The pain doesn't go away you just make room for it x January ;

Il y a peu de clients ce soir et la soirée est déjà bien avancée. Mes yeux se posent sur l'horloge qui indique presque 23h. Je dois finir de nettoyer quelques verres, puis je devrais enfin pouvoir rentrer me reposer. La journée a encore été longue entre la garde à l'hopital puis la soirée au bar. J'ai bien du mal à réprimer un bâillement. Mon lit m'appelle, j'ai hâte de pouvoir me glisser dans mes draps pour dormir quelques heures. C'est mon quotidien depuis quelques temps maintenant : couvrir des dettes en exerçant deux métiers différents. Mon corps s'habitue, réclame moins d'heures de sommeil qu'avant mais je dois être vigilante à ne pas trop tirer sur le fil.

Un homme réclame un nouveau verre alors je m'exécute et lui ressers de la vodka. C'est un client régulier, un solitaire qui vient noyer son chagrin dans l'alcool plusieurs soirs par semaine. Il boit ainsi toute la soirée avant de rentrer chez lui en titubant. Il n'est pas bien méchant, heureusement. Soudain, une tête familière passe le pas de la porte : January. Cela faisait un petit moment que je ne l'avais pas vu. Je souffle avec un petit sourire tandis qu'elle s'avance dans ma direction pour s'accouder derrière le bar elle aussi : « Tiens donc, une revenante.. » Je suis contente de la revoir, je me faisais du soucis pour elle. Je scrute ses vêtements, elle s'habille toujours de manière assez originale, des vêtements que je ne vois jamais sur d'autres personnes. De sa création peut-être ?

« Est-ce que tu vas bien ? » Mes mains s'activent déjà pour préparer sa potentielle future commande. Je lave un verre, prépare quelques glaçons.  « Je te sers la même chose que d'habitude ? » Un cocktail de ma fabrication : sans alcool, mais avec quelques ingrédients secrets dont je sais qu'elle y est particulièrement sensible. C'est rare que j'use de ma magie ici, mais parfois quand je sens que les clients en ont besoin, je peux rajouter quelques ingrédients secrets, de ma composition et servant à leur faire du bien, les détendre. January fait partie des quelques privilégiées.  

Je prends une voix plus hésitante pour demander : « Et comment va Zelda ? » Je n'ai plus trop de nouvelles de la jeune adolescente. Est-ce que son état s'est aggravé ? Sa maladie est grave, bien trop pour être soignée. Je sais que January l'a ramenée chez elle pour la soigner. Des soins palliatifs en gros. Je suis vraiment navrée pour elles. La vie peut se montrer bien injuste. January et Zelda ont l'air d'avoir souffert dans la vie, elles sont jeunes et n'ont que l'une sur l'autre sur qui compter et malgré tout, la vie s'est révélée encore plus cruelle. J'attrape un bol de chips que je pousse vers elle aussi. Je me suis toujours faite du soucis pour la santé de la jeune femme devant moi. Elle sacrifie tout pour sa sœur, sa propre santé aussi, j'en ai bien peur.

Depuis combien de temps n’a-t-elle pas mis les pieds dans un bar ? N’a-t-elle pas assisté à une réunion des addicts anonymes ? Elle préfère les appeler ainsi, bien que ça ne soit pas le nom officiel. Après tout, elle ne se limite pas à l’alcool… Mais la plupart des autres ne le feraient pas non plus, s’ils consommaient de la drogue, ils ne le font simplement pas. Et puis, elle ne leur raconte pas que ce qui la fait réellement vibrer, qui la fait planer comme rien d’autre ne le peut, c’est d’être mordue par des vampires. Malgré le traumatisme lié, les sentiments négatifs et conflictuels autour. Elle n’en parle de toute façon pas, à personne. Hors de question qu’elle se confie, pour qu’on la rejette, qu’on l’insulte, qu’on la frappe même peut-être. Qu’on la voit comme une sympathisante.

Mais peu importe. Elle n’est pas dans le bar pour se morfondre, mais pour se tester. Elle joue nerveusement avec son jeton. Un an de sobriété – si l’on omet les étreintes de Myrtille, mais elle ne pourra jamais renoncer à ça. Un an et trois semaines ou un mois, deux peut-être ? A-t-elle seulement la force de résister à l’alcool ? De commander un verre, et de ne pas le boire ? De le laisser de côté, alors que ses arômes envoutants parviennent à sa gorge, à son nez ? Elle n’a jamais été du genre à rejeter un défi, January. Mais peut-elle se soumettre à un désir si puissant, à une torture si exquise, et ne pas agir ?

Ce n’est pas un hasard que son subconscient ait choisi le bar de Tasya qui veille sur elle, à l’insu de Jane. Elle sait qu’elle est particulièrement gentille, ici ou à l’hôpital, même si Jane n’y retournera plus jamais. Après tout, à quoi bon ? Ils laissent Zelda crever dans un appartement insalubre, dans une chambre lugubre que January a essayé d’égayer au mieux, de rendre la plus stérile possible, mais elle a l’impression que son état se dégrade de jour en jour. Non, d’heure en heure – même si elle est consciente qu’elle voit tout en noir.

Alors pourquoi est-elle là, ce soir ? Pour voir le seul visage réellement aimable qui a voulu les aider, Zelda et elle ? Pour noyer son chagrin dans l’alcool et avoir une bonne excuse pour sombrer à nouveau ? Pour provoquer l’abandon de Myrtle, comme tout le monde avant elle a abandonné January, et pouvoir se conforter dans l’idée qu’elle est condamnée à perdre tout le monde ? Elle n’est même pas réellement consciente des pensées qui s’entrechoquent dans sa tête et ne sait pas réellement ce qui la motive. Mais elle sourit – sincèrement, quoi qu’il ne monte pas jusqu’à ses yeux – à Tasya, alors qu’elle la qualifie de revenante. Elle ne croit pas si bien dire : derrière les vêtements bariolés et colorés qu’elle porte, son teint pâle, maladif, donne toute l’impression d’un fantôme. « Je viens voir ma barmaid préférée ! » Une pente dangereuse à ne pas réellement empruntée que d’en faire sa barmaid attitrée, si elle ne veut pas retomber dans ses travers.

Elle hoche la tête, alors qu’elle lui demande si elle va bien, incapable de répondre franchement. « Et toi ? » Elle sait bien moins de choses sur la vie privée de la jeune femme, hormis qu’elle travaille ici et à l’hôpital et ne doit pas rouler sur l’or non plus. Mais si elle est curieuse, Jane n’est pas intrusive. « Ton meilleur cocktail sans alcool, s’il te plait. » Elle n’a aucune idée de ce qu’elle met dedans, elle devrait peut-être le lui demander, mais elle n’a jamais bu de mocktail aussi exquis. « Et un shooter de vodka. » Qu’elle ne boira pas. Qu’elle devrait ne pas boire. Qu’elle espère ne pas boire.

Ce qui est mal parti, alors qu’elle lui parle de Zelda. « Je… » Sa voix se brise alors qu’elle n’a pas pu prononcer un mot. Elle se sent tellement inapte à élever sa sœur correctement : preuve en est qu’elle a contracté une maladie mortelle et qu’elle va en mourir. Les larmes lui montent aux yeux instantanément, et elle louche sur le verre d’alcool d’un homme accoudé au bar, non loin. « Elle ne devrait pas être à la maison… Elle est apathique, elle faiblit. » Un murmure suivit cette remarque. « Je vais la perdre. » Elle l’avait laissé échapper malgré elle, d’une voix faible.

J'esquisse un petit sourire malicieux quand January me dit qu'elle vient revoir sa barmaid préférée. « Ce sont mes cocktails qui t'ont manqué, j'en suis certaine ! » Je tâche de ne pas m'attarder sur son teint pâle et maladif. Elle ne semble pas aller bien du tout et l’inquiétude prend le dessus.

« Je vais bien... La routine... » Je montre le bar autour de nous. « Je travaille toujours à l’hôpital et de temps en temps le soir, ici. » Et le rythme entre les deux boulots me laissent peu de temps pour souffler à vrai dire, mais je m'y fais. Je n'ai pas le choix de toute manière, je ne peux pas me permettre d'être fatiguée. Je lève le pouce dans sa direction quand elle me demande mon meilleur cocktail sans alcool et m'arrête lorsqu'elle continue en réclamant un shot de vodka. Je l'interroge du regard. Est-ce qu'elle est certaine de sa demande ?

Mes mains s'affairent, rassemblent des jus de fruits, de l'eau gazeuse et mélangent le tout dans un grand shaker. Lorsque January détourne le regard, j'ouvre un petit casier sous le bar où je dissimule quelques herbes. La plupart me viennent directement de ma mère et de ma tante, des petites plantations aux vertus magiques, elles viendront aider January à se détendre. Généralement, c'est efficace et ça ne créé aucune dépendance à la différence des drogues ou de l'alcool. Je finis par verser le tout dans un grand verre à cocktail que j’agrémente d'une petite brochette de bonbons et d'un petit parasol coloré. « Et voilà pour toi ! » Je lui glisse le cocktail vers elle. Je remplis également un petit shot de vodka que je pose à distance raisonnable en espérant vraiment qu'elle ne le boira pas.

Lorsqu'elles parlent de Zelda, Tasya repère immédiatement les larmes au coin des yeux de la jeune femme. Elle peut imaginer sans trop de mal la peine que peut ressentir January. Il n'y a rien de pire que de voir mourir à petits feux la personne que l'on aime sans rien pouvoir faire. J'hoche doucement la tête, sans trop savoir comment la réconforter. Je ne peux pas lui affirmer le contraire : non, Zelda n'ira pas mieux, elle va la perdre. Cela fait partie des injustices de ce monde. C'est bien cruel et tragique. « Est-ce que tu veux que je passe ? » Ma main vient doucement chercher la sienne, en guise de soutien. Le rôle qu'endosse January auprès de sa sœur est bien trop lourd pour ses épaules. Elle devrait avoir du soutien. « Tu sais, ça ne me dérangerait pas de passer de temps en temps... » Rien que pour le côté des soins, soutenir January, l'aider à prendre soin de sa sœur jusqu'au dernier moment et éviter à cette dernière qu'elle ne souffre trop... Et pour le côté humain aussi, évidemment. Il ne faut pas qu'elle se sente seule, surtout qu'elle a l'air déjà tellement affaiblie.

Je m'excuse quand un nouveau client réclame mon attention. Je rapproche le cocktail de January pour qu'elle le boit pendant que je m'absente et sert une bière en pression à l'homme. Nous échangeons quelques banalités et quand il s'éloigne, je reviens auprès de ma jeune cliente. Une idée me vient alors en tête : « Je finis dans 15 minutes. Est-ce que je peux t'emmener manger quelque part ? Je connais un petit restaurant pas loin d'ici, on y sert de délicieux tacos mexicains, presque aussi bons que chez moi ! » Bon, il ne faut pas exagérer, rien ici n'équivaut et de loin, à la nourriture de mon pays.

« Et si tu as encore un peu de temps, il y a un endroit où j'aimerais t'emmener... » Un endroit que j'affectionne tout particulièrement et où j'aimerais emmener la jeune femme.

Si elle s’efforçait de paraître enjouée, c’était assez difficile pour elle : elle ne feignait pas son inquiétude, et l’état de Zelda n’aidait pas à se sentir mieux. Et de toute façon, si elle allait bien, elle ne serait pas ici, à affronter ses plus vicieux démons dans un bar. Mais tout cela, elle espérait le laisser de côté pour une soirée. Parce qu’elle boirait tellement qu’elle finirait par s’endormir dans la rue et aurait tout oublié de ces dernières années, de la mort de ses parents, de la maladie de sa sœur, de l’abus par des vampires… Ou parce qu’elle voulait de la compagnie, se mettre à l’épreuve, se défier de résister à l’alcool ? Peut-être un peu de tout ça. Peut-être qu’elle ne savait pas réellement ce qui la motivait, et qu’elle avait juste suivi ses pas.

Toujours est-il qu’elle n’était pas réellement en forme, pas réellement enjouée, alors qu’elle essayait de faire semblant devant la jeune femme qu’elle avait appris à apprécier pour ses petits gestes et pour sa bonté – plus de bonté que personne ne lui en avait témoigné dans toute sa vie, lui semblait-il. « Tu te reposes, j’espère ! Ils ont besoin de quelqu’un comme toi. » De quelqu’un d’humain, soucieux des autres, réellement gentil. Et pourtant… à cause, ou grâce à ça peut-être, elle la servit du shooter qu’elle lui avait demandé, mais le gardant un peu plus loin, presque hors d’accès. Est-ce qu’elle devrait le renverser, lui demander de le prendre ? En plus d’être une tentation horrible, ça coûtait cher. Elle murmura faiblement, n’osant pas regarder Tasya. « Est-ce que… Est-ce que tu peux la remettre dans la bouteille ? » Elle venait juste de la servir après tout, si elle le faisait discrètement, personne ne verrait rien, si ?

January avait serré ses mains autour du cocktail, qui sentait très fort le sucre, ce qui lui allait très bien : elle avait toujours été un bec sucré, dégustant lentement les pâtisseries pour en profiter jusqu’à la dernière miette… Même si elle avait l’impression qu’elle n’avait plus dégusté de pâtisseries depuis des années. Ce qui était le cas, elle ne prenait plus son temps, quand elle mangeait. Et elle gardait les desserts les plus savoureux pour sa sœur. Elle releva ses yeux embués vers Tasya avec surprise. « Je… tu travailles déjà beaucoup, je ne veux pas t’embêter. » Elle devait déjà subir des choses dures à l’hôpital et si January était très touchée, elle avait peur que ce soit trop. Elle se mordit pourtant la lèvre, hésitant. « Tu… Tu es sûre ? Ça ferait du bien à Zelda de voir quelqu’un d’autre que moi, mais… Je, elle détourna la tête, honteuse, je ne pourrai pas payer, je n’ai pas les moyens. Mais je peux t’héberger si tu veux, ou faire le ménage chez toi, ou… » n’importe quoi. Elle était désespérée.

Hochant la tête, elle porta le cocktail à ses lèvres, suivant Tasya des yeux avant de reposer ses yeux sur les bouteilles d’alcool. Elle savait que c’était stupide d’aller dans un bar, mais… Son… Sa quoi ? Amie ? Elle n’en avait aucune idée. Tasya lui servirait de garde-fou, n’est-ce pas ? Jane la regarda interdite, ne sachant quoi répondre à sa proposition, alors qu’elle revenait à ses côtés. Elle était adorable mais… Baissant la voix, espérant à moitié qu’elle ne l’entende pas, Jane murmura. « Je peux à peine payer pour le cocktail… » Elle avait prévu de sauter le repas. Elle rougit instantanément, en disant ça. Elle aurait dû dire qu’elle pouvait pas laisser Zelda toute seule si longtemps, mais elle n’y avait même pas pensé. « Je… Zelda dort, mais… » En même temps, elle ne comptait pas rentrer de suite, si ? Elle grimaça à nouveau. « C’est payant ? » Ce n’était pas comme si la barmaid ne savait pas que January était plus que pauvre…

Un petit sourire soulève mes lèvres. Effectivement, le repos ne sera pas pour tout de suite. Enchainer les nuits ici puis les journées de garde à l’hôpital peut être épuisant, mais ai-je le choix ? Ces dettes sur mon dos ne se règleront pas toute seule. « J'essaye ! » Je lui souffle, incapable de mentir de toute manière. Un instant, j'ai envie de lui demander ce qu'elle entend par "quelqu'un comme moi", est-ce que January a deviné mon don ? Hmm.. Cela me parait difficile, je n'ai rien laissé transparaitre à ce niveau-là. Je la scrute légèrement avant qu'elle ne change de sujet et me demande de remettre la vodka dans la bouteille. « Tout de suite ! » Et je suis sincèrement soulagée qu'elle ne l'ait pas bu. Bien vite, le shooter et la bouteille disparaissent de sa vue, rangés derrière le comptoirs. Je ne sais même pas ce que j'aurais fait si January avait porté le verre à ses lèvres. Est-ce que j'aurais osé le repousser ? Il aurait fallu.

La jeune femme en face de moi parait réellement épuisée et ce constat me serre encore plus le cœur. J'esquisse un nouveau sourire quand nous parlons de Zelda et des visites que je pourrais faire pour la soulager elle et sa sœur. « Si je te le propose, c'est que ça ne me dérange pas. » Que je souffle doucement mais fermement. Je fronce les sourcils à la suite de ses paroles. « Oh non, je ne fais pas du tout ça pour l'argent ! » L'idée me fait même horreur. Comment pourrais-je tirer bénéfice du malheur de January et de sa sœur ?

A ses propositions pour me dépanner, je ne réponds pas mais lui propose une autre alternative : « Ou tu pourrais venir de temps en temps ici me tenir compagnie ? » Je sais que ça peut être tentant pour elle de boire dans un bar, mais c'est la seule chose que je peux lui proposer. « Je t'assure que les soirées peuvent être longues quand les clients ne sont pas nombreux » Et ce n'est pas le bar le plus réputé de la ville. « Alors voir un visage amical et tenir une conversation avec une amie, ça peut tout changer ! » Je lui adresse un clin d’œil. Il est hors de question de lui demander de m'héberger ou de faire le ménage chez moi, mais la proposition de venir ici est sincère et me ferait réellement plaisir.

Je me mordille la lèvre en l'entendant affirmer qu'elle peut à peine payer le cocktail. « Pour le cocktail c'est cadeau de la maison ! » Ce n'est pas comme si quelqu'un allait contrôler les consommations que je ne fais pas payer. Le propriétaire du bar me fait suffisamment confiance de toute manière. « Et pour le restaurant, je connais le patron, il nous fera un prix ! » De mexicains à mexicains, nous avons rapidement fait connaissance, j'y mange souvent, c'est sur le chemin du retour. « Quant au lieu où j'aimerais t'emmener, non, ce n'est pas payant... » En réalité, je commence à connaitre pas mal de personnes un peu à droite et à gauche, à force de rendre service ou de faire des petits boulots, ce peut être pratique et ça ouvre quelques portes. « On y va ? » Les derniers clients quittent le bar, j'encaisse leurs consommations et je suis prête à partir, n'attendant que le feu vert de January pour fermer la boutique et prendre la direction du restaurant.

January pouvait difficilement dire connaître très bien Tasya, même si elle estimait la femme et l’appréciait pour toute la gentillesse dont elle avait fait preuve à leur écart à Zelda et elle quand tout le monde leur tournait le dos. Elle plissa les yeux alors que la jeune femme lui disait essayer – ce n’était pas suffisant mais pouvait-elle vraiment lui faire la leçon ? Surtout alors qu’elle ne valait pas beaucoup mieux, s’épuisant pour s’occuper de Zelda, pour noyer son cerveau dans autre chose que la drogue et l’alcool, même si elle en ressentait beaucoup moins le besoin maintenant que Myrtle était là pour elle. Et tout ce qu’elle faisait ne suffisait même pas à sauver sa sœur, à lui offrir les soins dont elle avait besoin. Regardant un instant Tasya sans vraiment la voir, presque perdue dans ses pensées, elle secoua la tête. Comment pouvait-elle envisager de voler la caisse du bar ? Ou pire, del ‘implorer de la lui donner. Comme si ça suffirait, en plus, à payer les traitements dont avait besoin de sœur… Elle s’efforça de sourire, alors que la barmaid rangeait le verre tentateur, honteuse de ses pensées et du fait qu’elle soit à deux doigts de se jeter sur elle pour le boire malgré tout. Elle n’aurait jamais dû venir ici.

Encore moins alors que la proposition fusait de venir voir Zelda chez elle, sans rien attendre en retour. Tasya était trop bonne pour ce monde, trop bonne pour quelqu’un d’aussi corrompu que January. « Je… je sais mais… tu fais déjà tellement de choses. » Elle ne voulait pas l’accabler avec plus qu’elle ne voulait gérer. « Je ne veux pas que tu te sentes obligée… » Même si ça lui ferait beaucoup de bien, et à Zelda encore plus. Elle le croyait, en tout cas. « Mais j’apprécierai énormément. » Sa voix tremblotait alors qu’elle lui répondait, incapable de cacher à quel point elle était, encore une fois, touchée. « Tu es un ange. » Est-ce qu’ils existaient vraiment ? Peut-être Tasya descendait-elle du ciel pour apporter son aide et sa protection à des personnes choisies.

Elle releva la tête, grimaçant… « Je… Elle voulait refuser, ne pas se soumettre dans un lieu qui réveillait ses démons, mais… « D’accord mais si je veux boire… » Elle n’osa pas finir sa phrase, se sentant pathétique de devoir faire une telle demande. De devoir implorer qu’elle ne la serve pas. « Je serai là quand tu veux ! Je peux te donner mon numéro. » Elle ferait tout pour Zelda, y compris se confronter à la tentation. Et… Elle avait des amies, mais combien savait exactement ce qu’elle vivait ? La difficulté de voir sa sœur dépérir ?

Sirotant son cocktail, elle attendit sagement que le service de Tasya finisse, s’efforçant de ne pas lorgner sur l’alcool et les verres des autres gens présents dans le bar. « Je… mais… » Elle aurait voulu refuser qu’elle la prenne en pitié, qu’elle la prenne pour une œuvre de charité, mais elle avait depuis longtemps perdu son amour propre. Elle lui glissa quand même deux billets d’un dollar dans la main, aussi dérisoire que ce soit, la forçant à la refermer dessus en espérant qu’elle le garderait. Hochant la tête, elle la suivit. « Je connais rien à la nourriture mexicaine, tu choisiras pour moi ! » Qu’elle lui fasse goûter les meilleurs plats de son pays ! « Tu m’intrigues. J’ai le droit à un indice ? » Même si elle doutait trouver.

Je secoue la tête : « Enlève-toi ça de la tête, tout de suite ! Je ne me sens obligée de rien ! » Si je lui propose de venir voir Zelda, c'est vraiment par soucis d'aider la jeune femme mais en rien une obligation ! Je lève les yeux au ciel quand January affirme que je suis un ange. « Oh, loin de là ! » Je laisse échapper un petit rire, un peu gênée. « Mais si une auréole me pousse sur la tête, pense à me prévenir ! » Une petite lueur malicieuse illumine mon regard : « Sainte Tasya, ça m'irait bien ! » Un nouveau rire, plus franc, se fait entendre.

Je finis sa phrase avec douceur : « Si tu veux boire, je t'en empêcherais. » J'esquisse un petit sourire, réconfortant. « Tu as déjà résisté ce soir et je ne t'ai pas encore concocté tous mes cocktails... Attends de les avoir gouté, tu n'y résisteras pas ! » On échange finalement nos numéros, se promettant de se tenir au courant et de s'appeler si besoin. « Faisons comme cela ! » Je range mon téléphone dans ma poche et l'heure de fermer le bar arrive enfin.

Je lève les yeux au ciel, mais accepte quand même les deux billets. Je peux me mettre à la place de la jeune femme : elle est en difficulté financière et accepter de l'aide ne doit pas être facile, elle a surement l'impression que je lui fais la charité. Ce n'est pas le cas, loin de là. Pour moi, tout le monde traverse des difficultés à un moment ou à un autre, il faut juste se montrer clément à ce moment-là et les venir en aide. Et si un jour, la situation s'inverse, elle aura l'occasion de me rendre la pareille. La vie serait tellement plus facile et agréable si tout le monde agissait ainsi. Malheureusement, ce n'est pas le cas. La plupart du temps, chacun agit beaucoup trop égoïstement. « Ok ! Tu me diras ce que tu préfères ! Épicé, plus classique... » Je demanderai au chef de s'adapter. January réclame un petit indice pour la suite de notre soirée. « Hmm... C'est pas loin d'ici ! » J'esquisse un sourire malicieux, clairement, cet indice ne va pas aider January, j'en ai conscience, mais je me garde le petit effet de surprise.

Nous sortons toutes les deux du bar et je ferme la lourde devanture. A cette heure-ci, la ruelle est déserte. Il n'y a pas beaucoup de chemin à parcourir pour atteindre le petit restaurant mexicain où je voulais emmener January. Le chef nous accueille avec beaucoup de chaleur et d'enthousiasme. Il est ravi que nous venions et le repas se passe de manière agréable. Diego se montre particulièrement généreux au niveau de la nourriture et nous régale de quelques uns de ses mets favoris. Je suis parvenue à lui glisser que je ne voulais juste pas que nous ayons de l'alcool au repas, me doutant qu'ils nous offriraient une ou deux tournées de sa téquila habituelle, dont il est si fier. Nous sortons deux bonnes heures plus tard, le ventre plein.

« Prête pour la surprise ? » Je me tourne vers January, le regard pétillant. Nous marchons une quinzaine de minutes avant d'arriver devant un grand entrepôt. Je choisis volontairement d'entrer par l'arrière afin qu'elle ne voit pas la devanture. Tout est obscur à l'intérieur, et j'allume rapidement la pièce. January peut découvrir qu'elle est dans une grande piscine. « Je connais le propriétaire. Il m'a laissé les clés, je viens souvent ici. » En réalité, j'y ai fait quelques ménages et nous avons fini par sympathiser. «  Viens ! » Il y a tout un espace de détente : jacuzzi, bain massant... « On a tout l'endroit pour nous ! » Je me tourne vers elle, espérant lui faire une bonne surprise. C'est l'endroit idéal pour se détendre. « Habituellement, je vais juste à la piscine pour y faire quelques longueurs, mais ce soir, on peut profiter de l'espace détente... » Il y a même quelques maillots à disposition, je me doute que January ne porte pas le sien sur elle tout le temps.

January grimaça malgré elle, alors que Tasya la réprimandait doucement. « Bien sûr, c’est que… Enfin, tu dois faire face à ça tous les jours à ton travail, ça doit être très dur, je ne voudrais pas que tu en souffres davantage. » Elle avait le cœur sur la main et faire face à des patients très malades ne devait pas être simple pour elle. Mais, malgré les pensées tristes qui assaillaient January, et probablement malgré ce que Tasya devait affronter au quotidien, elle gardait une humeur rayonnante et parvenait toujours à alléger celle de January. « Désormais, tu t’appelleras comme ça, dans mon téléphone. » Ce ne serait même pas réellement éloigné de la réalité. Les saints n’étaient-ils pas tous des personnes ordinaires qui avaient accompli des exploits, de toute façon ? « Et pour l’auréole, ça peut s’arranger… » Jane lui sourit, bien plus sincèrement, faisant allusion à ses créations de costumes de théâtre mais aussi de vêtements.

« Je n’aurai jamais les mots pour te remercier assez. Pour ça, et… pour tout. J’ai une chance inestimable de t’avoir rencontré. » Comme souvent, la jeune artiste était gouvernée par ses émotions, et la reconnaissance, la gratitude, l’affection sincère qu’elle ressentait pour Tasya perlait à ses yeux, les rendant brillant, bien que les larmes ne coulent pas. « Je vais finir par croire que tu veux me rendre accroc… Ou me prendre comme cobaye, pour en créer de nouveaux ! » Si elle avait commencé sa phrase sur un ton léger, elle se fit soudain plus sérieuse. « Mais si… Si tu le veux, je peux ! Ce n’est pas un problème ! » Et elle commençait peut-être déjà, assise face à Tasya, suivant des yeux malgré elle les verres d’alcool qu’elle servait à d’autres gens, agrippant le comptoir fortement jusqu’à ce que ses mains en blanchissent, alors qu’elle buvait deux ou trois boissons de plus concoctées par la barmaid.

Le temps lui semblait passer atrocement lentement, et même si c’était de sa faute si elle se trouvait là, January accueillit avec soulagement la fin du service. Elle esquissa malgré tout un sourire désolé alors qu’elle insistait pour que Tasya prenne son argent. Elles avaient peut-être tout pour devenir amie, mais Tasya ne lui avait pas demandé d’être là ce soir et January refusait de ne pas payer les boissons qu’elle avait consommées. Elle poussa un soupir de soulagement bien audible alors qu’elles s’éloignaient des tentations divines mais Ô combien néfastes pour l’alcoolique en rémission qu’elle était, avant de regarder Tasya avec un sourire de défi. « J’ai toujours vécu en Louisiane, je n’ai pas peur d’un plat épicé ! » Après tout, les cuisiniers édulcoraient souvent leurs recettes pour les touristes venus des autres États, dont le palais n’était pas habitué à la cuisine cajun. « Mais rien n’est loin à Shreveport ! » Elle fit mine de réfléchir. « Mais je ne te croirais pas si tu me disais qu’on allait faire du ski ! » Parce que c’était tout bonnement impossible.

Débordant de curiosité, elle remercia chaleureusement le chef, puis Tasya, du repas exquis qu’elle avait mangé, bien qu’elle n’ait que grignoté. Des années de privation, qui continuaient pour que Zelda ne manque de rien, faisait que Jane avait un appétit d’oiseau et se rendait malade si elle mangeait trop. Mais elle était repartie avec de quoi manger pour au moins une semaine, avec les repas qu’elle sautait pour que Zelda puisse manger, et la difficulté à se nourrir de l’adolescente malade, les larmes menaçant d’inonder son visage çà nouveau, touchée par la bonté de l’homme qui ne la connaissait pas. Ne résistant pas, elle le serra dans ses bras, puis Tasya. « Merci, sainte Tasya. » Un murmure à son oreille avant de la relâcher.

« Tu vas encore me faire attendre, alors que la curiosité menace de me dévorer ?! » Si elle avait fini par oublier, un peu, l’endroit mystérieux où Tasya voulait l’amener pendant le repas, c’était désormais impossible alors qu’elles étaient si proches. Suivant son ange gardien, car c’était bien ce qu’elle était, elle regarda les lieux bouche bée puis la jeune femme, incapable de dire un son pour le moment. « C’est… Waow. Mais.. Euh, je n’ai pas prévu… » Ses joues rosirent légèrement. « Et je n’ai pas de soutien-gorge. » Plate comme elle était, elle n’en avait pas vraiment besoin. Et si elle n’était pas pudique, elle ne voulait pas embarrasser sa nouvelle amie. « Tu es vraiment une belle personne, pour avoir autant d’amis. » Elle ne disait pas ça sur un ton envieux, bien au contraire, Tasya le méritait.

Je secoue la tête doucement : « C'est différent, le travail c'est le travail. Là, je te propose mon aide, en tant qu'amie. Je n'en souffrirais pas. » J'esquisse un sourire, honnête. Il faut qu'elle accepte de l'aide, qu'elle accepte qu'on lui tende la main sans rien attendre en retour. Le monde dans lequel on vit est rempli de chacals, de personnes sans état d'âme, mais je suis certaine qu'avec un peu de bienveillance, de petites attentions et de solidarité, on peut rendre le monde meilleur à notre échelle. Une petit rire me secoue quand January affirme que je m’appellerais désormais Sainte Tasya dans son téléphone, et je joins les deux mains pour mimer un acte religieux. Je n'ai aucunement la prétention d'être une sainte, comme tout le monde, j'ai des côtés obscures de mon passé qui peuvent ressurgir à tout moment et affecter définitivement cet vision pure que peut avoir January.

Je serre doucement la main de January : « La chance est partagée » J'apprécie sincèrement la jeune femme et j'espère qu'elle s'en sortira : de son addiction à l'alcool, des soucis médicaux qu'a sa jeune sœur... Elle porte des charges beaucoup trop lourdes pour ses frêles épaules. Je lui glisse un clin d'oeil quand January plaisante en disant que je veux la rendre accroc à mes cocktails. Un petit pincement de culpabilité se fait ressentir dans ma poitrine. Mes boissons n'ont rien d'anodines. Si les ingrédients majoritaires sont simples : des jus de fruits, du sucre, des herbes, je rajoute toujours quelque chose pour les rendre uniques. Le plus souvent, ce sont des filtres que je concocte chez moi et personne ne le sait. « Et bien oui, tu peux être mon cobaye pour mes cocktails ! » Je n'en ai pas besoin, mais si cela permet à January de se sentir plus légitime à goûter gratuitement mes boissons, alors elle deviendra son cobaye !

Le soupir de soulagement que laisse échapper la jeune femme ne m'échappe pas et je culpabilise un peu de l'avoir presque obligée de rester toute la soirée ici, dans le bar, où visiblement les tentations sont fortes pour elle. Je laisse éclater un petit rire quand elle affirme qu'elle ne me croira pas si je lui dis qu'on part au ski : « Promis, ce n'est pas cette destination ! Je n'ai pas ce pouvoir-là ! » Je ne me rends même pas compte que cette phrase peut largement être interprétée d'une mauvaise manière. Je passe à autre chose, sans me rendre compte de ma bévue. Nous ressortons du restaurant et tandis que January me remercie en me serrant dans mes bras, je secoue la tête : « J'ai passé un très bon moment, ne me remercie pas... » J'en profite également pour glisser dans son sac une boîte avec le reste de son repas. « Le chef n'aime pas le gaspillage » Que je justifie, mais mon petit doigt me souffle que ce surplus de nourriture pourrait lui être utile dans les jours à venir. January ne semble clairement pas manger à sa faim.

J'avais prévu le coup pour le maillot de bain, je m'avance vers l'accueil et en sort un, d'un des tiroirs. A vu d’œil, ce doit être sa taille. Je secoue ensuite la tête, amusée : « Ce n'est pas un ami à proprement parlé, j'ai fait quelques ménages ici et on a un peu sympathisé. » C'est pratique au moins. Nous nous séparons pour se changer et quand je reviens, munie de mon maillot, je demande directement à January. « Par quoi veux-tu commencer ? Le jacuzzy ? La piscine ? Il y a bien un espace de massage, mais je crains qu'il n'y ait aucun masseur de disponible et je suis une piètre masseuse... » J'ai un petit rire. « Profites-en, c'est ta soirée ! » Elle le mérite bien et sa joie, même éphémère fait plaisir à voir et me réchauffe le cœur.