour tout ce que j’ai pu entendre à ce sujet. Mais bon, au pire, je ferais des gris-gris pour les touristes que je vendrais beaucoup trop chers. C’est une reconversion acceptable qui rendrai Granny complètement chèvre par contre.

J’ai un rire au reste avant de hausser une épaule. « Ouais, mais il parait qu’il faut manger des fruits et des légumes de temps à autre. » C’est mal barré. Enfin si, quand je vais chez les parents quoi. « Mais les pâtes ketchup-cheddar c’est TROP bon. » On dirait une enfant quand je parle comme ça, mais je le vis bien. Plus ou moins. Pas comme si j’imaginais avoir un ticket avec le type en face de moi hein. Du coup, j’essaie même pas de me mettre en avant ou d’avoir l’air plus mature ou une connerie du genre.

Je relève le museau, vaguement vexée, quand il me dit qu’il me taquine. « Oui bah … hein. Voilà. » Oh woooow, quelle répartie. Je m’épate toute seule là. Je réprime un soupir dépité, l’envie de fuir se faisant encore plus grande pendant une seconde. Avant que je bloque sur ce qu’il me raconte. Ca, c’est hyper classe. « Oh euh… attend ! » J’attrape mon téléphone et je fais défiler les chansons, pour m’arrêter sur une chanson que j’aime tout particulièrement. Je pense qu’elle est facile à reconnaitre, dès les premières notes. Et je me trémousse sur place, avant de rebondir sur le reste, laissant la musique en fond.

« Je… je pensais pas en fait. Qu’on pouvait ne pas passer à côté. » Nez froncé, alors que je sais pas trop comment réagir à cette remarque. Comme au reste d’ailleurs. Je toussote, reprends mon souffle, tout ça en même temps. Du coup je manque de m’étouffer à moitié. Mais j’arrive à reprendre un semblant de contenance. « Tant mieux alors. Si c’est pas bizarre. De toute façon, c’est pas comme si je pouvais vraiment revenir en arrière. » Je louche sur une mèche qui commence déjà à rebiquer, me demandant vaguement à quoi ça va ressembler demain matin. Avant de réaliser ce que je viens de balancer.

Je bats des cils en voyant qu’il se rapproche alors que je sens ma température corporelle monter. Ca va encore déraper si je fais pas attention. Alors cette fois j’arrive à prendre une grande inspiration, espérant vaguement, sans trop y croire, qu’il capte pas le fait que je dégage plus de chaleur que les gens normaux. « Ouais, pour charmer les gens. » J’ai quand même un froncement de sourcils à son rire. « Mais on dirait que t’en es bien conscient hein. » Et je finis par continuer, plissant des yeux. « Je suis pas sure d’être une bonne cliente, vu que je suis fauchée. » Mais c’est moi ou ça l’amuse de me voir mal à l’aise ? Je suis à peu près sure que ouais. « Tu te moques ENCORE là ! » A-bu-sé. « Tu vas devoir me payer au moins un milkshake pour toutes ces moqueries. Ca me parait le minimum là. » Je viens vraiment de proposer ça ? Sans bafouiller ? Wow, il se passe quoi là ?

Oh, une étudiante en arts... Ce n'est certes pas de la musique, mais ça n'en reste pas moins une voie que je peux comprendre. Je hoche la tête à l'évocation du peu de débouchés d'un tel choix. Mais je suis un peu admiratif qu'elle ai décidé de suivre sa passion et ses envies, même en connaissant les embûches. Je dois avouer que l'exemple de ma mère m'a calmé de ce côté là. Sans compter le coût d'un conservatoire. Avec peu de chances de vraiment percer un jour. Au moins, dans la rue, je joue comme je le veux, sans pression, et sans rêves de gloire, qui finissent par vous envoyer au plus bas quand ils s'évaporent. « C'est pour ça que je n'ai pas tenté le conservatoire ou une fac de musique. Sans compter que je n'ai pas l'argent pour me la payer. Beaucoup d'appelés, peu d'élus. J'espère que tu sauras percer et que tu ne tomberas pas de haut. Tu photographies quoi ? » La nature, des morceaux de vie ? Ce n'est pas une question lancée poliment pour faire la conversation, mais un réel intérêt pour la réponse. Comme je serais curieux de voir ce qu'elle fait. Ce serait peut-être déplacé de lui demander maintenant, non ? Mais je garde la question dans un coin de mon esprit, pour plus tard, si la conversation est amenée à durer et que le courant passe bien.

Ce qui a l'air d'être le cas, alors que je plaisante sur les périodes difficiles où manger des pâtes au ketchup est le quotidien. « Ah oui, j'en ai entendu parler en effet. J'ai cru à une légende urbaine. » Les légumes et les fruits, c’est bien, mais c'est cher. Bon et puis, clairement, je ne suis pas très friand des légumes en général. Faut dire que je n'ai pas été habitué à en manger vraiment, n'ayant pas un mode de vie très sain ces dernières années. « On est d'accord. » Basique, simple et efficace. Ah, c'est que je vais commencer à avoir faim à parler de nourriture comme ça avec elle moi...

Je m'amuse de la voir si facile à ébranler, la rassurant tout de même sur le fait que je m'amuse à ses dépends. Enfin, la rassurant... Peut-être pas en fait. Ce n'est pas forcément malin de ma part, si je la vexe et qu'elle met fin à la discussion en partant, j'aurais l'air fin... « Désolé, c'est une sale manie chez moi. » Vraiment, ce n'est pas spécialement ciblé contre elle mais on ne se refait pas et c'est aussi un excellent mécanisme de défense. Bref je passe vite à autre chose en me vantant un peu sur mes talents musicaux. Je ne sais même pas si on peut appeler ça de la vantardise en fait, puisque c'est la vérité et que je suis vraiment capable de faire ce que j'affirme. Je suis prêt à passer à l'épreuve d'ailleurs, tandis qu'elle cherche dans son téléphone... Mon sourire s’agrandit en reconnaissant le titre. « Intéressant comme choix. » Vraiment... Et finalement, cela colle bien avec ce qu'elle dégage. J'aime bien. Je ne joue pourtant pas tout de suite, alors qu'on continue de discuter, sur ses cheveux coupés. « Tu ne passe spas vraiment inaperçue. » Je réplique en toute décontraction, tout en lui assurant que les raisons de ce changement sont très compréhensibles.  

En approchant d'elle, j'ai l'impression que l'atmosphère se réchauffe. C'est moi qui ai un coup de chaud et me fais des idées ou bien ? Mon sourire s'agrandit quand elle confirme, tout en affirmant que j'en ai conscience. « Y'a pas que l'argent. » C'est important, c'est ce qui me motive souvent, mais là, je suis davantage intéressé par elle que par son portefeuilles. Je ris quand elle s'offusque que je me moque encore. Avant de me proposer carrément un rendez-vous l'air de rien, sous couvert de rattraper l'offense que je lui fais. « Tu veux que je t'invite ? » Je demande doucement, avec un sourire. « Marché conclu. » Je lui laisse de nouveau un peu d'espace, commençant à pincer les cordes de mon violon et faisant quelques essais rapides, avant de me mettre à jouer la chanson, sans me départir de mon sourire, et avec un enthousiasme qui sied à cette chanson punchy.

Pour un peu, je commencerais presque à être trop bavarde. Enfin, j’suis encore loin de mes standards habituels, surtout quand on me lance sur des sujets qui me passionnent comme la photo. Et j’suis un peu en train de me réfréner, histoire de pas passer pour une reloue bavarde qui raconte sa vie au premier venu. Mais bon, le souci c’est qu’il m’écoute. Pire encore, ce qu’il me raconte m’intéresse et il me pose des questions. Alors j’fais comment pour faire mine de pas être bavarde ? Hum. Je pense que je me prends un peu trop la tête pour rien là.

J’prends une grande inspiration et je lui rends un large sourire. « Ouais, c’est… compliqué. » Doux euphémisme quand je vois les stats des gens qui trouvent ou pas du boulot dans notre milieu en sortant de cette formation. « Mais j’peux choper des stages et me faire de l’expérience. J’préfère éviter de trop réfléchir à ce qui se passera quand j’aurais fini d’étudier. » Chaque problème en son temps. « J’essaie d’être réaliste. » Et j’ajoute, d’une voix légère. « J’adore les portraits. J’aime beaucoup capturer les humeurs des gens, surtout quand ils font un truc qui les passionne. » J’repense à Isalin notamment, quand elle patine. Mon regard s’est fait brillant un instant et j’en oublie mes restes de timidité avant de glousser au reste.

… ouais, j’me trouve ridicule aussi, vous en faites pas. Mais le tout, c’est d’assumer. Ou un truc du genre. De pas me laisser démonter par ma propre stupidité en tout cas. « Je devrais dire ça à mes parents. Que c’est une légende. Ils me saouleraient ptet un peu moins sur mon régime alimentaire. » Soufflé, la mine songeuse, alors que je me tapote le nez. Faut dire que déjà, me faire manger de la viande c’est devenu mission impossible. Si j’commence à leur dire que je préfère me nourrir de pâtes et de cheddar, ça va pas l’faire.

Fronçant le nez quand il se moque, j’note quand même qu’il essaie de se rattraper. Et j’agite la main dans le vide quand il s’excuse, préférant éviter de trop m’appesantir là-dessus. Que ce soit le fait qu’il me taquine ou que je démarre au quart de tour. Surtout que j’suis pas comme ça en temps normal. Vu mes frangins, j’ai dû me blinder un peu. C’est… lui en fait et j’arrive pas à piger pourquoi ses petites piques m’font réagir comme ça. « Intéressant ? C’est genre une façon polie de dire que c’est naze ? » Cette fois, c’est moi qui aie pris un ton amusé, lui lançant une œillade malicieuse. « Et j’vais prendre ça pour un compliment alors. » De pas passer inaperçue. Même si j’étais persuadée du contraire. Enfin, en tout cas, je fais rien pour me faire remarquer. Je crois. Cette pensée m’arrache un haussement de sourcils perplexe, mais je finis par secouer la tête, me focalisant sur … bah lui en fait.

Et j’relève le museau à sa remarque, essayant de paraitre aussi naturelle et à l’aise que possible alors qu’il se rapproche. « Ah. Et il y a quoi à part l’argent alors pour toi ? » Je l’observe franchement curieuse. Je sais pas si j’l’invite aussi subtilement qu’un éléphant dans un magasin de porcelaine ou si je suis juste en train de perdre la boule, mais j’évite de trop réfléchir. « Exactement. » Soufflé d’un ton assuré, avant qu’il se mette à jouer. Et là, j’en oublie vraiment tout le reste. Ma timidité, ce sentiment latent d’être ridicule et de pas savoir comment m’comporter devant un garçon que je trouve mignon. J’suis portée par la magie et par ce que ça me fait éprouver. Sans même m’en rendre compte, je sors mon appareil de ma sacoche et j’essaie de capturer ce moment. Je suis bien consciente que là, j’arriverais pas à capter cette magie qui semble émaner de lui pendant qu’il joue, mais ça me fera un souvenir. Ou quelque chose du genre. Et, quand il a fini, je finis par lâcher, dans un murmure, les yeux brillants. « C’était… magnifique. »

C'est intéressant de pouvoir enfin discuter avec elle. Et découvrir que c'est une artiste aussi. Dans une autre branche, mais cela revient au même. Je sais que c'est difficile de percer dans cette voie et qu'en général, il vaut mieux se lancer dans des études plus terre à terre et garder l'art comme un loisir. C'est dommage, mais c'est trop aléatoire pour assurer un avenir. Mon regard se met à pétiller davantage quand elle évoque ce qu'elle aime photographier... Les gens, quand ils font ce qui les passionnent. Je me demande si elle m'a déjà pris en photo, à la volée. Oh et puis, autant demander : « Tu m'as déjà pris en photo ? » Si c'est le cas, je ne l'ai pas vue faire. Et est-ce qu'elle photographie des instants volés ou bien est-ce qu'elle demande l'autorisation, quitte à dénaturer un peu le moment ?

C'est plutôt facile de discuter avec elle. Je ne suis pas du genre timide, loin de là, mais ça facilite grandement quand en face, il y a du répondant. Elle évoque ses parents qui semblent suivre de près ce qu'elle peut manger. « Au moins j'ai personne pour me saouler là dessus. » Je n'ai pas trop de problèmes à parler de ma vie, du fait que je n'ai personne qui s'occupe de moi. Pas de parents, juste ma sœur et ma petite bande. La totale indépendance. Un peu trop sans doute d'ailleurs. Je me dis que j'aurais bien aimé avoir des parents pour me dire quoi faire, pour m'interdire des choses... Pour juste prendre soin de moi quand ça n'allait pas. C'est ma sœur qui a du endosser ce rôle et je sais que ça n'a pas été facile pour elle.


C'est pas pour autant que je m’apitoie sur mon sort, bien au contraire et je continue la discussion naturellement, la charriant peut-être un peu trop et la mettant un peu mal à l'aise. Le but c'est clairement pas de la faire fuir. « Quoi ? Non, pas du tout. Ne commence pas à chercher des doubles sens dans ce que je dis. » Je réponds très calmement, avec un rire dans la voix. Mais si elle commence à se lancer dans la surinterprétation, on n'est pas rendus. Je sais que les filles ont tendance à trop réfléchir et voir des sous entendus où il n'y en a pas, j'ai pratiqué ma sœur, mais je ne m'y habituerais jamais vraiment. Alors autant être clair dés le début. « C'en est un. » Tout du moins, elle n'est pas passée inaperçue auprès de moi, pour ce que ça vaut, j'avoue...

Du coup, quand je m'approche, la température semble grimper un peu. Elle semble penser que j'en ai après son argent, ou qu'il n'y a que ça qui me motive. C'est en effet un leitmotiv à ne pas négliger, mais la concernant, je peux faire l'impasse sur la monnaie et juste chercher à approcher ce joli minois et ce tempérament solaire. « Je sais pas... Juste découvrir certaines personnes qui sont plus intéressantes que d'autres. » Qui me plaisent davantage. Et elle m'invite à un rendez-vous, avant que je ne songe à le faire, ou que je trouve l'opportunité de le faire plutôt. Elle a du culot, ça me plaît. Même si c'est moi qui me retrouve à devoir payer un rencart alors que je ne roule pas sur l'or, clairement. Mais j'ai peut-être au moins assez dans mon étui pour le faire.

Trêve de plaisanteries, je me mets à jouer ce qu'elle m'a demandé après quelques ajustements quand même. Pas question de la décevoir. J'ai ferré le poisson, pas intérêt à la laisser filer. Peut-être même que cela me motive davantage encore à bien jouer. A me dépasser, même si la musique n'a rien de romantique. Elle est gaie, explosive, énergique... Et je joue avec les mêmes sentiments, les yeux clos la plupart du temps, entièrement concentré sur ma musique et parce qu'il y a des risques que je me loupe si je la regarde. Ce serait dommage quand même. Je rouvre les yeux quand je termine, avec un sourire, écartant les bras en croix, le violon dans un main, l'archet dans l'autre, avant de saluer de manière théâtrale. « Content que cela t'ai plu. Convaincue de mon talent ? » Je lui adresse un clin d’œil, avant de ranger mon précieux instrument dans son étui et de me tourner vers elle : « Tu as une adresse préférée ? »

J’ai une moue, sans trop savoir si je dois être mal à l’aise ou pas, quand il me demande si je l’ai déjà pris en photo. « … possible ouais. Mais promis, j’en ai rien fait ! Enfin, je l’ai pas utilisé pour des cours, des expos et encore moins pour faire un autel chelou hein. » J’arque un sourcil avant de reprendre, pouffant de rire sans même m’en rendre compte. « Je pensais que ce serait une blague, mais ça sonne plutôt super bizarre. » Bon, trop tard pour faire oublier ce que j’ai pu balancer. Pas comme si j’avais de toute façon pas été ridicule depuis tout à l’heure, je suis plus à ça près. « Et puis, quand on prévient les gens qu’on les prend en photo, ils perdent tout leur naturel. T’en as un paquet qui sont super crispés ou qui essaient de prendre une pose en faisant croire que non. Tu vois le genre ? » C’est toujours une galère sans nom de me faire oublier quand on fait des défilés ou autre à la fac. Pour arriver à ce que je veux vraiment. Mais, à la longue, je commence à m’y faire.

Et les sujets s’enchainent, avec une facilité un peu déconcertante vu la galère avec laquelle j’ai commencé à lui parler. Enfin c’est lui a commencé mais… bref. J’en étais où ? Ah ouais, ça se passe carrément bien. Je crois. « Oh… t’es tout seul ? » Soufflé, le cœur un peu serré l’espace d’une seconde. Je détesterais ça perso. Perdre mes parents, ma famille, quand bien même je me plains souvent qu’elle m’étouffe. « Mais genre tout le temps ? » Je devrais peut-être pas insister là-dessus, mais s’il voulait pas en parler, il aurait passé ça sous silence non ? Bon, je le saurais rapidement.

Mais j’ai un rire en voyant sa réaction. « C’est marrant de chercher les doubles-sens, tu crois pas ? » Soufflé d’un ton vachement plus taquin que je l’aurais cru, avant de me rendre compte que justement, ça peut prêter à double-sens. Et je me sens rougir d’un coup, secouant la tête pour chasser tout ça de mon esprit avant que ça devienne n’importe quoi. Mon sourire se fait d’un coup plus timide quand il me confirme que oui c’était bien un compliment. « Cool. » Soufflé dans un murmure avant de me rendre compte qu’il s’est assez rapproché pour sentir un changement de température. Et c’est même pas une figure de style ou une … comment on dit ? Genre une métaphore ? Ouais voilà. Bref. J’ai chaud donc. Je lui jette une œillade appréciatrice à sa réponse. « J’aime bien ça. Rencontrer des personnes plus intéressantes que d’autres. J’espère que t’auras pas perdu ta journée alors. »

A moi de faire en sorte de me faire plus intéressante, même si j’ai un peu – bon okay, beaucoup – peur de passer pour une cruche. Sauf que c’est difficile de faire marche-arrière, ce serait encore pire. Mais j’en oublie tout ça quand il commence à jouer, le fixant avec des grands yeux ronds et brillants de tout ce qu’il arrive à me faire ressentir en quelques notes à peine. J’ai le cœur qui bat à toute vitesse et je me sens terriblement bien. Je l’applaudis quand il me fait son espèce de révérence et je souffle, avec un sourire amusé. « C’est … pas mal du tout ouais. Tu recommences quand tu veux. » Et je hoche la tête à sa question. « Evidemment que oui. C’est pas loin d’ici et ils sont super sympas. » Un mouvement de la main, alors que je lui fais signe de me suivre. C’est à deux rues à peine et je commence à marcher d’un bon pas dans cette direction, sans même me soucier de s’il avait autre chose de prévu. J’aurais peut-être dû demander avant, mais c’est trop tard pour ça. J’en oublie même mon cours, mais c’est pas comme si j’avais vraiment eu l’intention d’y aller. Le vent frais semble comme nous pousser dans la bonne direction et, d’un coup, je lui désigne l’enseigne à quelques mètres de là. « Regarde ! » Je compte plus le nombre de fois où j’y suis allée et j’espère que ça lui plaira. Avant de réaliser qu’on va se retrouver en tête à tête. Et là encore, je me sens rougir, sans trop savoir pourquoi.

Mon sourire s’agrandit alors que je semble toucher un point délicat : Naya a-t-elle déjà pris des photos de moi à la sauvette, sans même me demander l’autorisation ? Mais c’est que je pourrais lui faire un scandale pour ça si j’en avais envie. Enfin, tant qu’elle ne les diffuse pas, j’en suis pas sûr en vérité. D’ailleurs, elle m’assure très vite qu’elle ne les a pas utilisé, me faisant rire quand elle évoque même un autel à la gloire de ma personne. Rien que d’imaginer ça dans un coin de sa chambre m’amuse… même si c’est quand même creepy aussi, si c’était vrai. Ce qu’elle fait d’ailleurs remarquer d’elle-même en s’interrompant et en prenant la mesure de ses paroles. « Très. Ca donne envie de fuir quand même un peu. » Et ce serait dommage alors qu’on commence tout juste à faire connaissance quand même… Cela dit, je ne peux m’empêcher d’ajouter pour la titiller un peu : « Du coup, elles dorment dans ton appareil ? C’est dommage. » Cela dit, son argument pour les photos sauvages n’est pas sans logique. « Hum, un bon point pour toi, je vois ce que tu veux dire. »

Les langues se délient assez facilement, elle évoque un peu ses proches, j’évoque l’absence des miens, haussant les épaules quand elle le note. « J’ai ma sœur. » Et cela me suffit. Niveau famille s’entend. Sinon, j’ai aussi des amis, je ne ressens pas la solitude réellement, et j’ai une liberté que peu de jeunes de mon âge peuvent se targuer d’avoir, très clairement. Même si… ouais, ça aurait pu être chouette d’avoir des parents, de connaître un environnement familial stable et aimant. Malheureusement, la vie en a décidé autrement. « Je connais pas mon père et ma mère est morte. » Donc oui, je suis seul tout le temps, pour répondre à sa question. Eh, pas pour rien que je fais l’artiste de rue et que je n’ai pas entrepris d’études. Je n’ai pas l’argent. Pour autant, je réponds sans pathos à sa question. Je ne m’apitoie pas sur mon sort. La perte de ma mère a été difficile, mais je l’avais déjà perdue bien avant qu’elle ne meure.

Cela permet de pouvoir déconner… et… flirter ? Ouais, je crois qu’on peut parler de ça. Mon regard pétille quand elle me répond que c’est amusant de chercher les double sens. Ce n’est pas moi qui vais dire le contraire, même si c’est fatigant quand on n’en fait pas et que la personne en face vous prête des intentions que vous n’avez pas. Je secoue négativement la tête quand elle espère que je n’aurais pas perdu ma journée : « Je suis certain que non. » Rien que parce que j’ai réussi à l’approcher et discuter avec elle. Je sais qu’on sera amené à se revoir. Disons que je ne la laisserais pas filer sans demander son numéro. Et comme c’est parti, je doute fortement qu’elle me le refuse. Je lui montre de quoi je suis capable en jouant le morceau qu’elle a demandé, l’impressionnant au passage. J’en conçois une certaine fierté, je le reconnais. « Il suffit de demander et je te joue ce que tu veux. » Elle me propose alors d’aller prendre un milkshake… A mes frais. Originale cette façon d’inviter quand même. Je lui emboite le pas pour me rendre dans son repaire. J’ai déjà vu cette enseigne, mais je n’y suis jamais vraiment entré. Du coup, je passe devant, poussant la porte, pour la laisser entrer. « Comme tu as l’air de bien connaître, tu me conseilles quoi ? »

J’ai une moue à sa répartie, laissant filer un soupir silencieux alors que je me rends compte que je m’enfonce toute seule. « Sérieux ? Ca te donne vraiment envie de fuir ? » Mince alors, je pensais pas que ça pouvait faire flipper à ce point-là. Surtout que je déconnais vraiment quoi. Et je m’attends presque à ce qu’il tourne les talons au final. Mais non, il reste planté là, à côté de moi. Du coup, je suis rassurée. Plus ou moins. J’imagine.

… ouais, ouais, des fois, j’aimerais bien pouvoir débrancher mon cerveau, ce serait vachement plus simple ma vie comme ça. « … mais si tu veux, je ferme les yeux et tu peux disparaitre ! Comme ça, pas de malaise. » Juste la honte de ma vie, à peu de choses près quoi. Et j’ai un haussement d’épaules à sa remarque. « Je peux te les montrer si tu veux. » Au moins, quelqu’un d’autre que moi les aura vues donc. J’ai tout de même un sourire au reste, pas mécontente qu’il ait l’air de piger ce que j’ai en tête.

Et je sais pas comment on en arrive à parler aussi vite et aussi facilement de nous. Il est pas du genre à se planquer derrière un poteau en espérant qu’on le verra pas, contrairement à moi. Alors ouais, ça aide un peu. Beaucoup même. J’arrive à retrouver mon débit de paroles habituel assez vite, hochant la tête à sa réponse. « Plus vieille que toi ? J’suis la plus jeune moi. J’ai deux frangins et une sœur. » Je lève les yeux au ciel rien qu’à penser à ma fratrie, avant de grimacer à sa précision. « Oh, je suis désolée pour ta maman. » Ca devrait casser un peu l’ambiance en théorie, mais même pas. Et je saurais pas dire pourquoi.

C’est naturel de parler avec lui. Comme avec Isa ou Anaïs. A croire que c’est pas une créature mystique ou autre. Et que j’aurais pu faire ça carrément plus tôt. Ouais, ça craint, je sais. Je me sens quand même de nouveau rougir à son observation, mais j’arrive à pas glousser, je suis assez fière de moi pour le coup. « Ce que je veux ? Oh, c’est trop cool ça. Va falloir que je fasse une sélection, j’ai trop de trucs qui me viennent en tête là. » Niveau musique donc, qu’on soit bien d’accord.

Je lui rends un large sourire quand je passe devant lui alors qu’il m’a ouvert la porte et que je me rends compte qu’il est quand même vachement plus grand que moi. Faut dire qu’on a encore jamais été aussi proches et ça fait un peu bizarre. Okay, on se connait pas vraiment, donc ça a pas beaucoup de sens mais… BREF ! Il est grand quoi.

Hum.

Je lui désigne une table vide et je me glisse sur une des banquettes, le regard pétillant. « Y a TROP de trucs bons là. Mais si tu connais pas du tout, faut faire dans le classique pour démarrer. Leur milkshake vanille déchire tout. » Une valeur sure, qui me remonte toujours le moral quand je suis un peu déprimée. Faut dire que j’y ai passé des heures ici, à me planquer des gens. « Y a un arrêt de bus pas loin. Il m’amenait direct du lycée ici et je squattais tout le temps il y a quelques années. » Parce que les connards du lycée traçaient rarement leur route jusque-là. « Donc ouais, je connais bien. » Après quelques instants, je finis par sortir mon appareil photo et je le tourne vers lui, avec précaution. « Tiens, tu peux regarder si tu veux. Avant que les milkshakes soient là, faut pas déconner. Pour passer d’une photo à l’autre, t’appuies là. » Bon, y a pas que lui dessus, faut pas pousser, mais il lui suffira de passer vite celles qui l’intéressent pas. « Ce sont les plus récentes. Les autres sont sur mon ordinateur. J’espère que tu t’en remettras. » Soufflé d’un ton plus malicieux, alors que je m’installe un peu mieux, repliant un genou contre moi, alors que je l’observe avec curiosité. Ouais, il est plus près maintenant, ça aide. Et possible que je le trouve encore plus mignon comme ça, mais ça, je compte bien le garder pour moi.

« Ben une nana que je connais à peine qui est obsédée par moi au point de faire un autel à ma gloire... Ouais, ça fout les jetons, aussi mignonne soit-elle. » Cela fait très obsessionnelle et donc pas très équilibrée quand même... « Mais tu plaisantes, alors tout va bien, non ? » Heureusement que je sais reconnaître le second degrés quand même. Même si, elle avoue quand même qu'elle a déjà pris une paire de photos de moi à mon insu. Je pourrais m'insurger, mais en vrai, c'est plutôt flatteur. Je suis un artiste moi aussi et se dire qu'on peut inspirer quelqu'un d'autre, c'est plutôt cool. Elle propose de mes les montrer et je hoche la tête, curieux : « Oui j'aimerais bien. » Voir à travers son œil comment elle me perçoit en fait. Comment les autres peuvent me percevoir...

Et on discute ainsi de nos famille. De l'absence de la mienne. Ce n'est plus vraiment un sujet douloureux, cela fait longtemps et j'avais perdu ma mère bien avant qu'elle ne meure finalement. Et j'ai au moins ma sœur. « Oui, un peu plus âgée. » J'apprends par la même qu'elle est la cadette d'une fratrie assez nombreuse finalement. Cela doit être cool aussi d'avoir une grande famille, même si je ne suis pas assez naïf pour penser que tout va toujours bien. Elle me dit être désolée pour ma mère et j'ai un sourire un peu fataliste : « Oui moi aussi. Mais elle n'était plus là depuis longtemps. » Cela peut sembler énigmatique quand on ignore les circonstances de sa mort, mais ça indique seulement qu'elle n'était déjà plus dans son rôle de mère, même avant de nous quitter définitivement.

Et je balaie le sujet, qui sans être plombant, n'est quand même pas le plus important, lui faisant une petite démonstration de mes talents, pour ensuite lui promettre de jouer ce qu'elle voudra. « Te restreins pas, je peux tout jouer. » Légère arrogance de ma part ? Oui, sans doute. Mais je ne peux pas être déjà tombé sur un os. Mais peut-être qu'elle sera celle qui me mettra an difficulté par un choix auquel je n'a pas du tout pensé.

Je la suis jusqu'au café, lui ouvrant la porte pour aller nous asseoir à une table. Je viens m'asseoir en face d'elle, alors que je lui demande ce qu'elle me conseille comme goût, alors que je ne suis pas un habitué des lieux. « OK, je te fais confiance là dessus. Et la prochaine fois, je prendrais autre chose. » Est-ce que je compte revenir ici et possiblement en sa compagnie ? Est-ce que c'est une façon détournée de lui faire comprendre qu'on pourrait revenir ? Oui, complètement. Elle m'apprend qu'elle venait souvent ici après le lycée, avant de sortir son appareil photo pour me le montrer et me laisser le parcourir. Je hoche la tête quand elle me montre comment il fonctionne et le manipule avec précaution. Je veux dire, je sais que je ne confierais pas mon violon aussi facilement, tellement c'est précieux et fragile et si on n'est pas dans la même gamme de prix, ça reste quand même son outil artistique et il doit valoir une blinde. Je regarde un peu. Il n'y a pas que moi non, mais quand je tombe sur des photos de moi jouant, je bug un peu. Je pensais pas ressembler à ça... Je relève les yeux vers elle à son intervention. « Il y en a beaucoup d'autres ? » Je regarde de nouveau et passe. « C'est marrant... je pensais pas ressembler à ça... J'aime bien ta façon de photographier et capturer le moment... » Je continue de faire défiler les images. Un petit garçon qui court vers un pigeon. Un vieux couple sur un banc. Des tranches de vies volées, figées. Et pourtant terriblement vivantes. « Je me rends compte que j'ai quasi aucune photo... » Ce constat me frappe soudainement, stupidement. De ma mère, je n'ai qu'une photo, du temps de sa gloire... Rien d'autre. « Pourquoi tu as choisi la photographie ? »

Il faut vraiment que j’arrête de trop parler. Sinon je vais vraiment passer pour une weirdo et il va se barrer en courant sans que j’ai le temps de piger pourquoi. Enfin si, j’aurais fini par piger du coup mais… bref. J’inspire, me contentant de tousser un rire à sa remarque avant de hausser une épaule. Là, voilà, ça me donne l’air… cool ? Mystérieuse ?

… bon j’ai ptet juste l’air un peu moins cruche. Ce qui est déjà pas si mal au final.

Ca me fait bizarre de parler de nos familles respectives alors qu’on se connait depuis genre deux minutes. Mais en vrai, c’est surtout naturel. Et facile. De lui parler. Comme s’il y avait déjà une espèce de lien entre nous. C’est ptet dû au fait que je l’ai beaucoup écouté jouer, je saurais pas dire. Mais c’est tout sauf désagréable. « Et ta sœur est dans le coin ? T’es de Shreveport à la base ? » Ouais, je suis super curieuse, difficile de m’en empêcher. J’ai tout de même un froncement de sourcils aux quelques paroles qui lui échappent concernant sa mère. Difficile de savoir si c’était parce que sa mère s’était tirée ou si elle était déjà mentalement plus là. Avec tout ce peut arriver dans cette ville, surtout rapport à la magie, ça me surprendrait pas plus que ça. Même si ce serait terriblement triste.

Je vois aussi qu’il préfère pas s’appesantir sur le sujet, ce que je peux tout à fait comprendre. J’ai un rire à le regarder et je souffle, plus mutine et oubliant même ma gêne depuis le début. « C’est pas la modestie qui t’étouffe on dirait. Va falloir que je pense à un truc qui te mette un peu de challenge alors. » Œillade malicieuse, alors qu’on se retrouve attablés à mon diner’s préféré. Tellement que la serveuse me reconnait et me salue directement.

Je le fixe quelques secondes quand il me dit qu’il me fait confiance, avant de sentir le rouge me monter de nouveau aux joues. Mais j’suis fière de moi, parce que je me démonte pas. Pas trop quoi. « La prochaine fois hein… » Je lui rends un large sourire, même si j’ai l’impression que je vais prendre feu. Et j’espère que c’est pas au sens littéral. Et toujours dans cette même veine de confiance sortie de nulle part, je le laisse manipuler mon appareil photo, sans même songer qu’il pourrait facilement se tirer avec et foutre en l’air des semaines, voire des mois de boulot. Sans parler du côté financier et affectif de l’appareil. « Beaucoup d’autres ? Photos de toi ? Nan. Je t’avais entendu et vu jouer plusieurs fois, vu que t’es sur le chemin entre mon boulot et la fac, mais j’ai longtemps hésité avant de te prendre en photo. » Ca me freine pas en temps normal, mais lui c’est différent. Sur bien des points.

Mon sourire se fait plus timide à son compliment et, à sa remarque, je désigne l’appareil. « Je peux faire des tirages et te les donner si tu veux. Si tu motives ta sœur, je peux même vous tirer le portrait à l’occasion. » Ca me fera de l’entrainement, que ce soit pour capter une relation fraternelle que pour faire des vrais tirages photos si je prends mon argentique.

Et à sa question, je me frotte le nez, songeuse, relevant un instant la tête vers la serveuse pour prendre la commande. « Je trouve qu’il y a beaucoup de choses qui s’expriment pas par les mots. Des postures, des regards. Des moments pris sur le vif. Et ces moments dégagent quelque chose d’unique, de magique. J’ai envie de croire que j’arrive à capturer un peu de cette magie quand je prends des photos. Que ce soit le regard de quelqu’un, la façon dont le tissu d’une robe peut bouger, un écureuil qui sort juste ses petits yeux du trou d’un tronc d’arbre… ce genre de trucs. Parce que ces moments se reproduisent jamais. On peut en faire des ressemblants, on peut tenter de les reconstituer mais en réalité, chaque moment qu’on vit est unique. Et je trouve important de pouvoir les retranscrire comme ça. » Ouais, je me suis un peu emballée je crois. Comme à chaque fois que je parle photo de toute façon. « Et toi alors… Qu’est-ce qui t’a poussé vers la musique ? » Les deux coudes posés sur la table, je pose mon menton dans le creux de mes mains et je le fixe avec attention, curieuse de sa réponse.

« Ouep. On vit ensemble. Et avec d'autres potes. » Je ne m'étale pas davantage sur le sujet. Pas la peine de lui apprendre que je fais partie d'une petite bande de voleurs, sans réelle stabilité, ni honneur, on va dire. « Oui, je suis né ici. » J'ai un sourire amusé. « Oui, je sais, je n'ai pas vraiment le profil type d'un natif du coin. » Les origines de mon père se voient assez clairement sur les traits de mon visage et mes yeux bridés. Je ne fais pas vraiment local. Il a fallu que ma mère tombe sous le charme d'un touriste asiatique et que leur relation se solde par une grossesse. Une relation éphémère et intense, mais sans aucun lendemain. Finalement, même avant de plonger dans les addictions, ma mère était une paumée irresponsable. C'est triste... Et après avoir donné quelques bribes d'informations sur mon enfance, on passe à autre chose. Il n'y a pas grand chose à dire me concernant, et je ne suis pas à l'aise avec le pathos.

Par contre, je le suis avec mon talent. Et je n'ai aucune honte à m'en vanter, ni à mettre Naya au défi de me trouver n'importe quoi, parce que je saurais le jouer. Cet excès de confiance l'amuse d'ailleurs, mais je hausse une épaule à sa remarque sur ma modestie : « Je sais juste de quoi je suis capable. Pose moi une colle, et peut-être que je deviendrais plus humble ? » Je lui adresse un clin d’œil taquin, sur le même ton qu'elle, tandis qu'on s'installe tranquillement dans son dinner's favori. Cela se voit que c'est une habituée alors que la serveuse la salue et que son regard s'attarde un peu sur moi. Nouvelle tête ouais. Je me fie à ses recommandations, souriant avec gourmandise quand elle souligne mes propos. « Ben oui. Sauf si ce rendez-vous improvisé ne te plaît pas et que tu ne veux plus me voir après ça. » Mais j'en doute, tandis que je prends son appareil photo avec précaution. Il doit valoir cher. Je fais défiler les photos, amusé de me voir dedans, mais découvrant aussi d'autres moments volés. « Tu as jamais filmé ? » Après tout, la musique, ça s'écoute. Cela n'aurait pas été déconnant qu'elle utilise l'appareil pour capturer un peu le son. Même si ce n'est pas sa spécialité, je l'ai bien compris.

Je la complimente et elle me propose de sortir quelques photos, voire de me prendre avec ma sœur. Je ne sais pas ce qu'elle pensera de ça mais... Je peux lui proposer. « Ce serait sympa, je lui en parlerais. » Je lui demande alors pourquoi elle a choisi la photo et écoute attentivement sa réponse. « Tu es sensible à la communication non verbale en fait. » A tout ce que le corps, les gestes, le regard trahissent, quand les mots disent le contraire ou ne disent rien. C'est une jolie raison de se lancer là dedans. Et cela trahit une certaine sensibilité et empathie envers les autres. « J'aime bien ta façon de penser. C'est poétique. »

Je souris quand elle me retourne la question. « Rien d'aussi poétique. J'ai toujours baigné dedans. Ma mère était musicienne. Douée. J'ai touché à plusieurs instruments, mais c'est le violon qui a trouvé grâce à mes yeux. Et nous nous sommes rendus compte que j'avais l'oreille absolue. Quand je joue... Je m'évade de la réalité. Cela me permettait d'oublier que ma mère était une épave. » Mon sourire se teinte de tristesse un instant. « Et puis, c'est toujours mieux que de mendier purement et simplement. Les gens me récompensent pour mon travail. »

Un bref hochement de tête quand il me parle de vivre avec des potes. Le fait d’être en colocation avec Zoey durant l’année universitaire me donne déjà une vague idée de ce que ça peut être. Mais j’ai un peu de mal à imaginer ce que ça pourrait donner de jamais rentrer chez mes parents. Rien à qu’à cette idée, j’ai mon estomac qui se noue. Clairement, je suis pas prête de couper le cordon ombilical, même si je clame haut et fort que je suis un elfe libre et indépendant. Ca doit bien faire marrer mes parents en fait, de me voir revenir régulièrement, comme si de rien était. Remarquez, ma sœur fait pareil, alors qu’elle vit à des centaines de kilomètres. Elle débarque souvent un weekend, en coup de vent, pour se ressourcer avant de repartir aussi sec. C’est marrant quand on y pense.

Au reste, j’ai un rire, avant de désigner une mèche de cheveu folle et je hausse une épaule. « Franchement ? Avec mon teint blanc fluo et mes cheveux roux, je suis sure que les gens sont persuadés que je suis pas du coin. Je suis sure qu’ils se demandent si je prends pas feu aussi. » Du coup, la première impression sur les origines, je sais bien que ça marche pas vraiment. « T’as toujours vécu ici ? T’as jamais eu envie… d’ailleurs ? » Une main agitée un peu au hasard dans l’air. Il est pas bien plus vieux que moi, mais il a l’air bien plus indépendant. Et capable de partir au bout du monde comme il veut.

Et je lève les yeux au ciel devant son arrogance quand on parle musique. Possible que je trouve ça plutôt… sympa. Même si j’ai quand même envie de lui rabattre un peu son caquet, juste pour voir. « Va falloir que je réfléchisse un peu pour être sure de te trouver une colle. » Faut dire que je suis pas non plus super calée en musique et que souvent, je me contente d’aimer ce qui passe sur les podcasts que j’écoute ou la radio de la fac. Ca limite quand même vachement au final. Et j’ai une moue songeuse au reste. « Là, de suite, j’vois pas ce qui pourrait ne pas me donner envie d’un autre rencard. Mais si ça se trouve, ce sera toi qui auras pas envie ! » Allez savoir. C’est pas comme si j’avais beaucoup de succès et que je savais grave gérer ce genre de… moment ? Ouais on va dire ça. J’veux dire, ça fait des mois, si c’est pas plus, que je me suis pas retrouvée en tête à tête avec un mec. Et je secoue la tête au reste. « Nan, j’ai jamais pensé à filmer. J’ai pas ce réflexe en fait. » Je préfère capturer le mouvement, le moment, en image qu’en une vidéo en fait. Mais ça me laisse un brin songeuse, alors que la discussion continue avec une facilité déconcertante voire flippante si j’y pense vraiment.

« Hésite pas ! Ca m’entraine en plus et c’est toujours bien de multiplier les modèles ! » Surtout que je sais qu’eux au moins vont pas jouer aux top modèles à vouloir la pose parfaite, le lieu parfait qui les mettra absolument en valeur, que je pourrais avoir des vraies photos. Enfin, j’espère, sinon ça veut dire que je suis totalement en train de me planter sur l’impression que je me fais de lui. Un haussement d’épaules à sa réaction quand je lui explique le pourquoi de la photo. « Je trouve ça essentiel ouais. Y a tellement plus de choses qui passent dans un geste ou un regard. Qu’on réalise même pas. Genre la posture des gens ! Ca veut tout dire dans une discussion. Plus que la discussion elle-même. » Comme là, je suis penchée vers lui, j’agite les mains et je suis très – trop – expansive. Ca prouve que je me sens à l’aise, même si je peux encore me retrouver à bafouiller comme une idiote sous son nez. Et je l’écoute avec attention, laissant filer un silence à ses paroles, alors que la serveuse vient déposer les deux milkshakes sous notre nez. « Miam ! » J’ajoute alors, songeuse. « C’est poétique aussi ce que tu racontes. Mais beaucoup plus triste. S’évader de la réalité… » Un nouveau silence, alors que je me tapote le nez avec ma cuillère sans même m’en rendre compte. « Je suis persuadée que tu gagnes plus de fric que moi quand je décolle les chewing-gums sous les fauteuils du ciné. » Moi je trouve ça cool qu’il s’efforce de gagner sa vie, à sa façon. Et clairement, je vais pas lui jeter la pierre sur sa façon de faire. Ca me ressemblerait pas trop. « Allez goûte ! Tu vas voir comment j’ai trop bon goût comme ça. » Et non, ça le vise pas du tout. Absolument pas.

J'ai un sourire amusé quand elle me fait remarquer qu'elle non plus n'a pas spécialement l'air d'être du coin. Déjà davantage que moi, alors que mes traits typés asiatiques trahissent des origines qui ne sont pas à 100% américaines. Pour elle, c'est un peu différent. Avec ces cheveux roux, je la verrais bien courir dans les vertes plaines d'Irlande ou d’Écosse. C'est sans doute super cliché, mais voilà... « Cela ne dénote pas tant que ça, il y a foule de sorcières dans le coin, tu collerais bien au profil. » Je dis cela rapport à ses cheveux roux bien sûr. « Et du coup, c'est quoi ton secret pour ne pas prendre feu ? » J'ai au moins l'avantage d'avoir la peau plus brune qu'elle, davantage préparée aux rayons mordants du soleil. A la chaleur humide aussi, parfois moite et étouffante de la Louisiane. Je me plais bien ici et en vérité, je n'ai jamais rien vu d'autre de mes propres yeux. « Pourquoi aller ailleurs ? » Je hausse les épaules. « J'en n'ai pas trop eu l'occasion quand j'étais petit et vivais avec ma mère... Si on aurait pu en avoir les moyens à un moment, elle a malheureusement bouffé tout le fric pour ses addictions. » Et maintenant... Ouais, je pourrais sans doute voyagé, en vivant au jour le jour. Pas besoin d'un pécule pour ça. Suffit de trouver des petits jobs de merde, de quoi payer quelques nuits et des repas. Ce ne serait pas davantage la galère qu'ici finalement. Mais je suis pas sûr que ma sœur ai envie de ça et je ne suis pas prêt à partir seul en laissant ma seule famille derrière moi. « Pour le moment, j'ai ce qu'il me faut ici... Et toi, tu as déjà vu du pays ? »

Quand il est question de musique, je me montre beaucoup plus imbus de moi-même, mais c'est normal, je sais ce que je vaux. Je connais mes capacités et mes dons particuliers en musique. Si elle arrive à trouver une musique que je ne parviens pas à reproduire, je lui tire mon chapeau. Ce n'est encore jamais arrivé. En attendant, toute cette discussion nous entraîne vers un rencart. Pour juste déguster un milkshake, mais quand même. J'ai un sourire malicieux quand elle rétorque que je pourrais bien ne pas vouloir d'un second après celui-là. « J'en doute. Déjà que je ne regrette pas de t'avoir enfin abordée... En plus d'être jolie, tu es intéressante. » Et quand on évoque ses photos de moi, je m'interroge sur le fait qu'elle ai pu filmer... Pour avoir la musique en plus de l'image. Mais non, cela n'a pas été un réflexe pour elle. Marrant. Alors que maintenant, les gens ne savent faire que ça. Prendre leurs téléphones et filmer tout ce qu'il se passe. J'aimerais bien qu'ils donnent des tunes parfois, au lieu de juste filmer et s'en aller.

Quand elle me propose de rencontrer ma sœur, pour faire quelques shootings ensemble, alors que nous n'avons aucune réelle photos, hormis celles sur les smartphones, je réponds que je vais y réfléchir et lui en parlerais. Cela lui plaira peut-être. Je note surtout qu'elle a beaucoup de sensibilité. Et qu'elle est très observatrice. « Tu t'es plantée de voix, tu devrais tenter profileuse. C'est pas ça qu'ils font ? Analyser le comportement ? C'est vrai que les gens peuvent mentir en paroles en te regardant dans les yeux, mais leur gestuelle, elle ment rarement... » J'ai un sourire en coin. « Et tu captes quoi de mes gestes alors ? » Les siens ne sont pas difficiles à interpréter. Quant à moi, je suis calme, à l'aise, sociable. L'arrivée des milkshakes lui donne un répit avant de répondre à ma question.

Je me livre davantage à elle. J'ai mon lot d'histoires tristes malheureusement, elles m'ont façonné. Cela a été difficile à un moment, j'ai failli complètement sombrer, mais ma sœur m'en a empêché. J'ai un éclat de rire quand il est question de nos revenus, et qu'elle évoque le raclage de chewing gum. « Ah dégueu. Je crois que tu gagnes le concours du truc le moins gratifiant au monde là. » Du coup, je fais ce qu'elle me dit et goûte le milkshake. « Pourquoi je suis pas venu ici plus tôt, c'est une tuerie. » Vraiment. « Je ne doute pas de tes goûts... »