Je remonte la rue vers le voodoo café, sinuant entre les passants s’agglomérant dans cette rue pleine de vie. Certains semblent pressés de rentrer chez eux et leurs tenues toutes professionnelles un peu défaites trahissent une longue journée de travail enfermée dans un bureau. Ces banquiers dégingandés croisent au hasard des pavés des groupes de jeunes aux tenues très apprêtées pour la fêtes, coiffures millimétrées et maquillages travaillés, qui font crépiter dans la ville des esclaffements joyeux. C’est cette heure si particulière où la jeunesse des boites de nuits croise les travailleurs déprimés qu’ils deviendront sans doute un jour. En d’autres circonstances, ça m’aurait sans doute fait marrer, mais aujourd’hui j’ai l’esprit un peu trop occupé par les quelques révélations que je vais offrir au patron de bar sur son amie, et surtout par l’amas monstrueux d’éléments que je vais devoir dissimuler. Malgré tout, il me semble que la demi-vérité à laquelle il aura accès forme une histoire suffisamment convaincante pour ne pas aller chercher plus loin. Je franchis les portes du voodoo café et l’odeur mêlant caféine, alcool et nourriture me saute au nez. Le bruit des discussions est encore calme et contenu, comme une eau frémissant avant de se mettre à bouillir. Je referme la porte derrière moi et jette un œil aux alentours. C’est le début de soirée et la salle commence doucement à s’agiter. Des sourires sont déjà accrochés aux lèvres des clients qui discutent tranquillement ou écoutent la musique en marquant le rythme avec des mouvements de tête ou de pieds. Quelques tables sont occupées par des groupes remplis d’un calme joyeux qui sera bientôt enivré par les consommations colorées posées devant eux. Hélas, parmi toutes les personnes présentes, je ne vois pas Wilson, alors même qu’il n’est pas du genre à se fondra dans la foule. Il doit probablement être à l’arrière. Je me dirige vers le bar derrière lequel se tient John en train de remplir deux bières pour un gars trentenaire qui a ce look à la fois classe et débraillé. Dès que les deux bières sont pleines et posées sur le comptoir, le client au sourire charmeur règle la note et repart avec son butin. Le barman me voit et se dirige vers moi.
« Hey salut, qu’est-ce que je te sers ? - Rien, je viens voir ton patron. Il est dans le coin ? Tu peux lui dire que je suis là ? - Attends, je sers les demoiselles et je vais voir. »
Je suis son regard et voit trois femmes ayant clairement dépassé la soixantaine qui pouffent de rire comme des petites filles en traitant John de vil flatteur. Le rouge leur est monté aux joues, ravies d’être appelées des demoiselles ce soir-là. Après avoir commandé des cocktails aux noms obscurs et à la préparation compliquée, elles entament une conversation joyeuse avec le barman affairé à préparer toutes ces mixtures. Je m’appuis sur le comptoir, attendant patiemment que John ait fini de remplir les fonctions exigées par son travail. Le ton devient taquin et une des trois dame commence à faire mine de draguer le barman avant qu’elle ne se fasse rabrouer gentiment par ses deux amies. « Mais que dirait Richard ? » s’exclame la première, « Oh tu sais, il ne serait pas contre un peu de nouveauté. Ça fait tout de même quarante ans qu’on est marié. La passion ça s’entretient. » Répond la casanova du jour. Toutes rigolent joyeusement tandis que John finis de poser le dernier verre à cocktail sur le comptoir. Ça doit être sacrément sympa d’avoir des amitiés comme ça qui durent autant dans le temps. La lourde odeur de parfum cher qui accompagne ces trois dames s’éloigne avec elles tandis qu’elles regagnent leurs tables. Je jette un regard amusé à John et lui demande avec un sourire malicieux :
« Alors, tu vas lui laisser ton numéro ? - Oh ta gueule. Je vais voir si le boss est là. »
Le teint un peu rouge de gêne ou d’ego d’avoir été le bourreaux des cœurs du soir, il quitte son poste pour aller chercher son patron, mon client. Plus loin dans la salle, j’entends toujours les rires de ces trois vieilles amies qui envahit la pièce pour la rendre un peu plus joyeuse. Clairement, elles vont passer une meilleure soirée que moi.
a soirée vient à peine de débuter, et déjà les premiers clients vampires commencent à affluer. Les plus jeunes, les moins sages, sans doute. Ils ont beau tous m’avoir été recommandés, j’ai toujours eu des craintes sur leur comportement. Si leurs aînés ont appris la sagesse au cours de leurs longues années d’existence, ceux-là, les crépusculaires comme je les appelle, sont carrément plus instables. Enfin, je n’ai jamais eu de problème ceci dit : j’ai tendance à faire attention, quitte à leur rappeler avec fermeté – et respect – les conditions de leur présence ici. Car s’ils veulent continuer à profiter de l’ambiance cossue du centre-ville, du jazz et des soirées sécurisées entre eux, ils doivent faire attention.
Ce soir je suis de service dans l’arrière salle. Une sorte de réunion d’immortels, sans doute plus pour le loisir que pour les affaires. Ils ont des endroits secrets bien mieux gardés pour ces dernières. J’aime assurer ce genre d’événement moi-même : j’ai beau être un moucheron dans leur existence, ma stature et ma déférence font de moi quelqu’un à ne pas toucher. Ça risquerait d’énerver mes maîtres-suceurs, en plus. Et l’un comme l’autre ne sont pas des péquenauds parmi les vampires. Enfin je crois. Alors, je sers volontiers les différents crus de sang artificiel en ma possession. Sûr que le vrai sang saurait davantage leur plaire, mais bon. Je fais avec ce que j’ai, et c’est déjà pas mal. Et puis, certains ont ramené leurs calices personnels, jeunes femmes à la beauté sans égal, et éphèbes musclés.
Soudain je vois la porte s’ouvrir sur un John affairé, joues rougissantes comme s’il avait eu un coup de chaud. Il n’est pas censé venir ici : je lui ai confié le bar pour la soirée, en chef de file. C’est mon second, et je lui fais entièrement confiance pour gérer l’établissement lorsque je suis occupé ailleurs. Je le vois chercher du regard, et rapidement tomber sur moi d’un air rassuré. Il se fraie un chemin parmi les convives et leurs invités. Je l’accueille d’un air interrogateur.
« John ? Qu’est-ce que tu viens faire ici ? »
Il ne semble pas tant affairé par ma question : sa présence doit être légitime. Il ne tarde pas à répondre :
« C’est Tyler Frisk, patron. Il demande à vous voir. »
Tyler. Le détective. Voilà quelques jours que je lui ai demandé d’enquêter sur Wynonna, regrettant presque un peu plus à chaque heure qui passe cette initiative malheureuse. J’ai peur de l’avoir trahie, de m’insérer de force dans sa vie personnelle. Au nom de quoi ? D’une inquiétude naissante, d’une intuition de danger. Rien de concret, en somme. Mais la curiosité a emporté le pas, comme souvent avec moi. Alors je décide d’assumer, et de me confronter à l’enquêteur privé.
« Ok, ok. Reste ici, gère le truc, je reviens vite. »
Il opine du chef et jette un regard aux alentours. Je sais qu’il n’est pas super à l’aise avec les surnaturels, mais il n’en montre rien. C’est déjà ça. Je le laisse s’en charger, confiant, et me diriger vers la salle principale, prenant bien soin de fermer la porte derrière moi en y apparaissant. J’aperçois Tyler de loin, accoudé sur le comptoir, et lui fais un signe de la main, avant de faire un détour par la caisse pour aller chercher de quoi payer ce que je lui dois. Sans attendre davantage, je le rejoins de son côté du zinc.
« Venez, m’sieur Tyler. Allons un peu à l’écart. »
Je l’emmène dans un coin plus isolé de la salle. La même table que quelques jours auparavant, et l’invite à prendre place. Je m’assois en face de lui et pose sur la table la liasse de billets verts. Dans mon regard, mon impatience doit être notable. Et je la confirme d’un commentaire :
Les cliquetis des bruits de la vie résonnent dans le bar tandis que j’attends l’arrivé de mon client. Des verres s’entrechoquent pour fêter un anniversaire ou une promotion. Des pintes vides sont reposées brusquement sur une table en bois, la faisant sonner d’un bruit sourd accompagné d’un soupir de satisfaction de quelqu’un venant de noyer sa mauvais journée dans de la bière. Des chaises raclent le sol, des pas claquent à mesure où les clients vont et viennent. Les rires d’un petit groupe accompagnent la musique qui se repend dans la pièce, brisant un peu son rythme. Un mouvement attire mon regard vers la porte que le barman a franchi plus tôt et je vois se profiler la haute silhouette du patron de l’endroit dans l’encadrement. Je lui rends son signe de salut et le suis jusqu’à la table que nous avions occupé la dernière fois, s’éloignant des autres clients qui tentent de passer une bonne soirée. Une fois assis, il demande tout de suite des nouvelles de ce que j’ai soi-disant trouvé en abandonnant mon paiement sur la table. Il doit vraiment s’inquiéter pour Wynonna pour lâcher autant de fric pour elle tout de même. Avant de venir j’ai fait le tri dans ce que je pouvais lui dire ou non. Bien évidemment l’histoire avec les rats-garous restera au placard, mais fort heureusement il y a une explication parfaite au comportement de la rousse. Je m’appuie sur la table et commence :
« Plusieurs de ses amis ont disparu. Des gens qu’elle connaissait depuis longtemps, depuis l'enfance d’après sa famille, et qui se sont volatilisés juste comme ça il y a quelques semaines. » Je sors mon téléphone de la poche de ma veste et déverrouille l’écran pour y retrouver des informations précises. J’ai demandé à un gars de la Horde qui se trouve être flic quelles sont les informations officielles à ce sujet pour être sûr de ne pas lâcher une info que je ne suis pas censé connaitre. Rien n’a réellement été rendu public, mais c’est là tout l’avantage d’avoir un pote flic. Les premiers mots apparaissant sur l’écran sont les noms des victimes, ou plutôt de celles et ceux qui sont officiellement disparus. « Candice Williams, Daisy Oblof, Ezekiel Robinson, Robin Sanders. » Nos quatre décédés dont les corps ne réapparaitront jamais. « Et Sydney Meyer. Qui est un des ex de votre amie. » Et accessoirement le seul qui a réussi à s’enfuir et se planque depuis. A-t-il fui le pays ? A-t-il mis au courant des gens de ce qu’il a vu ce soir-là ? Ce serait vraiment une catastrophe pour nous. Pour ce que j’en sais, il n’a même pas essayé de recontacter Wynonna après cette soirée. Et elle, a-t-elle essayé ? Gardant cette question pour plus tard, je lâche des yeux l’écran lumineux du téléphone pour regarder mon client et essayer de voir ses réactions. « Selon les familles, il est peu probable qu’ils aient juste décidés de partir ensemble sans prévenir personne et l’enquête piétine. D’après ce que vous m’avez dit, le changement de comportement de votre amie correspond à ce moment-là. » »
Et je trouve ça assez plausible d’être à cran et triste quand tout son groupe de potes du lycée a disparu, à plus forte raison quand un ex est dans le lot. Je n’ai même pas eu besoin de lui mentir, cette vérité-là est bien suffisante.
ans préambule aucun, le détective privé fait son annonce dramatique, solution à l’énigmatique comportement erratique de Wynonna. Sans ambages, il précise que des amis à elle ont disparu. De vieux amis, malgré son jeune âge. Des copains d’enfance. Et ils se seraient volatilisés sans aucune raison ni sans laisser la moindre trace il y a plusieurs semaines. Je reste coi devant l’annonce, alors qu’il farfouille ses poches pour sortir son téléphone. Comment c’est possible, une disparition de plusieurs personnes d’un coup ? Et sans que ça paraisse inquiéter quiconque sinon la rouquine, en plus. Ma lourde main se pose sur ma bouche dans une posture de réflexion maladroite. Je l’écoute, sans vraiment l’entendre, citer les noms des disparus. Des inconnus, en ce qui me concerne. Femmes et hommes. Et parmi ceux-ci, un certain Syndey Meyers, l’ex de Wynonna, à en croire les paroles de Tyler.
Je secoue la tête, un peu étourdi. Je ne sais que penser de toute cette affaire. Et je laisse Frisk poursuivre, donnant une précision sur l’avis des familles : ils ne seraient sans doute jamais partis sans prévenir. Eux ou leurs proches connaissances. Et un commentaire vient alors me rassurer sur un point : l’enquête piétine. Ouais, y’a plus rassurant comme annonce, mais jusqu’ici, je me suis demandé si enquête il y avait bien eu. Après, c’est sûr que si elle piétine, ce n’est pas une super bonne nouvelle. Je m’en inquiète auprès de l’enquêteur privé :
« Comment ça l’enquête piétine ? Ils ont des éléments, au moins ? Des pistes ? »
Je corrige presque aussitôt mes propos.
« Enfin… Je sais que vous n’êtes pas dans les confidences policières, du moins je l’imagine. Mais n’ont-ils pas rendu publics des éléments de l’enquête ? Avez-vous vous-même essayé de parler aux familles des victimes ? »
À quel point doit-il mener l’enquête, finalement ? À quel moment doit-il s’arrêter pour satisfaire ma curiosité ? Parce que la solution probable du retrait a eu beau être évoquée, il n’y a aucune certitude à tout ça. Et ça m’embête. Et je le fais savoir :
« J’ai besoin d’en savoir plus. Et si c’était une histoire de trafic sordide auquel ils se sont retrouvés mêlé ? Et si Wynonna subissait elle-même des pressions pour ne pas trop en dire ? Il faut agir ! »
Je précise tout de même :
« Enfin, je sais bien que ça ne fait pas partie de votre job, hein. Mais je dois faire quelque chose pour l’aider. Et pour ça, je dois en savoir plus. Qui est en charge de l’enquête, à la police ? »
Je pourrais demander tout ça directement à Wynonna, aussi. Qu’elle me fasse confiance, qu’elle me dise la vérité. Je n’ai aucune envie de la mettre en danger, et que tout soit révélé à de mauvaises personnes, mais si je peux l’aider, alors je le ferai. Même si je ne suis ni le plus discret ni le plus malin des enquêteurs. Grommelant en un ronronnement guttural, je reste pensif.
Sa réaction est celle qu’on peut attendre dans ce genre de situation. De la surprise, et un peu de confusion semble-t-il. Avec mon boulot j’ai fini par avoir l’habitude de parler de personnes disparues et j’oublis un peu vite que pour la plupart des gens ça reste une information choquante. La différence majeure ici étant que d’habitude je cherche vraiment les personnes en question, je ne me contente pas de brouiller les pistes pour que nul ne découvre ce qui leur est réellement arrivé. Inquiet, il demande plus de nouvelles. S’inquiète-t-il de ce qui est arrivé à ces débiles ou bien cherche-t-il des informations qui pourraient soulager un peu les craintes de Wynonna ? Je hausse vaguement les épaules et lui réponds :
« J’ai juste quelques contacts dans la police, pas des sources qui feraient fuiter un dossier entier et peu de choses ont été rendues publiques. Et ouai j’ai parlé aux familles, mais n’importe quelle famille dirait que c’est pas le genre de son gosse de partir sans rien dire, mais ça reste des choses qui arrivent. » Je ne compte même plus les fois où j’ai eu des clients éplorés affirmant que ce n’était pas le genre de leur gamin de disparaitre alors que le gosse en question était parti faire un voyage surprise de pure débauche sans prévenir personne. « Enfin, vous savez tout ce que je sais. Et à part aller directement filer des pots de vins aux flics, ce sera difficile d’en apprendre plus sur leur enquête. »
C’était censé sonner comme une blague mais son expression anxieuse a peut-être un peu trop étouffé le ton sardonique au point qu’il pourrait prendre ça pour une vraie proposition. Son inquiétude manifeste m’alarme un peu même si je n’en laisse rien paraitre. J’avais espéré que tout ça lui fasse lâcher l’affaire, pas qu’il se mette encore plus ardemment en quête de réponses. Il reprend avec des théories très inattendues quoi qu’heureusement loin de la réalité. Là aussi c’est assez typique, les gens inquiets imaginent des choses tirées des pires faits divers et des séries policières aux scénario excessifs. Curieusement, dans ce cas précis, même le pire scénario qu’il imagine est en dessous de la vérité.
« Hey du calme. Et je suis pas les flics moi, je peux pas remonter des affaires aussi cheloues que des trafics bizarres. » Et surtout j’imagine qu’un tel commerce ne peut perdurer que si les trafiquants sont discrets. En général, les victimes de ce genre de choses sont des laissés pour comptes, des gens que personne ne recherchera, ou du moins qu’on ne cherchera pas avant longtemps. Le patron reconnait que ce n’est pas mon taf, mais j’ajoute quand même pour essayer de le rassurer : « Ce sont des gamins des beaux quartiers qui étaient dans leur propre ville, pas des pauvres gosses à l’abandon ou des touristes isolés, y a peu de risques qu’ils se soient fait prendre dans un truc du genre. » J’abandonne un sourire un peu sarcastique et continue : « Et puis vu leur quartier, y a plus de chances qu’ils aient fini dans une secte que d’avoir été enlevés. »
Haughton est franchement connu pour être un repère d’anti-CESS ultra conservateurs. Ils sont engoncés dans leurs idées discriminantes et perdus dans un monde imaginaire où ils pensent être cernés par des monstres alors que la majorité des CESS se contentent de faire leur vie comme tout le monde. Un vrai nid à merde si vous voulez mon avis. Pour répondre à la demande de mon client, je fouille un instant une poche intérieure de ma veste et sors une carte de visite un peu cornée avec le nom de l’inspectrice en charge de l’enquête.
« La meuf qui s’occupe de cette affaire a laissé sa carte aux familles pour qu’ils la contactent s’il y a du nouveau. » Je pose le rectangle de carton avec le nom et le numéro de l’inspectrice sur la table devant le patron pour qu’il puisse le prendre s’il le souhaite, en précisant malgré tout : « Mais je doute que ce soit une bonne idée de la contacter en espérant obtenir des informations. Elle risque de vous envoyer chier. »
J’abandonne un soupir et celui-ci se mêle aux bruits de l’établissement que j’avais presque oublié l’espace de quelques minutes. C’est un lieu un peu trop sympa pour parler d’affaires un peu trop sinistres. Et encore, pour le moment il n’y a que des disparus, pas de cadavres. J’avise un instant le grand patron assis en face de moi. Comment faire pour qu’il lâche l’affaire et qu’il évite de parler de tout ça à Wynonna ? Je récupère l’enveloppe pleine de billets que je n’avais pas touché jusque là et la range dans une poche intérieure de ma veste en lui disant :
« Vous savez, c’est sympa de vous en faire pour votre amie et tout, mais y a des gens bien plus qualifiés que moi sur le coup. Et surtout des gens qui ont bien plus de moyens que ceux de n’importe quel détective privé. » Je hausse les épaules, me disant que je me grillerais bien une clope, puis reprends : « Si votre amie veut pas en parler, peut être laissez lui juste du temps. C’est assez choquant comme histoire. Elle a sans doute besoin d’espace pour pouvoir digérer tout ça. »
Et cette recommandation vaut tant pour lui que pour moi, mais à l’inverse de mon interlocuteur je ne peux pas laisser d’espace à la rousse sans prendre le risque qu’elle pète un câble et se transforme devant des gens avant des les attaquer. Peut être même qu’elle maintient ses distances avec lui pour le protéger. Malheureusement, c’est une chose que je ne peux pas lui expliquer.
u côté de la police, ça semble compromis. Tyler explique qu’il n’a pu en tirer grand-chose, malgré des sources sûres au sein de la police. Dans un sens, c’est plutôt rassurant : la police de Shreveport n’est pas corrompue jusqu’à la moelle et prête à faire filtrer des dossiers contre quelques piécettes sonnantes et trébuchantes. Alors qu’un citoyen lambda comme moi se ramène pour obtenir des informations sur une affaire qui ne le concerne absolument pas… Inutile de préciser que ça ne donnera rien du tout. Et ça me rendrait sûrement très suspect à leurs yeux. Et hors de question de saisir la possibilité de les inonder de pots-de-vin : je n’ai pas plus envie d’être accusé de malhonnêteté.
Les familles n’ont apparemment pas donné plus de détails : confortées dans leurs images idéales, elles ont juste du mal à comprendre la situation. Compréhensible. Tyler semble continuer de s’appuyer sur sa thèse d’une fugue organisée. Mais ça ne colle pas : pourquoi Wyn serait si inquiète, si c’était le cas ? Si elle était proche d’eux, elle aurait été mise au courant. Elle aurait peut-être même pu faire partie du lot. Et si elle ne l’était pas, ça ne devrait pas l’affecter autant. Pas au point de changer diamétralement d’attitude, et sur un terme plutôt long.
Le détective poursuit son argumentaire en précisant qu’ils étaient des riches enfants à papa, et qu’ils n’auraient sans doute pas trempé dans de sordides affaires de gangs. Le pire envisageable, pour lui, c’est qu’ils se soient fait embaucher par une secte quelconque. Il précise également ne pas vouloir lui-même tremper dans ce genre d’affaire louche et compromettre sa sécurité en allant fouiner là où il ne faut pas. Je soupir lourdement à toutes ces annonces. Ça semble mal parti. Tout ça n’aura mené qu’à un cul-de-sac, où même l’enquêteur se sent piégé comme un rat. Il semble toutefois de bonne foi : il va jusqu’à me donner le contact de l’inspectrice, précisant que ça ne servirait sans doute pas à grand-chose de la contacter. J’avise la carte de visite un instant, hésitant, avant de secouer la tête. Je décide de la repousser vers l’homme.
« Non… Vous avez raison, ça ne servirait sans doute à rien. »
Il récupère sur la table le paiement pour ses recherches. Cher payé pour le résultat obtenu, plus brumeux que jamais, mais je ne m’en offusque pas. J’ai moi-même cherché cette situation : ça m’apprendra à être un peu naïf et penser qu’une situation peut se résoudre si facilement, si artificiellement. Faire appel à un détective privé… Je m’en veux presque d’avoir eu cette idée. Qu’est-ce que j’attendais ? C’est un métier de films d’action : en vérité, ils ressemblent plus à des fouille-merde recrutés par des maris jaloux, des parents stalkers ou des patrons avides d’informations sur leurs employés. Des proprios qui veulent apprendre les secrets sordides de leurs locataires. Des trucs basiques de l’identité humaine pourrie dans ses plus profonds retranchements. Une fois de plus, je soupire. Il me donne un conseil, gratuit cette fois : laisser tomber tout ça et juste laisser du temps à Wyn pour qu’elle parle enfin de tout ça. Oui, j’ai sur-réagi avec toute cette affaire. Sur un coup de tête, mu par une inquiétude trop protectrice et une lubie née sous la douche. Comme quoi, ce n’est pas toujours le meilleur endroit pour réfléchir. Je vais avoir du mal à ne pas m’inquiéter outre mesure, mais il a raison : je dois lui laisser de l’espace, du temps. Du recul, pour qu’elle puisse revenir vers moi. Après tout, elle me l’a dit elle-même, qu’elle me recontacterait. Même si c’était habillé d’un mensonge protecteur. Elle ne veut juste pas que je m’en mêle, et ça je peux le comprendre. Mon côté protecteur en prend un coup, mais je sais reconnaître là où je n’ai pas ma place.
Je quitte ma position avancée pour m’appuyer davantage sur le dossier de la chaise. Je ne suis pas détendu, bien sûr, ni même souriant. Mais il est temps de s’écarter de Wynonna. De passer à autre chose, à un autre sujet. De rebondir sur ce cas de disparition pour varier la conversation… Et voir si ça le tente ou non : ça reste un solitaire, du peu que je connais de lui.
« Vous savez, m’sieur Tyler, ce qui me ferait le plus chier dans toute cette histoire, ça serait que ces disparitions soient encore mises sur le dos des vampires et autres morts qui marchent. Avec de la récupération politique, et tout ce que ça entraine de plus vil dans l’opinion publique. »
Je lève les yeux au ciel. C’est une réalité bien trop présente à Shreveport, de nos jours.
« C’est trop facile de leur mettre toujours tout sur le dos : ça laisse souvent courir les vrais responsables. C’est le racisme moderne. »
Et j’ai dans les gênes cet écœurement profond pour le racisme, les préjugés, les innocents taxés des pires trucs pour leur seule nature. Je sais qu’il est maladroit de parler de ça en public : qui sait, Tyler Frisk est peut-être un militant anti-CESS. Mais là, sur le moment, je n’en ai plus rien à faire.
Enfin, il semble abandonner l’idée de chercher à en savoir plus. Sa mine triste contraste avec la joie calme de l’établissement et donne un sentiment d’étrangeté à l’ensemble. J’avise un instant le gérant du bar que j’ai bien du mal à cerner. Je peux comprendre que l’on s’inquiète pour une amie, mais plus difficilement qu’on engage quelqu’un pour aller fouiner dans ses affaires. Même moi je ne vais pas fouiller dans les histoires de mes potes quand ils me demandent de l’air. Est-ce que ça cache un instinct de protection bien trop affirmé dû à une histoire de vie spéciale ou bien une tendance de contrôle freak vraiment trop exagérés ? Wynonna serait-elle tombée sans le savoir sur un maniaque obsédé par elle ? Non, cette hypothèse là va sans doute trop loin. Sa déclaration me tire de mes pensées et je le regarde d’un œil curieux. Pourquoi il me parle de vampire subitement ? Est-ce qu’il soupçonne quelque chose de surnaturel dans cette histoire ou bien essai-t-il juste de faire la conversation ? Vu la fin de se phrase je pencherais plutôt pour la seconde option. J’hausse les épaules, regrettant de ne pas avoir une bière à vider pendant cette discussion. Un instant je pense aux vampires que je connais. Ce sont clairement des gens bizarres, entre celui qui est poliment menaçant et l’autre qui était sincèrement joyeux de découvrir l’existence des démons, mais je ne pense pas qu’ils soient forcément représentatifs de leur espèce. Le pire avec eux c’est qu’ils sont difficiles à cerner. Comment je suis censé comprendre les buts et motivations de quelqu’un ayant plusieurs centaines d’années ? Ça me dépasse. Je balaye ces réflexions là ne souhaitant pas partager mon expérience vampirique pour le moment et réponds :
« Oh tu sais, les gens ont toujours besoin de trouver des coupables faciles à accuser. Ça les rassure. C’est plus simple. » Je range nonchalamment la carte de visite de l’inspectrice qu’il a abandonné sur la table et enchaine. « C’est plus facile de se dire ‘tant que je fréquente pas tel type de personne, c’est bon je suis en sécurité’ plutôt que de se résoudre à l’idée qu’absolument n’importe qui peut être un connard fini capable de faire n’importe quelle saloperie. » Combien de clients m’ont affirmé que leur gamin disparu avait été enlevés par des CESS avant de finalement découvrir qu’ils avaient juste fugués ou bien étaient tombés sur des connards bien humains ? Je reprends avec un air amusé : « Ça me fait trop rire, les gens ont plus peur de deux canines pointues que du fait que n’importe quel connard peut acheter un flingue. » Mais c’est une question d’égalité, m’avait-on répondu une fois. N’importe qui peut acheter un flingue, mais pas tout le monde peut avoir des pouvoirs vampiriques ! Je me souviens encore de la gueule de cette meuf qui déblatérait ça. Son envie d’être une CESS semblait couler par tout les pores de sa peau. Peut-être y a-t-il un peu de jalousie derrière. Après tout il y a bien certains blogs de fans de CESS qui idéalisent toute cette merde. Je soupire et reprends : « Et puis bon, c’est comme tout. Les gens s’en remettent à ce qu’on leur raconte. S’ils prennent leurs infos de la télé, alors forcément ils vont recracher les mêmes conneries qu’ils entendent. »
Dis donc, on pourrait presque croire que je suis pro-vampire. A dire vrai, ça m’arrange bien que ce soit eux qui soient en pleine lumière plutôt que nous. Tant que les gens s’intéressent aux vampires, ils oublient un peu les thérianthropes et les rats-garous. Pour ma part, si je pouvais me débarrasser d’un vampire en particulier ma vie serait bien plus simple, mais je me fiche pas mal des autres. Je reporte mon attention vers Wilson et demande en m’accoudant à la table :
« Au fait, pourquoi cette réflexion ? Tu connais des vampires ? » Autrement il aurait été curieux qu’il fasse cette réflexion juste comme ça. Pour le tranquilliser, je précise : « D’ailleurs, si ça peut te rassurer, je pense pas que la police essaie de relier cette histoire là en particulier aux vampires. »
Et heureusement d’ailleurs. Si la police soupçonne des CESS, ils feront sans doute appel à la NRD et ça les rapprochera de la piste surnaturelle. Ce serait vraiment une très mauvaise nouvelle.
a discussion dévie totalement de Wynonna, et ce n’est pas pour me déplaire. Je dois me sortir cette inquiétude trop envahissante de la tête, et sans tarder. Elle me ronge par trop, et ça en devient presque malsain. Faire appel à un privé, quelle idée m’est donc venue pour en arriver à cet extrême. Au moins, grâce à Frisk, et à son dépend, je ne me laisserai plus piéger de la sorte. Ainsi, je me détends un peu alors qu’il répond naturellement à mon réorientation de thème. Il commente avec cynisme les accusations faites trop aisément ceux que les médias nomment CESS. J’opine du chef et roule des yeux face à ses dires : il a raison. Depuis Halloween en particulier, les gens perdent la tête. Ils oublient l’existence millénaire du crime au sein de l’humanité pour tout refiler aux sorciers et vampires. De la bêtise pure et dure. Mais est-ce vraiment surprenant ? L’humain a toujours cherché à répudier la différence, à stigmatiser l’originalité, l’inconnu. À craindre tout ce qui ne rentre pas dans le moule. Alors non, il ne faut pas négliger les dangers que représente cette part de la population, mais en faire des accusés parfaits à chaque occasion, c’est ridicule et extrémiste. Raciste, dans l’essence la plus profonde de ce mot détestable. Je commente brièvement :
« C’est clair. On vit une drôle d’époque. Une sale époque. J’suis sûr qu’il y a plus de vampires et de mages fiables en ville que de types réellement honnêtes. Y compris dans ces familles de bigots crétines vivant dans le passé. On se croirait presque revenus au temps de l’inquisition européenne, avec cette foutue chasse aux sorcières. »
Vient alors une question inattendue : est-ce que je connais des vampires. J’avise le détective avec une mine songeuse. Essaie-t-il de me tendre un piège ? Nombreux sont ceux qui seraient prêts à dénoncer n’importe qui ayant un lien avec les dents longues de la nuit. Et je ne connais pas assez le bougre pour savoir s’il est ou non de ceux-là. Je n’ai aucune envie que l’information disant que je fricote avec les créatures de la nuit soit rendue publique. Par respect pour la discrétion des sires vampires que je nourris volontairement, et par souci de préservation de mon business caché et accessible uniquement à une élite de mordeurs. Par chance, il enchaine sur l’assurance que la police ne compte pas mettre cette histoire sur les créatures vespérales. Je commente, sardonique :
« La police, peut-être pas, mais la presse, si elle tombe sur cette affaire, c’est sûr que les surnaturels prendront dans la tronche, comme d’habitude. Y’a qu’à voir les torchons qui sortent en ce moment : des araignées géantes dans les bois, des loup-garou qui s’attaquent à tout va aux promeneurs, avec des soi-disant preuves vidéo à l’appui. Les gens fantasment vraiment comme des abrutis sur des légendes passées : ils ne savent plus quoi inventer. »
Je soupire.
« Et les politiques sont pas mieux : ils en profitent pour faire de la récupération à tout va, radicalisant encore plus les communautés anti-surnaturel. »
Nouveau soupir. Je me suis peut-être un peu trop épanché sur mon avis. Je décide tout de même de revenir sur sa question vampirique, histoire qu’il ne pense pas que je noie le poisson.
« Peu importe si on en connait ou pas : ils sont parmi nous et notre devoir de citoyen est de les accepter. La haine ne mènera qu’à plus de colère de part et d’autre. On leur doit le respect, tout comme ils respectent les règles qui leur ont été imposées. »
Se nourrir de sang artificiel, ou du moins demander l’avis d’un berlingot avant d’en siphonner l’essence vitale, et pas jusqu’au bout. Je n’ai jamais eu de souci avec l’un d’eux, et j’espère que cela durera. Mieux : j’y crois.
J’étouffe un pouffement de rire las à sa remarque. Des vampires fiables. Quelle blague. Même sans prendre pour exemple les deux sangsues étranges que je connais, je doute qu’on puisse trouver des vampires fiables. Soit ils ont choisi de devenir ce qu’ils sont et on ne peut clairement pas faire confiance à des gens qui choisissent sciemment de vivre pour l’éternité en devenant assoiffés de sang, soit on le leur a imposé et ils doivent être parmi les plus grands traumatisés de l’histoire. Et personne ne peut vivre des centaines d’années sans devenir complètement dingue. Malgré tout, je garde ces remarques pour moi. Je n’ai aucun intérêt à ce que l’on pense que j’ai quoi que ce soit à voir avec le monde surnaturel, alors je me contente de la fermer en laissant croire que je ne suis qu’un autre quidam à l’avis fragile construit sur quelques idées peu profondes et sans bases solides.
Le patron continue sur sa lancée, et en un sens ce n’est pas si mal de voir que certaines personnes ne sont pas complètement anti-CESS, mais tomber dans l’écueil inverse pourrait bien lui poser des problèmes. Croire que des gens sont bons et honnêtes parce que ce sont des CESS est aussi débile que de croire le contraire pour les mêmes raisons. Je hausse un sourcil à l’évocation de l’article sur les loups-garous. Cette putain de nuit de merde n’a même pas eu la décence de mourir dans l’oubli, il a fallu que des connards fassent un article dessus. Je me demande si la gamine qui s’est fait arracher le bras a survécu. Et si c’est le cas, est-ce qu’elle hurle à la lune une fois par mois à présent ? Est-ce qu’il y a au moins une personne dans toute cette foutue histoire qui s’en est soucié ? Je balaye ces pensées et m’attarde sur les remarques inattendues du patron de bar. Est-ce que j’ai loupé une information cruciale dans ce qu’il vient de dire, ou bien est-ce qu’il sous-entend que, pour lui, les loups-garous relèvent du mythe ? Je ne parle pas souvent des CESS aux humains, tant et si bien que je n’en sais que très peu sur leurs avis en la matière. Est-ce que la révélation des thérianthropes qui nous avait tant inquiété a finie par être rangée dans la catégorie prank pour les humains ? Je sais que la NRD est très au courant de notre existence, et que les anti-CESS aussi sont conscients de notre présence, mais qu’en est-il des autres ? J’acquiesce machinalement le reste de ce qu’il dit sans vraiment y prêter attention, toujours trop focalisé sur ses remarques précédentes. Sur le ton d’une conversation banale, je demande :
« Ouai, mais euh, comment ça ces ‘légendes du passé’ ? » Sur un ton un peu rieur, j’ajoute : « Tu crois pas en l'existence de grosses araignées ? Tu ne connais pas l’existence de l’Australie et ses animaux dégueux ? »
Bien évidemment c’est son opinion sur les loups-garous qui nous ont attaqué dans la forêt qui m’intéresse. Où se situent donc les thérianthropes dans les représentations mentales des gens lambdas ? Sommes-nous retombés dans cette zone grise et cryptique où une partie de la population pense qu’il ne s’agit que d’une rumeur ? Si jamais notre existence n’est pour lui qu’un ensemble de croyances improbables et sans réelle tangibilité, ce n’est clairement pas moi qui vais le contredire. Ce serait même plutôt une bonne nouvelle, au moins il ne sera ainsi pas en mesure de débusquer la vérité concernant Wynonna. Et quand bien même ce serait le cas, peut-être même n’y croira-t-il pas. Ce serait clairement pas plus mal.
Tyler ne donne qu’une réponse erratique à mes propos, se concentrant curieusement sur mon commentaire sur les araignées géantes. Moqueur, sans doute, il évoque l’Australie et sa faune effroyable. Je hausse les épaules, presque vexé qu’il ne s’attarde que sur ça.
« On n’est pas en Australie, ici. Les seules grosses bestioles dangereuses, c’est les alligators. Et les serpents. Et… bref, vous voyez ce que je veux dire. »
Je soupire. Encore. Je suis las de ces lieux communs sur les surnaturels, les raccourcis pris par les médias et l’opinion publique pour leur mettre sur la tronche le moindre fait divers. Avant, quand un chien se faisait écraser sur la route, on ne criait pas au loup. Depuis la Révélation des vampires et l’aveu de l’existence de la magie, tout le monde se comporte comme si c’était une nouveauté, responsable de tous nos maux. Ils ont toujours existé, ont toujours marché parmi nous, vécu à nos côtés. Pourquoi subitement seraient-ils plus présents dans les travers du monde ? Au contraire : l’éclaircissement sur ce secret millénaire aurait plutôt tendance à les rendre plus prudents, plus distants. C’est logique. Mais ça, il n’y a que ceux qui réfléchissent plus loin que le bout de leur nez qui s’en aperçoivent. Les gens lambda préfèrent le prémâché des médias à l’esprit critique.
« Les fantômes, wendigo, loups-garou, père Noël et fée des dents. Il a suffi qu’un mythe, celui des vampires, soit accordé, et tout le monde flippe, convaincus que tout le reste existe aussi. Il ne se passe pas un jour sans qu’on entende une connerie : un mec trouve un squelette de farfadet dans son jardin, un soulard croise un cyclope en pagne en pleine rue, un gosse se fait enlever par une harpie… Il n’y a plus aucun bon sens. »
Oh je ne prétends pas détenir la vérité hein. Il est certain que certains mystères sont encore à découvrir, que des trucs obscurs se trament encore dans l’ombre de nos civilisations. Les extra-terrestres, les zombies, les esprits hantant notre réalité… Des choses plausibles. Mais je sais être influencé par les histoires de mon enfance, aussi n’en fais-je volontairement que peu cas. Tant qu’une preuve tangible ne m’est pas donnée, je préfère ne pas y croire que d’ânonner bêtement comme un mouton de panurge qu’on gave d’informations approximatives à visées manipulatrices. J’en suis pas à porter un chapeau en aluminium hein, mais il a de la mesure à prendre.
« Vous y croyez, vous, m’sieur Tyler ? A ces preuves, à ces articles effrayants parlant de monstres sauvages sortis de l’imaginaire commun ? Araignées mangeuses de chair, hommes-bêtes sauvages et carnassiers… »
Je ne le jugerai pas, ceci dit, s’il y croit. Chacun doit se faire son idée sur le sujet. Je pourrais passer pour un fou en narrant comme véridique certaines légendes vaudou. Le principal, c’est de ne pas remettre tous les maux sur eux. Tous les crimes sur des zombies, des esprits et des poupées picotées d’épingles.
Le murmure festif qui envahit le bar tranche avec le sérieux de la conversation qu’a amené le propriétaire du lieu. Autour de nous, j’entends les bavardages sur des sujets légers et anodins ponctués d’éclats de rire tandis qu’à notre table l’intérêt se porte sur les mystères du monde. C’est bien la preuve que notre tablée manque cruellement d’alcool. Ou alors qu’il sera bientôt temps de partir.
Le pauvre patron semble presque irrité par ma remarque moqueuse, laissant paraitre que ce sujet lui tient plutôt à cœur. Pourquoi semble-t-il si intéressé par tout ça alors même qu’il affirme ne pas croire en l’existence de plein de CESS ? Un peu plus tôt il semblait bien agacé par la tendance de la populace à mettre tout sur le dos des CESS, mais en général le genre de personnes ayant ces opinions sont, soit eux même des CESS, soit des gens qui ont une vision romantisée des créatures surnaturelles et sont prêtes à croire l’existence d’à peu près n’importe quelle créature tant que ça les sort de leur monotonie quotidienne. Ou peut-être a-t-il un proche qui est un CESS et c’est sa sécurité qui lui tient à cœur. Le nom même de l’établissement pourrait être un indice à part entière. Le géant aurait-il dans son entourage un pratiquant du voodoo ? Je laisse filer toutes ces réflexions qui sont sans doute le fruit d’une déformation professionnelle tandis qu’il reprend. Je suis assez étonné par ce qu’il raconte. Autant, je suis d’accord sur le fait que se mettre à tout croire subitement sur la base unique de révélation des vampires est quelque chose de peu opportun, mais je considère que l’excès inverse n’est en rien plus intelligent. Comment peut-on affirmer que quelque chose n’existe pas ? On a bien passé de siècles, voire des millénaires, à croire que les vampires n’existaient pas après tout. Je pensais que les garous étaient une légende jusqu’à ce qu’il y en ait un qui vienne me bouffer la gueule. Nicola m’a même appris l’existence de démons, chose que j’aurais clairement préféré ignorer, alors quelles autres choses peuvent bien exister encore ? J’ai vécu un peu trop de révélations quant à des choses supposées n’être que des légendes pour pouvoir maintenant poser des certitudes quant à ce qui existe ou non. Malgré cette prudence qui reflète ma vraie opinion, je me contente d’hausser les épaules à sa question et de répondre en un mensonge éhonté :
« Pas vraiment. » Hors de question d’attirer son attention sur la possible existence des thérianthropes, je ne veux pas lui donner le moindre indice sur ce qui a bien pu arriver à Wynonna. Je reprends d’un air las : « Et puis, qu’est-ce que ça change ? R’garde les vampires, ils étaient déjà là bien avant la révélation. Le fait de le savoir ne change pas grand-chose à la vie de la plupart des gens. » Le regard évolue, le monde reste le même. On perd en tranquillité d’esprit pour gagner en clairvoyance. Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’un bon deal. « Alors bon, moi ça m’intéresse pas. Si y a une nouvelle révélation ok, si y en a pas, ok. Dans tous les cas je m’en fous. »
Ce n’est peut-être qu’un demi-mensonge finalement. Les fracas des révélations des CESS que j’ai vécu au fil des ans a usé petit à petit cet émerveillement de la découverte. Et puis j’ai bien vu la réalité derrière les légendes. Des vampires tarés en quêtes de réponses, même s’ils doivent utiliser des moyens terribles. Des affrontements brutaux entre des thérianthropes et des jeunes débiles qui se finissent avec des morts. Halloween et son massacre. Les fantômes du motel, victimes d’une guerre vampirique. La meute de la forêt traitant les promeneurs comme s’ils étaient des jouets ou des friandises pour chien. Le loup-garou tueur en série de Medea. Et tout ça ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Je pose mon regard sur Wilson. S’il peut rester un peu plus longtemps dans son ignorance, peut-être en dormira-t-il mieux la nuit, au lieu de se taper des insomnies comme moi.
Tyler n’a pas l’air de vouloir répondre à la question. Pas de manière profonde ni complète, en tout cas. Il ne se positionne pas drastiquement, préférant arborer un visage indifférent, détaché, voire carrément je-m’en-foutiste. Je n’arrive pas à percevoir s’il est peu à l’aise sur le sujet ou si c’est la stricte vérité, et si toute cette question pourtant brûlante de la société lui en touche réellement une sans faire bouger l’autre.
Quoiqu’il en soit, il n’a pas l’air de vouloir s’étendre davantage. Ni sur ce sujet, ni sur d’autres. En tant que patron de bar, j’ai toujours de la ressource pour alimenter des discussions. Sur tout et sur rien, comblant les manques de socialisation de certains clients. Mais du coup, je sais aussi reconnaître que je suis de trop. Le détective n’a pas l’air d’être un personnage très joyeux, ni plein d’entrain. Une sorte de flegme d’insouciance générale l’entoure comme une chape de plomb, comme s’il était blasé de tout, et ne portait sur les choses qu’un regard cynique et distant.
« Bon… »
Je me lève sans attendre, poings posés sur la table, et arborant un sourire plus poli que sincère. Je ne suis pas vraiment à l’aise de la situation. La culpabilité d’avoir fait appel à lui, la déception du peu de résultats, le froid malaisant qui s’est ouvert entre nous. J’opine du chef, comme pour me donner une contenance, et commente :
« Ben je vais vous laissez, m’sieur Tyler. Merci pour… vos conseils. Je crois… »
Des conseils à cinq cent boules, quand même. Et qui ne me mènent nulle part, de surcroît. Devais-je vraiment le remercier ? Il est payé pour fouiller la merde, mais pas trop profondément finalement. Je doute avoir encore à faire appel à ce genre de type à l’avenir. Lui comme un autre. Sans plus m’attarder, je le laisse seul à sa triste table, avec sa triste mine, dans sa triste vie. Je ne pense même pas à passer une éventuelle commande pour lui : il n’aura qu’à s’adresser à un serveur. De mon côté, j’ai fort à faire. Sortir John d’une situation qui doit le mettre plutôt mal à l’aise, en l’occurrence. J’ai été un peu égoïste en voulant faire traîner un peu les choses sans plus penser à lui. Je me hâte d’aller dans l’arrière-salle bondée de dents longues. Me voir entrer lui arrache un soupir rassuré, et il se précipite vers moi. D’un geste, d’un sourire, je le congédie et lui laisse la responsabilité du bar principal.
Cette nuit sera encore longue, pour moi. Jusqu’avant les premières lueurs de l’aube, les vampires et leurs invités de chair voudront profiter de ce lieu unique à Downtown. Un endroit classe, posé, jazzy, où ils sont acceptés, cachés, protégés et bien servis. Du faux-sang de contrebande, pour les moins demandeurs, mais aussi du vrai, fourni par le maître Amjad. Du basique, des alentours, pour le moment. Mais nous avons discuté d’un marché intéressant. Un marché qui saurait faire de l’endroit un haut lieu de rassemblement de l’engeance mort-vivante. Avec des crus rares et séduisants que le sire vampire m’a promis, sans m’en dire beaucoup plus. Un endroit où ils pourraient se sentir bien. Car contrairement à Tyler Frisk, je m’implique fondamentalement dans cette cohabitation ouverte depuis la Révélation. C’est ma fierté, mon objectif.