C’est cet air conditionné qui allait avoir sa peau. L’odeur du latex de la peinture blanche sur les murs de cet espace qu’on avait platement présenté comme étant « son bureau » lui donnait envie d’arracher la tête de sous-classe de secrétaire pétillante. Un tombeau. Charmante métaphore du piège qui se referme sur lui. La plus humaine des punitions. Pire qu’une chemise immaculée sur sa peau. Insupportable comme leur compagnie. Sans fenêtre, l’air conditionné circulait à tous les étages de l’immeuble. Passant dans chaque bouche d’aération, touchant chaque effluve pour la faire circuler dans ce merdier bureaucratique et lui porter les ordures olfactives de tout un staff d’humains bien pensant. Insupportable. Le bruit du néon vacillant le fit serrer la mâchoire ; des molaires plates comme leurs inutilités s’entrechoquent pour se contrôler. Ce n’est pas de la faute à sa secrétaire avec son fumet de repas grec et de nicotine. Cela serait sale de lui enfoncer dans le crâne ce putain de tube halogène qui tressautent ses dernières heures de vie.
//
La forêt qui lui avait toujours semblé protectrice était maintenant trop sombre, trop froide et si étrange. Il ne discerne plus rien, n’entend plus rien ; un sifflement sourd dans ses oreilles difformes le torture. Paniqué, il hurle et il pleure. Cette voix est faible et inarticulée. Sa gorge est douloureuse de ne pas arriver à grogner. Il tremble de tous ses membres frêles et sans pelage.
- Mais fais-le taire ! Il va me rendre fou à se plaindre comme ça !
- Tu as oublié ce que c’était. Ferme ta grande gueule et laisse-lui le temps. Il est encore si petit.
Il pleurait, d’une manière qu’il n’avait jamais faite. Il était bercé dans de longs bras qu’il avait toujours craints. On lui avait fait savoir que ses bras, qui appartenaient à ces êtres étaient à éviter et pourtant… pourtant, ça avait été plus fort que lui. Cette voix. Cette incantation. Une force naturelle qui le porta sans qu’il puisse refuser. Il grelottait, mais il avait si chaud. Une berceuse à ses oreilles. Des paroles dans une langue étrangère qu’il ne comprenait pas, mais qui enveloppait son épuisement et sa peur d’une radiante douceur.
- Comment vas-tu l’appeler, celui-là ?
- Je ne sais pas. Il s’est transformé trop tôt. S’il crève comme les autres, ça m’avance à rien de lui donner un nom.
- Pourtant, il a répondu à l’appel. Il est fort, plus fort que les autres.
Plus fort que lui, mais elle crut bon de ne pas le souligner à son fils. Le silence se fit. Les pleurs s’arrêtèrent. Comme si un esprit passé par là figea le temps.
-
Savaşın Ruhu. Esprit rebelle.
À son oreille, sa grand-mère murmura : Kaidan.
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- Ah ah ! Sacré Radovan ! Conspirationniste et père de l’année à ce que je vois ! Tu n’as aucune honte à traîner tes mioches dans tes emmerdes ?
L’homme jugea les trois enfants dégourdis et curieux, habillés en haillons, qui se tenaient un pas à l’arrière du malfrat. Ils avaient, quoi ? Une dizaine d’années, tout au plus ? Peut-être moins. Ils avaient l’air en santé bien que la peau sur leurs muscles était tendue. Ils étaient droits, dégageant un type de fierté mal placé dans leurs conditions.
Surtout avec un Archos comme père.
On aurait dit le grand méchant loup et les trois petits cochons.
Radovan se tourna vers sa progéniture. Enfin, c’est ce qu’il supposait. Il avait toutes les chances qu’ils ne soient pas vraiment de son sang. Surtout le premier, mais ils étaient tous des Archos et ça il s’en assurerait. Les jumeaux, Levon et Mélina, observait tout ce qu’il y avait autour d’eux, ne manquaient aucun détail, s’imprégner de l’ambiance, des odeurs, des sons.
Le plus vieux le fixait, lui.
Le patriarche fronça les sourcils puis retourna son attention sur son client.
- Ils doivent se rendre utiles. Aucun Archos ne sert à rien, sinon il meurt.
Avertissement : Radovan n’était pas du type à plaisanter avec ce genre de détails. Il le leur avait rappelé mainte fois. Tout le monde voulait leurs morts, d’une manière ou d’une autre. Se montrer plus droit et méfiant qu’eux c'est ce qui allait leur sauver la peau.
- Je ne suis pas là pour discuter de tes méthodes pédagogiques, mon vieux, j’ai un contrat pour toi.
Ledit client, un sous-fifre d’un malfrat puissant local, proposait une liste d’œuvres d’art à aller voler chez différents grands bonnets en ville, puis de remplacer lesdites œuvres par des fausses. Les originaux seraient vendus. Les Archos pourraient assurer la totalité de ce service. Faussaires et trafic d’œuvres d’art, ils avaient des entrées et des manières de faire que personne ne comprenait, mais qui les entouraient de légendes urbaines. Le chef de clan était fier de cette réputation qui le protégeait des humains et permettait de les garder à distance pour faire ce qu’ils avaient à faire.
Réputation qui les suivrait sur de longues distances et longtemps.
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Un bruit de pas rapide s’approcha sur le plancher de bois irrégulier et humide. Cela fit craquer la baraque. La petite dame alla directement au fond de l’unique pièce et poussa le rideau sous ce qui devait être un vieil évier.
- Ah ! Te voilà toi.
Dans un paquet de guenilles déchiré et de paille, une chatte miaula en étant découverte par sa maîtresse. Ainsi couché, son ventre proéminent de la minette gestante était évident.
- Quoi ? Encore ?! Dimitri ! Minette est encore enceinte !
- Mais bordel ! C’est ce putain de Matou qui lui rôde autour… si je l’attrape, je le bute !
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Mémé lui fit signe de s’approcher d’elle. Elle tira sur sa pipe les yeux fermés puis laissa s’envoler quelques nuages de fumée.
- Mon fils, à l’intérieur de toi, il y a deux fauves. Ils mènent un difficile combat. L’un est le Mal. C’est la colère, l’envie, la jalousie, la tristesse, le regret, l’avidité, l’arrogance, la honte, le rejet, l’infériorité, le mensonge, la fierté, la supériorité, et l’égo. C’est l’humanité. L’autre c’est le bien. C’est la joie, la paix, l’amour, l’espoir, la sérénité, l’humilité, la gentillesse, la bienveillance, l’empathie, la générosité, la vérité, la compassion et la foi… c’est la nature.
Brusquement, elle lui agrippe le menton, capte toute son attention et lui fait tourner son visage vers elle. Mémé le fixe du regard intensément. Il n’arrive pas à détourner ses prunelles des siennes. Il eut l'impression d'être sondé au plus profond de son âme ainsi maintenue si près de son visage. La force de sa poigne le surprit et il crut bon ne pas essayer de s'en dégager.
De toute façon, personne ne pouvait échapper à May Archos.
- Veux-tu savoir lequel des deux fauves gagne ? Celui que tu nourris ! Ne te laisse pas avoir comme ton père. Soit plus fort que le mal et plus malin que la nature.
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Ils se prélassaient sous le soleil brûlant de la ville de Banha, sur le balcon du minuscule appartement de Nadia. C’était si petit, Kaidan se frappait la tête au cadre de porte quand il ne faisait pas attention. C’était un endroit temporaire, ils iraient ailleurs quand les enfants seront nés, mais pour l’instant, ça avait joué le rôle de joyeux nid d’amour. Chaleureux, intimes, ils s’y retrouvaient tous les jours et s’adonnaient à toutes les activités normales et libidineuses d’un jeune couple heureux. Ce duo n’avait rien d’anodin. Ils connaissaient leurs réelles identités : elle était une chamane et il était un enfant de la nature.
Kaidan faisait jouer du bout de ses doigts sur le ventre arrondis de la jeune femme et doucement, il y posa la tête, pour écouter les sons de sa progéniture.
- Calmez-vous. Laissez votre mère se reposer. Elle aura besoin de force.
Nadia rigole doucement, en caressant la tête de l’homme attentionné. C’était tellement difficile d’avoir des enfants de cette race, mais elle avait réussi. À voir s’ils naîtraient avec la capacité de se transformer, mais, avec cette connaissance chamanique et l’assistance de May, les chances étaient de leur côté.
Ils plongent doucement dans le silence, le son de la ville en été les berçant sous les rayons du soleil. Après un certain temps, il quitte sa position près de ses enfants à naître et retourne s’étendre près d’elle :
- Quand ils seront nés, l’on partira loin, en montagne. J’en peux plus de la ville. Je te trouverais un gîte et je pourrais m’occuper des petits pendant que tu te reposes. Tu pourrais faire joujou avec tes plantes et Mémé nous retrouverait… elle nous retrouve toujours puis…
La porte s’ouvre soudainement dans un grand fracas de gonds explosés et de bois arraché. Un grognement incroyable, ressemblant plus à un cri de rage entre en trombe dans le mini appartement. Pas le temps de faire quoi que ce soit dont Radovan s’empare de Kaidan à la gorge et il le plaque au sol. Paniquée, Nadia s’écarte en protégeant son ventre et hurle au patriarche Archos de le lâcher.
- Comment as-tu pu faire ça ?! Tu es une honte pour ton clan ! Ton sang coulera dans ses bâtards inutiles ! Ils ne serviront à rien ! À RIEN !
Il l’étranglait de toutes ses forces, la face rouge, lui crachait sa haine et sa frustration au visage. Kaidan se débattait au sol, empoignant avec vigueur les vêtements de son paternel en furie au-dessus de lui. D’un coup de genou bien placé, il réussit à repousser l’attaque et faire entrer de l’air dans ses poumons. Il décoche une droite puissante sur la mâchoire de Radovan qui le fait tituber un instant assez long pour qu’il se relève rapidement. Retrouvant son souffle en toussant, la gorge irritée par sa prise, il se place devant la jeune femme pour empêcher son père d’approcher.
L'aîné Archos se redresse de toute sa hauteur et lui fait front.
- Tu fais un pas de trop et...
Et quoi ? Il le tue ? L’attaque ? Il était plus enragé qu’il pointe un pistolet sur lui qu’il défonce la porte de l’appartement. Il avait un bras ouvert, comme pour faire un mur protecteur, mais il grogna sombrement quand Radovan se redressa à son tour :
- C’est une disciple de May ! Tu savais ça ? Elle a fait exprès. Exprès de la mettre sur ton chemin, que tu te reproduis avec elle ! Ce n’est qu’une autre de ses putains d’expériences Kaidan !!! Une autre putain d’expérience !
La main du métamorphe sénior tremblait en le pointant lui, puis elle. Kaidan ne répondit pas. Il savait qu’elle était une adepte de la voie de May, mais cela ne lui faisait pas un pli. Peut-être que la matriarche Archos avait des plans en fait, c’était probablement le cas. L’important, c’était de faire des enfants, ne pas laisser la branche Archos s’éteindre et c’est nettement avec une initiée que les chances étaient de leurs côtés.
- Pas question que tu laisses des bâtards sans esprit naître !
Le patriarche Archos, perturber par les stigmates de son passé s’avança d’un pas vers eux, mais Kaidan ne broncha pas. Il releva le menton et le défia du regard. D’un grand calme, il déposa sa large main sur le ventre rond de Nadia et celle-ci attrapa son poignet d’une main, frémissante de peur. L’aîné des enfants de Radovan prit une grande inspiration avant de proposer :
- Je te promets que s’ils ne sont pas touchés par la nature, je les mangerais, moi-même.
Il sentit la poigne de la mère de ses futurs enfants se serrer douloureusement sur sa peau, comme si elle réalisait soudainement la dure réalité ; la vie d’un Archos ne sera jamais paisible.
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[FORMAT : VIDÉO—AVI]
[DURÉE : 46:25:02]
[PLAY]L’enregistrement débute sur une jeune femme nettement pas très heureuse d’être devant la caméra. Elle scrute l’objectif un instant puis fronce les sourcils en croisant ses bras sur sa poitrine. Dans une pièce sobre, blanche et impersonnelle, il y a une table devant elle où l’on voit dépasser un dossier.
- Nous sommes le 15 mai 1996, il est hum… 11:02. Spencer Willis pour l’union méditerranéenne indépendante de recherches sur le paranormale. Interrogatoire volontaire de Nadia Amari, né le 28 décembre 1970, au Caire.
- Volontaire ? Ce n’est pas comme si vous m’avez vraiment donné le choix.
Des mains d’homme ouvrent le dossier et glissent devant elle, sans relever le commentaire, trois portraits un peu flous, type paparazzi.
- Madame Amari, pouvez-vous identifier ces personnes sur les photographies suivantes, s’il vous plaît ?
La jeune femme se penche au-dessus de la table, les observe un instant puis se relève, bien droite, les bras toujours croisés sur sa poitrine.
- Je ne sais pas qui sait.
Mensonge.
C’était des photographies de May Archos, Radovan Archos et la dernière étaient de Kaidan. Deux de ceux-là qu’elle connaissait très bien. Peut-être même trop. Radovan, ce vieux salopard débile pouvait crever.
- Nous savons de sources assez sûres que vous êtes, ou avez été, une disciple de la voie de May Archos et que vous avez porté les deux derniers enfants de Kaidan Archos, en 1992. Des jumeaux qui ont maintenant 4 ans.
De marbre, elle se contente de serrer la mâchoire et de garder le silence.
- Nous aimerions que vous nous aidiez à retrouver cette partie de votre famille. Nous avons quelques questions à leur poser. Va sans dire que nous souhaitons de tout cœur que vous soyez réunis avec vos enfants, dont la mère doit terriblement leur manquer. Nous ne sommes pas là pour juger votre décision, mais il serait important de bien réfléchir aux nombreuses possibilités que l’on vous offre.
Mais bien sûr qu’elle s’ennuyait de ses enfants. Il fallait être sans cœur pour croire que cette distance qu’elle s’était imposée avec sa progéniture était de bon cœur.
- Il est évident que vous avez été leurré par Kaidan Archos et sa famille, mais nous aimerions vous faire une place parmi nous, au sein de MRU pour que vous puissiez nous gratifier de vos connaissances et de vos talents extraordinaires. C’est une offre unique qui se présente à vous ; nous pourrons vous garantir votre sécurité, un salaire adéquat ainsi que l’accès à nos archives et données en tout temps… en échange de votre… collaboration.
Un rire clair s’évade de sa bouche. Moqueur et méprisant.
- Berné par Kaidan Archos ? C’est si humain de vous de penser que si j’ai choisis, de plein gré de lui offrir mon cœur et mon corps, c’est parce qu’il a joué de ma confiance et de mon intelligence.
Le petit fils de May était la chose la plus merveilleuse qu’elle avait expérimentée dans sa vie. Aucun homme ne lui arriverait à la cheville. Son grand malheur était de savoir qu’une créature comme lui avec autant d’expérience, d’ouverture, de connexion avec la nature et surtout, de cette désinvolture bestiale et incomparable, existait ailleurs.
- Il a kidnappé vos enfants, madame Amari, qui deviendront des Archos à leur tour. Est-ce que c’est ce que vous voulez pour eux ? Vraiment ?
Cette vérité déformée, voilée par des craintes stupides d’enfants de Ève et d’Adam.
- Je serais fière qu’ils deviennent comme leurs géniteurs, oui !
L’interlocuteur se tait.
- Et si vous croyez que je vais vous balancer des informations sur eux, vous oubliez de qui j’ai été l’apprentie !
May Archos avait déjà trempé avec le MRU, dans les balbutiements de l’organisation. Ils la craignaient et la vénéraient toute à la fois, mais elle avait choisi une autre voie ; celle des chamans. Ainsi elle respectait son essence et sa connexion à la nature. Elle avait décidé de passer à l’action au lieu d’observer et de noter. Cette femme excentrique était intelligente. Elle savait que le lien entre les chamans et les métamorphes pouvait être utile sur plusieurs aspects. Porter les enfants du futur chef des Archos n’avait rien de déshonorant ; ce n’était pas comme ce vieux fou, le patriarche Archos, le prétendait ; son sang ne faiblissait pas leur race. Au contraire! Sa génétique donnait 50 % de chance d’en faire des animaux doués ou un chaman de sa lignée.
- Ils sont en sécurité, loin de vous et pour longtemps !
D’un bond, elle se lève de sa chaise d’un grincement agressant :
- Vous allez me laisser sortir d’ici et ne plus jamais venir me voir.
- Calmez-vous madame Amari.
- Je me calmerais lorsque vous allez m’escorter hors de ces locaux.
La jeune femme sort du cadre. Un grincement de chaise se fait entendre et l’on peut voir un homme qui contourne la table, sortant son pistolet de son étui à fusil noir, sur sa chemise blanche immaculée.
La caméra tremble un peu puis s’éteint subitement.
[STOP]
[FIN DE L’ARCHIVE - 005599885-B-TYH55]
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Isolés dans la montagne, ils avaient choisi un vieux gîte de bergers vide à cette période de l’année. Petit, mais chaleureux, c’est dans ce trou perdu que la famille Archos s’était retirée du monde quelque temps. Après avoir cumulé les voyages et les contrats, prendre un temps pour disparaître de la carte était des plus judicieux. Sans oublier le retour à la nature qui faisait le plus grand bien sur l’humeur de tout le monde. Le soleil chaud du printemps n’arrivait pas encore à faire fondre toute la neige au sol, mais ce n’est pas ce qui arrêtait une famille d’esprit de la nature d’en profiter.
La lune s’élevait lentement dans le ciel en même temps que le soleil déclinait. L’ambiance devenait de plus en plus légère, des rires se partageaient, les discussions étaient agréables: Thomas faisait des simagrées, ce qui faisait rire Inna, Rhys et Wanda. Méliné se berçait en allaitant sa petite dernière, bébé Olena. Levon, toujours la plupart du temps silencieux, observait les plus jeunes avec le sourire amusé. Ça aurait l’air presque d’une famille normale en camping à la forêt… ce qui n’était pas le cas. Radovan, qui supportait de moins en moins leurs présences, avait préféré se retirer et aller errer en solitaire dans la forêt.
Sa progéniture décide d’aller se promener pendant que le soleil tire les ombres des arbres sur la neige blanche, les autres restés sur le balcon du gîte, discute de moins en moins fort, l’heure de la lune approchant. Se préparant à une sortie sous une de ses formes, Kaidan enleva son chandail, ses bottes, ses chaussettes et troqua son pantalon pour un affreux short sportif de basketball en polyester blanc. Le genre de truc synthétique qui se lavait bien et dont on n’avait pas de peine à jeter si nécessaire. Ses frères et sœurs se moquèrent de lui, en le sifflant, quand il passa devant eux pour aller fendre du bois sur le côté de la maison. Pas le moindrement dérangé par la neige sous ses pieds ou le froid qui collait sa peau sans pelage, Kaidan se concentra à fendre quelques bûches, réchauffant son corps humain, le préparant à la transformation, le laissant dans une forme de transe méditative. Il n’entendait que le son de la hache qui s’abattait contre le bois, le craquement de l’écorce, la sève qui s’évadait une dernière fois. Il renifla un instant, son attention soudainement détournée, puis fronça les sourcils. Il fixait les ombres dans la forêt devant lui lorsque soudainement, brisant la béatitude de cette soirée, le son d’une arme à feu tirée.
Un « Pow » qui trouve écho sur le flanc de montagne derrière eux.
Le cri de la honte qui dérangea brusquement la nature.
La nature qui hurla en silence.
Son corps fut parcouru d’un long frisson et il abandonna sa hache pour courir devant la maisonnette de fortune. Méliné et Levon étaient debout, aux aguets. Inna et Thomas qui avait perdu leur entrain étaient soudainement livides et inquiets.
- Radovan. Osa supposer Levon. Lui dont la voix s’élevait rarement.
- Les enfants… s’inquiéta Méliné en serrant sa fille contre elle.
Le vent leur porta l’odeur subtile de la décharge de poudre et du canon chaud.
Kaidan se mit à avancer doucement vers la forêt, guidé par son odorat.
- Levon, avec moi, commanda-t-il à son frère sachant qu’il n’hésiterait jamais à le suivre.
Puis en même temps que ses sœurs et le reste de la bande, un hoquet de surprise se fit entendre derrière lui; les effluves du sang chaud se rendirent jusqu’à eux.
Kaidan se mit soudainement à courir aussi vite que ce bipède de corps pouvait le faire. Les pieds plats dans la neige, le froid et les branches dans son visage ne lui faisaient rien. Il n’eut pas bien long à parcourir pour se retrouver devant une scène irréelle : Radovan près de Rhys, le pistolet à la main, encore fumant de cette chaleur condamnatoire, son bras qui s’abaisse doucement pour pointer le sol. Les deux observaient Wanda debout devant eux à quelques pas seulement. Sa fille aspire alors de l’air difficilement, portant une main délicate au côté de son visage qu’il ne peut pas voir dans cette position. D’un geste étonné, mais lent, elle observe sa paume couverte de sang puis un dernier soupir s’échappe d’elle.
- Wanda ! hurla Kaidan désespéré, ses entrailles se coinçant, le corps en alerte, l’instinct qui allait plus vite que ses émotions.
Sautant, courant, forçant tous ses membres à l’écouter, l’aîné de Radovan glissa à genou dans la neige pour attraper sa fille avant qu’elle ne touche le sol gelé des montagnes. Dans ses bras, il écarte frénétiquement la longue chevelure collée à son visage à cause de l’hémoglobine cherchant ses traits habituellement si jovial.
- Non… non non non.
Un trou sombre et sanguinolent traverse le crâne de la jeune métamorphe, juste au-dessus de son sourcil, déformant son visage, son globe oculaire écrasé et partiellement brûlé. Derrière sa tête, une explosion de chaires et de ce qui devait être son cerveau coule sur l’avant-bras de Kaidan qui la supportait.
- Wanda… Non non. Reste avec nous. Reste… Je t’en prie.
Mais il sait très bien qu’elle est déjà partie. Son esprit n’y est plus et a laissé la place qu’à quelques réflexes tristes de cette forme vide de son essence miraculeuse.
Il la sert contre lui, faisant retourner son corps dans ses bras, la tête éclatée se déposant contre son torse brûlant. Ses avant-bras l’enveloppant comme quand elle n’était qu’une fillette apeurée de ses propres capacités. Il se mit à la bercer un peu rudement, un murmure de mots que personne ne comprenait. Kaidan resta assis dans la neige qui s’imbibe doucement du sang de sa dernière née, le temps que ce corps plein de vie refroidisse entre ses bras. Sa main caressait frénétiquement le dessus de son petit crâne rompu, sa joue collée contre la tête de Wanda éteinte.
- Le vent qui t’a donné ton premier souffle a également reçu ton dernier soupir ma fille, lui murmure-t-il à son oreille. À bientôt, peine-t-il à ajouter, des larmes d’incompréhension et de tristesse coulant sur ses joues.
Du fin fond de son être, son esprit surnaturel bouillonna. La pulsion de la vie et de la mort faisait rage en lui. Cette forme fragile n’arriverait pas à supporter toutes les émotions qui se mélangeaient en lui. Il sentit le reflet de la lune sur sa peau, il invoqua silencieusement la force des dieux passés et présents. Kaidan baissa la tête, le grognement de ses formes se manifestant dans sa cage thoracique, une transformation partielle douloureuse de sa gorge qui laissa échapper le sombre cri de sa douleur. Ce son qui n’était rien et tout à la fois. Un grognement de plusieurs créatures qui imposa son silence à la nature. Le sanglier, le chat, le corbeau, le mouflon, le tigre, le rhino… à l’unisson à travers des cordes vocales fragiles qui se déchirent sous le passage de cette puissance.
Son regard se leva accusateur sur Radovan qui n’avait pas bougé d’un centimètre. Son corps n’arrive pas à se décider sous quelle forme il devait le tuer ; une transformation étrange et fragmentée se déroulait sous leurs yeux. La douleur ne faisait plus de sens, il ne la ressentait même plus.
- Amène Rhys auprès de Méliné et toi… toi…
Il prit une grande inspiration profonde pour trouver les mots justes.
- … je te conseille vivement de partir loin et vite et pendant quelque temps.
- Kaidan. Je ne pensais pas que c’était chargé… je…
- VAS-T’EN !
Son subconscient décida à sa place de la forme nécessaire en ce moment. Au-dessus de Wanda, Kaidan se transforma en ce vieux tigre royal blanc énorme, sa forme la moins acquise, sa forme la plus sauvage, mais à l’esprit sage d’années passées en cage. Il ne contrôlait pas bien son tigre, mais en ce moment il n’en avait que faire. La bête grogna puis se posa protecteur au-dessus de sa fille décédée, défiant le patriarche Archos en roulant des épaules, les griffes de ses pattes massives se plantant au sol, prêt à attaquer.
Radovan se transforma en une forme volante puis quitta la forêt de quelques coups d’aile. De l’autre côté, il observa Levon serrer les épaules de Rhys en se dirigeant vers la cabane, où ils prendront soin de lui pendant qu’il allait faire ce qu’il avait à faire.
May lui manquait.
Il aurait voulu qu’elle soit là.
Qu’elle chante un truc incompréhensible pour le retour de l’âme de sa fille à la nature.
Qu’elle sorte son putain de petit tambourin pour danser les dernières gloires aux formes que Wanda avait choisies.
Il poussa un mugissement triste en pensant à Nadia qui avait si peur pour ses enfants, mais qui avait accepté et comprit que la nature serait plus forte que tout et qu’ils devaient être initiés par les Archos, loin d’elle.
Le corps de Wanda étendu au sol. Il passa son énorme tête sur elle, frottant son pelage immaculé dans le sang de sa dernière née, mais aussi sur ses vêtements et sa peau, absorbant une dernière fois l’odeur familière de sa progéniture avec qui il cohabitait depuis quelques années. Le tigre poussa un triste feulement, un râle désespéré par la perte d’une vie aussi précieuse. Les enfants de la nature se faisaient de plus en plus rares, de plus en plus pervertis par l’humanité. Les nouvelles générations ne portaient plus autant respect à leurs réalités ; n’étant pas initiés, ou simplement perdu au travers du brouhaha d’une vie loin de leur essence mystique. Il avait veillé à ce que la génération venant de lui soit marquée par la nature puis élevée dans le respect de celle-ci… et voilà qu’une arme de lâche venait polluer sa propre famille.
Il ronronnait doucement pour bercer l’âme de sa fille dans son dernier voyage, en léchant lentement le crâne dont le sang avait teinté les cheveux d’un rouge sombre. Le tigre ne leva pas la tête quand Levon, les yeux rougis par la peine qu’il ne sentait pas le besoin de cacher, s’approcha à quelques pas d’eux.
- Nous ne pouvons pas la laisser là. Je vais la ramener. Nous allons préparer ce qu’il faut.
La bête grogna quand son frère s’approcha un peu trop prêt, mais il se calma. Un instant plus tard, l’énorme tigre blanc comme la neige, couvert du sang de sa dernière née se releva, avança vers l’Archos à forme humaine. Il le frôla de sa tête puis quitta les lieux rapidement pour ne revenir que le lendemain, exténué… assister au bûcher de Wanda.
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[ARCHIVE - 0055956985-B-TPP47-8]
[FORMAT : DATA]Aperçu en Turquie, au Liban, en Israël et ils sont retournés en Égypte.
Difficiles à retracer, les clichés ont été pris par l’agent Âl Saoud, qui rapporte des relations qui semblent houleuses entre le patriarche et le reste de sa descendance.
Sources : Photo_23_02_2012.jpg, Photo_23_02_2013_3.jpg, P14_09_2014_3.jpg, P14_09_2014_6.jpg.
[FIN ARCHIVE - 0055956985-B-TPP47-8]
[ANNEXÉ : ARCHIVE 00677584 — H-667-1]
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[ARCHIVE 00677584 — H-667-1]
[FORMAT : DATA]Radovan Archos est porté disparu.
[FIN ARCHIVE - 00677584-H-667-1]
[ANNEXÉ : ARCHIVE 009987377 — JJY-1]
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Levon et Méliné essayaient de retenir Radovan. Thomas faisait de même avec Rhys, mais le glas de la fin avait déjà sonné. Le patriarche oscillait comme sa santé mentale qui s’était carapatée depuis 3 ans. Il n’était plus que l’ombre de lui-même, les mettant tous en danger, sans arrêt, sous le couvert de théorie complotiste de son passé douloureux aux mains de la Société de Thulée.
Cela faisait bien trop longtemps que la fratrie le tolérait par respect envers leurs aînés.
Un respect qui leur aura probablement coûté leur liberté.
Pas besoin d’être sous forme animale pour se comporter comme tel. Pas besoin d’être un génie pour comprendre que Radovan avait été piégé par son propre petit fils.
Rhys se débattait pour achever son œuvre.
Radovan titubait pour rester debout, son visage rouge et enragé, son souffle court, ses yeux injectés de sang. Il réussit à sortir un petit pistolet caché dans son pantalon et faire feu sur le plus jeune d’entre eux. La balle atteint la cible, ajoutant de l’hémoglobine sur le plancher, mais Radovan n’arriva pas à faire feu une deuxième fois, ses membres deviennent lourds sous l’effet du poison parcourant ses veines. Poison qui n’aurait pas eu autant effet si l’aîné était resté calme.
Rhys devait le savoir. Il avait planifié son coup.
Le patriarche laissa tomber l’arme qui glissa devant les pieds de Kaidan. Méliné et Levon le lâchèrent avec une forme de dégoût et il arriva à se maintenir debout tant bien que mal. Il râlait, il souffrait. Il cherchait son air, la panique dans son regard accusant son petit fils qui tenait debout devant lui, sanguinolent, un regard de reptile, quelques écailles brillantes parsemant son visage, témoin d’une métamorphose partielle. Le vieux rassemblait ses forces dans des soubresauts d’honneur qui ne l’aidait pas. Il grognait, murmurait des choses qu’ils n’arrivaient pas à comprendre.
Kaidan se pencha doucement pour prendre l’arme dans ses mains avec un profond dégoût. Sa mâchoire se serra en observant le pistolet que son géniteur avait choisi de dégainer contre sa descendance. Trois fois plus tôt qu’une. Ils n’étaient même pas nés qu’ils les avaient déjà pointés sans égard pour eux, le ventre arrondi de leur mère. L’odeur du sang et de la poudre brûlée du projectile lui renvoya des images du trou sur le visage de Wanda, son air ahuri… il avait peut-être fait exprès.
Encore.
Avec cette arme de lâche.
Il était un lâche.
Un lâche fou et vieux.
Un poids pour les Archos.
Un poids pour le secret.
Dénaturé, perdu.
Leur sécurité était en jeu.
Sa famille en danger à cause de lui.
Mémé le lui avait dit.
Elle l’avait avertie il y a longtemps.
C’était maintenant.
L’ère de Radovan Archos se terminait.
Se terminait maintenant !
Un autre coup de feu retentit dans la pièce et le monde s’arrêta.
Kaidan se tenait devant Radovan, l’arme maudite tendue au bout de son bras. Il avait visé entre les deux yeux du patriarche et la balle avait fait son chemin jusque dans le mur derrière lui. Il avait soutenu son regard jusqu’à la fin, mais il n’était plus là. Le fils de May Archos n’était que l’ombre de lui-même, pervertie par le monde, noyé dans ses propres traumatismes et dépassé par la nouvelle génération de métamorphe. Comme une marionnette à qui l’on coupait les cordes, Radovan s’écroula au sol. Kaidan lança le pistolet sur le corps désarticulé, comme si l’arme lui brûlait entre les mains. Il releva les épaules, observa ses frères et ses sœurs et poussa un long soupir.
Plus rien ne serait comme avant maintenant.
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[FORMAT : DATA]
Radovan Archos est décédé.
Kaidan Archos est le nouveau leader de la famille.
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C’était un petit autel de fortune. De petites figurines un peu ridicules de différentes divinités, différentes religions. Deux bougies blanches allumées devant un miroir. Un bâton d’encens laissait s’évader un léger sillon de fumée parfumée. Assis en tailleur, Kaidan prit une grande inspiration et ferma les yeux sur son reflet qui l’observait.
Hildisvini Sæhrímnir Vahara Bygul Trjegul Bastet Huggin Munin Kutkh Sweta Varaha Karkadann Tanngrisnir Tanngnjóstr Amon Khnum Takam Baihu Budhi Pallien Narasiṃha WandaUne longue inspiration, il reprit doucement cette psalmodie.
Ce mantra le rassurait. Ainsi, il restait connecté à l’essence spirituelle de ce qu’il était. Dans le respect des esprits qui les possédait. En chantant son respect à des divinités animales et métamorphes, ses transformations lui avaient semblé plus rapides.
Si seulement May avait partagé ce secret avec les autres.
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- Otto! Comment as-tu pu nous faire ça !?
Cloué au sol par une équipe musclée du MRU, Kaidan se débattait avec force, grognant, ne se laissant pas faire si facilement.. Le chaman, à qui il avait fini par faire confiance, un disciple de May, un humain dans le secret de leur connexion avec la nature, les avaient trahis. Quand L’Evy démontra sa grossesse, il était primordial d’essayer de la faire accoucher sous sa forme chat. Ils avaient toutes leurs chances de leur côté qu’ils soient métamorphes à leur tour. Une chose très rare, pratiquement impossible… sauf si vous aviez l’aide d’un chaman.
Otto Thompson, avec un fort accent britannique et ses origines indiennes prononcées, s’était présenté comme envoyé par mémé Archos. Une intuition de la part de la matriarche. Il avait répondu à toutes leurs questions, avait écarté tous les doutes; c’était manifeste qu’il pratiquait la voie de May. Désespéré, Kaidan avait accepté de lui faire confiance. Monitorer la grossesse de sa concubine qu’il appréciait énormément, jusqu’à ce qu’elle mette bas à ses prochains descendants. Ainsi accompagnés, ils s’assuraient qu’Evy ne devient pas sauvage, oubliant ses autres formes pour se perdre à jamais dans celle du chat. Elle était forte et décidée, mais le spectre de la chimère planait toujours dans ce genre de situation. Kaidan s’était assuré qu’elle ne manque de rien, la protégeant, la couvant de mille et une attentions. Monitorée par Otto, qui assurait que tout allait bien, entre ses rituels qui lui donnaient la chair de poule et les incantations dans la langue de sa grand-mère, l’Archos luttait contre ses propres craintes inculquées par Radovan face au arcaniste de ce monde.
Un jour, le chaman lui demanda de son sang, pour lui donner de la puissance et renforcer le lien des esprits de ses futurs chatons à ce monde. Il l’avait écrasé contre le mur en le menaçant de lui arracher les yeux s’il tentait quoi que ce soit de non naturel avec son sang, mais accepta pour le bien de son amoureuse coincée dans sa forme féline.
Ils avaient fini par faire connaissance, à force de se côtoyer. Échangeant des mots, des moments presque amicaux, faisant regretter à Kaidan des amitiés qu’il n’aura jamais pu entretenir. Une relation étrange, à la fois à l’image du risque qu’ils risquaient tous les deux, mais d’une forme d’intimité de le laisser s’immiscer dans l’étrange réalité de la reproduction difficile des enfants de la nature.
Puis le jour J arriva. Otto semblait tendu, mais assura l’aîné des Archos que tout se passera bien. La métamorphose Evy Lindeman donna naissance à 3 charmants chatons en santé, fort comme leur père. Quelques heures plus tard, la jeune femme épuisée reprit forme humaine avec l’aide du chaman.
Kaidan était assoupi avec elle quand une escouade entra de force dans l’appartement et s’empara du Archos, non sans difficulté. Écrasé au sol, Otto entra dans la chambre et cacha de son corps son amoureuse et ses enfants dans le grand lit. Faible, mais protectrice, Evy n’arrive pas à protester, gardant les chatons contre elle. Le chaman sort de sa veste une seringue remplie d’un liquide jaunâtre. Il enlève le bouchon et s’assure qu’il n’y ait plus aucune trace d’air en donnant quelque tape du bout du doigt. Kaidan prit sur le fait, l’effet de surprise et en plein jour, avait de la difficulté à se concentrer pour se transformer, lui bouffer la face, l’empaler avec sa corne, lui arracher le cœur…
- Kaidan, Kaidan… si bon, si faible par ta famille. Pas du tout comme ton père... Murmure Otto en se penchant vers lui. Sa bouche s’approcha de son oreille et il ajouta, dans la confidence : ils ne savent pas pour les chatons. Je garde l’information pour moi, mais je ne me gênerais pas de m’en servir si j’en ai besoin. Ils surveilleront Evy, pour s’assurer que tu ne fasses pas de bêtises alors, soit sage, docile, et tout ira bien.
Au sol l’Archos grogna quelques insultes et passa proche de se libérer même s’il était criblé de coups de points. Sa douce hurla qu’on le laisse tranquille, trop faible pour passer à l’action et eut un hoquet de peur quand Otto enfonçant l’aiguille de la seringue dans le cou tendu de Kaidan. Le métamorphe se débattit encore, mais la solution que le chaman lui administra fit le sale boulot de le rendre inconscient.
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On lui envoya au visage un seau d’eau froide pour le réveiller. Il aspira l’air, ses sens engourdis par la drogue qui coulait dans ses veines. Seul dans une pièce sombre, il essaya de bouger pour se rendre compte qu’il était retenu au sol par d’énormes chaînes. Ses bras croisés et menottés derrière son dos, un collet inconfortable l’empêchant de bien respirer était attaché à son cou, et lui aussi attaché au sol. À genou, soumis, il essaya mollement de mordre la personne qui passa près de lui pour prendre ses signes vitaux. La lumière de la lampe de poche qui se força dans sa pupille le fit sursauter. Ses cheveux mouillés lui collaient sur le front. Il était nu, observé par une équipe en sarrau de l’autre côté d’une grande baie vitrée.
- Ces signes vitaux sont bons. Il reprend extrêmement vite le dessus. Son métabolisme semble purger l’analgésique plus rapidement que l’on avait évalué.
Un haut-parleur au-dessus de lui grinça et une voix masculine semblait crier des ordres au technicien craintif à côté de lui :
- Préparez une plus haute dose. Ajoutez du Hydromorphone.
Le silence se fit dans la pièce, ce qui donna le temps à Kaidan d’observer d’un œil l’état des lieux. Pris au piège dans une chambre froide et en béton, il n’y avait rien, autre que lui et les hommes du MRU qui l’observait en prenant des notes.
- Monsieur Archos, c’est un plaisir de faire votre connaissance en personne. Veuillez nous excuser de ces dispositions… que je qualifierais d’extrêmes précautions, mais considérant votre nature, et le manque de données que nous avons sur les formes que vous pouvez adopter, nous préférons prendre le plus de précautions possible. Je m’appelle Spencer Willis, je travaille pour l’union méditerranéenne indépendante de recherches sur le paranormal. Je vous suis, vous et votre famille, depuis quelque temps. Vous devriez remercier notre associé, monsieur Thompson pour nous avoir aidés à vous retrouver. Vous êtes difficile à retracer depuis la révélation… encore plus depuis la mort de votre père.
L’homme qui parlait au travers de la vitrine en appuyant sur le bouton du haut-parleur, il ne l’avait jamais vu, mais il connaissait son nom. Willis, l’homme qui capturait les métamorphes pour le sport que cela représentait. Le MRU employait ses services en cas de force majeur, ou quand ils en avaient vraiment marre de juste observer et d’attendre qu’un enfant de la nature fasse don de leur savoir à leur organisme. Depuis le départ de May de l’organisation, ils s’abreuvaient que de spéculation, d’archives bien garnies et de corps à dépecer. Avoir un Archos, vivant, au top de sa forme, dans leur labo ?!
Ils devaient tous jubiler.
Kaidan observa Spencer Willis au travers de la fenêtre, en soulevant légèrement la tête. Il avait la nausée, son regard était flou et n’arrivaient pas à reconnaître les odeurs des gens protégés par la fenêtre devant lui.
- J’aurais souhaité faire votre connaissance dans des circonstances plus… naturelles, mais les choses étant ce qu’elles sont et le MRU me paye très bien pour qu’on leur fournisse des spécimens… Ils ont toutefois quelque chose à vous proposer. Otto nous a d’ailleurs assuré que c’était le genre de marché que vous ne pourriez refuser.
Otto qui l’avait coincé comme une couille dans une fermeture éclaire. Il allait le payer. Un jour ou l’autre.
- Votre entière collaboration, ce qui inclut des tests en laboratoire, confirmations des informations fournies jadis par May Archos, ainsi que votre allégeance à l’organisation sur une durée à définir. Nous pourrons faire de vous ce que l’on veut pendant ce laps de temps… en échange de l’immunité pour votre famille par le MRU et les branches internationales durant cette période contractuelle. Y compris Nadia Amari et Evy Lindeman.
Le silence se fit.
La porte sur le côté s’ouvrit et une personne s’approcha pour planter une aiguille dans la peau du métamorphe.
- Vous avez le temps d’y penser.
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[FORMAT : DATA]
Ouverture de dossier : Kaidan Archos.
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[FORMAT : DATA]Ouverture de dossier employé : Kaidan Archos.
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- Brittany, c’est ça ? demande-t-il en se pinçant le haut du nez, sa cravate lui donnant l’impression d’étouffer. Enchanté et désolé d’avance qu’on t’ait scotché à mon cas.
La jeune femme éclate d’un rire étrange et distinctif en expliquant à la suite d’un reniflement :
- Ça aurait pu être pire. Je n’ai pas à me plaindre que l’on m’est assigné à toi et l’agent Thompson. Je suis nouvelle ici aussi, mais tu vas voir, je suis douée.
- J’espère bien. Je suis une merde avec les ordinateurs et tout ce qui est paperasse. Je ne suis pas souvent de bonne humeur. Surtout avec ce traitre d’Otto comme chaperon, pensa-t-il sombrement.
- Je le suis pour trois, j’assurais de ce côté-là — dit-elle en redoublant de son rire unique. Elle déposa des dossiers sur son bureau qui était encore vierge de tout papier et demanda : Est-ce tu veux un café ? Tu as besoin de quelque chose ?
- De l’eau, ça ira.
- Allons-y pour de l’eau.
Elle quitta la pièce, ce qui soulagea Kaidan, mais elle revient en passant seulement sa grosse tête dans l’embrasure de la porte. S’assurant que personne ne l’écoutait ou n’était dans les parages, elle chuchota avec un fin sourire :
- Je trouve ça excitant de travailler avec un CESS. C’est ma première fois. Je m’attendais à ce que tu sois plus monstrueux, mais tu ne me sembles pas très dangereux, hein ? Sinon, le NRD ne t’aurait pas fait venir comme conseiller de terrain.
Kaidan fit un charmant grand sourire à son tour et sur un ton un peu enfantin répondit :
- Il ne faut pas croire tout ce que l’on raconte autour de la machine à café, Brittany.
La secrétaire retourne à son bureau en rigolant : « Qu’est-ce que tu es drôle ! »
Les rumeurs allaient trop vite.
Il allait se faire chier.
Pas autant qu’en apercevant la première photo dans le dossier du dessus de la pile qu’il venait d’ouvrir. Une silhouette qu’il reconnaîtrait entre tous. La photo était floue, venant d’une caméra de sécurité. Sous ces yeux, une photo de son fils, qu’il n’avait pas vu depuis 4 ans.